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Jonas ou l’extinction de l’attente
Roman post-biblique
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Avec la parution en librairie le 12 Janvier de Jonas ou l’extinction de l’attente aux éditions Tinbad, Jean-Louis Poitevin adapte pour notre temps « la parabole des paraboles » selon Henri Meschonnic : l’histoire du messager Jonas, le dernier des Prophètes de la Bible. Mossoul remplace l’ancienne Ninive, ainsi le raccord est parfait, même si une myriade de questions nous assaille. Jonas est-il devenu un trafiquant ? un passeur de migrants ? d’armes ? un sauveur ? Sera-t-il lui aussi rejeté sur la plage par le gros poisson (une baleine) ? « Jonas est un homme qui nous ressemble et son interrogation nous plonge au cœur du mystère de la parole, de la parole reçue comme de celle qu’il nous faut transmettre, mystère auquel nous avons à faire à chaque instant de notre vie »
Pourquoi écrire un « Jonas » aujourd’hui ?
Au commencement, il y a eu la rencontre avec Patrick Haggiag autour de la pièce de théâtre de Robert Musil Les exaltés, qu’il a mise en scène, projet auquel j’ai œuvré en tant que dramaturge. C’était au théâtre de Gennevilliers en 1996-97. Puis il y a eu le projet de mettre en scène le texte biblique « Jona » dans la traduction d’Henri Meschonnic.
Prenant en compte le caractère essentiel du rythme, cette traduction nous fait ressentir toute la richesse d’évocation d’une parole vivante. L’oralité qui porte ce texte nous permet d’entendre la voix intime et profonde d’un homme incapable de croire qu’une parole dont il doit être le messager puisse être une voix salvatrice, la voix du bonheur. C’est pourquoi Jonas est une parabole universelle, la parabole des paraboles, écrit même à son sujet Henri Meschonnic.
L’histoire de Jonas occupe dans notre imaginaire une place importante. On y dit comment un homme qui craint d’être porteur d’une parole de mort essaye d’échapper à sa mission mais se retrouve confronté à son destin.
Ce texte est plus qu’une histoire, c’est un conte. Jonas, croyant pouvoir échapper à l’ordre que Dieu lui a transmis d’être un de ses messagers auprès des habitants de Ninive, prend la mer dans la direction opposée. Il est jeté à l’eau par des marins convaincus qu’il est la cause de la tempête qui menace leur bateau. Puis il est avalé par un grand poisson et survit dans son ventre avant d’être rejeté sur une plage. Alors, il comprend qu’il ne peut échapper à sa mission et se rend dans la ville de Ninive afin d’annoncer aux habitants…
Mais Jonas ne peut y croire : le message dont il est porteur n’est pas une parole de mort mais de vie ! En effet, les habitants entendent l’injonction divine et se soumettent à elle. Déboussolé par la découverte du fait que son Dieu peut aussi pardonner, Jonas ne sait plus s’il doit croire l’idée qu’il se faisait de la puissance du Dieu colérique et vengeur qu’il sert ou le Dieu de pardon qu’il découvre. Jonas est un homme qui nous ressemble et son interrogation nous plonge au cœur du mystère de la parole, de la parole reçue comme de celle qu’il nous faut transmettre, mystère auquel nous avons à faire à chaque instant de notre vie.
Pour accompagner ce projet intitulé Vers Jona, présenté au Théâtre 13 en 1998, j’ai écrit quelques pages qui ont pris la forme de ce « Journal de Jona » publié ici. Ce sont les prémices de ce qui, dix ans plus tard, allait devenir le roman Jonas ou l’extinction de l’attente [1].
Je ne sais dire « pourquoi » je suis resté attaché à cette figure à travers toutes ces années. Je sais seulement que ce texte qui, selon Meschonnic, est peut-être le dernier à avoir été joint au corpus de l’Ancien testament, nous embarque dans une aventure dont nous ne sommes pas sortis et qui peut se résumer à ce dilemme : Jonas est-il le dernier homme capable d’entendre la voix de Dieu, même si c’est pour la vivre sur le mode du doute, ou est-il le premier homme capable de s’opposer à la toute puissance divine au risque de devoir être abandonné seul au bord du désert, soumis à la vengeance de celui qu’il a pourtant servi, et de se passer de cette voix pour continuer à vivre ?
