lundi 26 février 2018

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L’envers et le souvenir

Katayoun Karami, photographe iranienne.

, Jean-Louis Poitevin

La photographie iranienne continue de venir jusqu’à nous. C’est le travail de Katayoun Karami que nous présentons, une femme dont le travail résonne avec l’actualité puisque c’est autour du port du foulard que se plie ce travail à l’inventivité efficace et poétique. Cette présentation se fait grâce à une proposition de Anahita Ghabaian, directrice de la Silk Road Gallery (Téhéran) avec qui l’on a en vue une exploration systématique de cette scène pour nous inconnue.

L’autre côté

Katayoun Karami vient à nous avec un ensemble d’images intitulé « the other side », « l’autre côté ». Cette expression qui traverse les cultures, ne cesse de réveiller en chacun le souvenir d’un pan de monde dans lequel nul ne peut en effet se souvenir être allé, sauf à partir du moment où ce souvenir s’installe, évidence brûlante, devant nous, et embrase l’horizon. Il se peut aussi que cette manifestation de l’autre côté soit plus discrète, plus ténue, plus silencieuse. L’effet n’en est pas moins puissant. Quelque chose qui n’a pas été s’offre et s’impose comme une chose dont on ne peut plus dire qu’elle n’a pas été.

C’est bien de l’autre côté que provient cette « information » et ce qui surprend, c’est tout autant ce qui se manifeste, que le fait que cela prouve qu’il existe bien pour chacun de nous un autre côté. Et ce n’est pas ce que l’on a appelé par facilité l’inconscient qui fait retour, ici, non c’est le souvenir d’un futur que l’on n’a pas vu arriver, la trace d’un oubli que l’on a pas enregistré, la forme d’une angoisse et d’un bonheur qu’on n’a pas dessinée et dans laquelle on découvre pourtant qu’on a fait son nid.

Le souvenir est la maison des humains, leur seule véritable maison et elle se met à resplendir de douleur, cette maison, lorsque, sur les murs, vient se prendre, reflet dans un ciel d’or, une image de soi qu’on n’avait jamais vue.

« Far gone are the years when lullabies caressed my hair and the summer breeze could call it home. And suddenly everything went dark… and now the only brightness is the reflection of my own gray hair. »

Katayoun Karami ne fait pas semblant de découvrir ses cheveux. Ils viennent à elle, d’un coup, souvenir d’un oubli puisqu’ils étaient à la fois là, toujours, et absentés, en permanence. Cet écart est le gouffre d’où naît le vent de la nostalgie et la nostalgie est le nom de l’oubli de ce que l’on savait et dont on n’a pas su ou pu tenir compte, de ce que l’on a oublié tout en sachant qu’on l’oubliait et sans avoir pu empêcher ce souvenir de s’éteindre.

Doubles

Et le voilà qui resurgit, immensité de cendre tournoyant dans l’âtre quand un peu du vent du dehors passe par la cheminée. La cheminée, c’est le corps, la cheminée, c’est la vie, la cheminée, ce sont les cheveux et le souvenir brûlant, c’est ce qui reste quand tout revient de ce qui a été occulté. La cendre est à la fois froide et brûlante, on voudrait s’en couvrir pour vérifier qu’elle existe et on ne peut que la regarder et la garder à distance, pour ne pas être étouffé par les regrets.

En photographiant ses cheveux devenus gris sans qu’ils aient pu finalement voir le soleil durant toute sa vie, en le retrouvant donc comme un souvenir oublié, elle nous entraîne au-delà du souvenir, dans le monde du double dont l’image photographique se révèle être un merveilleux ambassadeur.

« In Islam, when a girl reaches the age of nine, she has to cover her hair. Thirty-one years onwards, when turning 40, I witnessed in sorrow my hair had started to gray without ever having had the chance to be touched by the sun. This series of double sided self portraits portray a dual image of this moment of my life ; the front image through a veiling of the back of the female’s hair, coupled with a fading of the black color saturation. The reverse image, reflecting that what is always unseen and forgotten, through a cover of handmade black and white silver gelatin emulsion, rendering the exposed female hair as limp, wasted and useless. »

Car toujours nous sommes deux, traversés et striés, fendus par la hache de l’oubli. Ce que nous savons, que cela soit volontairement ou involontairement, porte la trace de ce que nous ignorons et ce que nous ignorons n’est pas quelque chose, mais la raison pour laquelle nous sommes deux, la raison pour laquelle tout en nous se donne sur le mode d’un monde biface tout vibre entre deux pôles qui ne cessent de communiquer entre eux et ne se rencontrent pourtant jamais.

Les photographies de Katayoun Karami déclinent cette langue du double d’une manière à la fois nostalgique et douloureuse, sensuelle et retenue, triste et pourtant emplie d’une joie sourde, celle qui sonne dans le crâne quand un éclair de compréhension emporte tout jusqu’à l’extase. L’extase nous est promise par le flou et le gris, par le visage qui prend la forme d’un souvenir plus que d’une présence et les cheveux qui s’imposent comme un aveu plus que comme un cri. Car c’est cela que nous sommes, un brouillage dans le circuit général des transmissions, un moment de flou dans la netteté rêvée du vrai, une torsade qui emporte un visage invisible dans un devenir nuit.

Quand nous voyons, quand nous espérons nous rencontrer dans le miroir, nous ne nous voyons pas autrement que comme un fragment de songe, et quand soudain quelque chose nous est en même temps offert et retiré, une chevelure oubliée et un visage tourné de l’autre côté, alors nous voyons que ce que l’on nomme le visible est traversé aussi par la lame de la hache du double, hanté par le souvenir sans nom de l’autre côté. Et c’est cela que nous racontent ces images de Katayoun Karami, l’explosion du poids du monde en fragments indécis d’une démesure incomprise.