dimanche 3 avril 2022

Accueil > Voir, Lire & écrire > Lire & écrire > Les chaudes chambres

Les chaudes chambres

(Iluya Moromets, J. Done)

, Joël Roussiez

Comme souvent dans les courtes proses de Joël Roussiez, on assiste à la naissance d’un monde.

Elle ouvrit les yeux, ces lacs sans fond ; elle rassembla ses sourcils, ces forêts rêveuses, et se levant de la couche où elle dormit dix ans, elle se mit sur ses jambes, ces colonnes de marbre. Le jour était levé depuis peu, la lumière parmi les branches jouait encore avec la nuit. Un oiseau bleu s’envola, un chevreuil détala lorsque dressant son buste, elle offrit sa beauté aux lieux. Sa beauté, c’est viol, un millier de flèches s’y perdent. C’était un jour radieux lorsqu’elle partit de sa couche de dix ans. Elle prit un chemin latin, vers l’ouest donc elle avança. La mer tirait ses côtes, ces arcades d’écume, elle était happée par le désir, un bain appelait au loin : viens, viens dans les eaux profondes détendre ton corps endormi !

Mais en cours de chemin, l’impatience bout dans ses reins, ce sont plaines de blés blonds qui bordent les montagnes. Dans ses yeux, ces lacs profonds, brillent des lames d’argent et son visage, c’est paysage de neige, se teinte du rouge du sang. Il couve dans ses veines, ce sont fleuves et rivières, un feu ardent et le pas qu’elle presse ne calme pas l’ardeur de sa faim. Où sont les vagues prodigues et la houle puissante ? Son impatience bout du désir de la mer. Et c’est comme si la mer reculait. Ah, malheur, je sens dans la poitrine la douleur de l’attente ; laissez-moi venir à vous, je viens !

Et puis soudain elle s’assoit, lasses sont ses humeurs, ses bras, ces arbres gigantesques, tombent et ses mains piochent la terre qu’elle porte à sa bouche et engloutit ; une poignée, c’est une colline. Ah, elle souffre la géante Omoussa et dans sa poitrine de grands bonds, ces troupeaux de chevaux, cognent contre la cage de son poitrail. « Mer, toi qui attend, adoucit le murmure de tes vagues, ne fais pas ta voix rauque, je viens ! » chante la géante Omoussa que le désir prend encore ; elle se lève, secoue ses bras nerveux, ce sont lierres noueux, elle passe sur son visage sa main droite mouillée de la rosée des prés, et court, se presse sur la plaine sans contour. Voici alors la mer qui court au devant d’elle et toutes deux s’étreignent… Ah, je t’ai tant attendue, l’une l’autre elles s’engloutissent : j’ouvre ton ventre, j’écarte bras et jambes, voici les chaudes chambres, ivresses des contours et joies des houles…

Edouard Manet — Branche de pivoine blanche et sécateur

Dans la salle des statues (J. Done, Tadao Sawai)

Le grand sage de Bator chante tantôt de sa voix grave, tantôt de celle plus fine et plus haute, il souligne ainsi les contrastes et surtout prend son temps. Le son vient des profondeurs de son ventre et de celles des anciens qui habitent avec lui, suivant ce qu’on en dit dans la ville de Konia alors que le temple est vide depuis longtemps. On se souvient qu’il fut un temps où le sage y chantait chaque jour, on s’en souvient si bien qu’on entend encore sa voix quand on traverse la salle des statues… Écoute, que raconte-t-il ? Deux amants du village de Nem, deux amants s’aimaient depuis l’enfance qui est fleur de pivoine et fruit de grenade. Séparer les enfants aurait été un crime et c’est ce qui arriva. Le père était bûcheron mais où chercher du bois ? Le père était tisserand mais où trouver le lin ? Les pères doivent suivre leur destin aussi et celui-ci peut être le tien. Qu’y faire ? Les deux familles, familles de lait et de biscuit, durent se séparer. L’orange saigne quand on la coupe ; ainsi saignèrent les amants du village de Nem… Et alors la voix grave et alors la voix aigüe s’opposaient, dramatisant à souhait l’histoire pathétique… Petite fille, tu pleures en écoutant la fin tragique des amants mais en même temps tu rêves d’un amour si complet qu’il te ferait souffrir. Ne crois pas que l’exaltation des joies soit sans peine. Tu pleures, crois-tu, au désarroi des fins cependant il te faudra d’abord gémir sous la douleur des désirs qui t’occupent. Viens, viens contre mon épaule ! Écoute, c’est une histoire ancienne, le sage la chantait aux enfants pour calmer la broussaille de leurs inclinaisons. Aujourd’hui, il est mort depuis longtemps et le temple est vide de sa voix. Petite fille, tu l’entends, tu t’agites et mon épaule ne calme pas les émois qui palpitent sous ta chair ingénue.

Frontispice : Gustave Courbet — Vague