C’est pour explorer cet ébranlement de la psyché humaine par la voix que j’ai fini par tenter de revivre plume à la main le parcours d’un Jonas appelé à délivrer aujourd’hui son message dans la ville de Mossoul sise sur les ruines de la grande Ninive.
Extraits
1. Porteur de missive, un métier rare. J’achemine des contrats en bonne et due forme à faire signer par une seule personne. Ce paraphe est l’unique garantie que la livraison sera bien effectuée. Ce que l’on échange, en grande quantité ? Des marchandises interdites : armes, femmes, drogues. S’il m’arrive quelque chose, représailles immédiates. Je double les échanges postaux et électroniques. En fait, c’est tout le contraire. Les échanges épistolaires sont les doublons. Je suis la garantie. Paradoxe irrécusable, mais sur les champs de bataille de la guerre généralisée, on n’aime pas les gestes incontrôlés. Le chaos acceptable n’est que celui du jeu qui a lieu avant, ou après, une fois les armes livrées. Le respect des procédures est un impératif catégorique. Toute interruption dans la livraison serait dommageable à trop de gens. La mort, nous ne sommes chargés de la préparer que pour les autres, même si dans le jeu de la guerre, ensuite, nous sommes tous, moi compris, crédités du signe moins.
* * *
5. Je suis parti dans la mauvaise direction. Je suis parti pour ne pas y aller. Je n’aime pas qu’on se moque de moi. Un nom indique toujours un endroit qui doit se trouver à la fois sur la carte et sur la route. J’ai dissocié les deux. En fait, ils n’ont jamais été en moi autrement que dissociés. Ça ne m’empêche pas d’arriver toujours au but. J’ai une réputation à tenir. J’ai jeté quelques affaires dans un sac. Facile, je n’en ai qu’un. Je suis allé au port comme je le fais d’habitude. Quelle que soit la mission, j’applique le même protocole. Un commanditaire est un commanditaire. J’entends l’ordre et je l’exécute. « Pars par le premier bateau ». C’est ce que j’ai fait. Je n’ai pas demandé la destination au recruteur. Je n’ai donc pas triché. J’ai pris le premier bateau qui me convenait. La Caravelle, Orion IV, le Trampsteamer, j’avais le choix. Il est parti vers l’Ouest. Je devais aller vers l’Est. Un nom percute l’esprit, précipite la décision. L’ordre est accompli en même temps qu’oublié.
14. J’aime les voyages. Solitude totale et compagnie inter- mittente. Aucune obligation. Palabres qui ourlent le silence. Le silence ? Je laisse s’écouler les bruits du passé à travers le filtre du crâne. Rêverie sans catatonie. Juste une seconde nature, comme vivre sur un tapis volant ou un véhicule non identifié parcourant l’espace en tous sens. Et puis le but. L’adresse au bas du contrat. Y aller. Frapper à la porte. Obtenir la signature. Et rentrer. Vite. Le retour détermine la livraison. Dans le port, un bistrot, pas trop sale. Odeur d’huile brûlée mêlée de fuel. Je me rencogne dans un coin. J’attends l’heure de l’embarquement. Elle me regarde. Je la regarde. Clignotement de l’acceptation sous l’auvent des paupières. Sa main me frôle. Mon sac qu’elle déplace. Son pied qui s’avance. Ses lèvres qui voudraient parler. Pas aujourd’hui. Un autre verre. Revenir ? Je ne sais pas ce que cela veut dire. La brutalité de l’instant est si grande. Je m’y consacre sans limite. Le plus difficile, c’est de le traverser. Fonction du voyage. Insensibilité du trait dessiné sur la page. Paraphe nécessaire, vital et vain.
* * *
90. Les parois se contractent, se dilatent, mouvement asymétrique du cœur de ce temps impossible, celui d’une vie sans mort et d’une mort dans la vie. L’eau monte. Les algues deviennent mes cheveux. Mes mains dansent dans ce bassin de nuit pure, de nuit profonde, de nuit tant espérée. Il faudrait ne rien espérer. Il faudrait ne rien vouloir. Il faudrait accepter que la nuit soit partout, sur la peau, dans la bouche, sur les cheveux, dans les yeux, sous le crâne, au bout des doigts, dans le crachat du souffle. Le battement de la paroi s’accélère, la respiration se fait hale- tante, les secousses se font brusques, comme s’il s’agissait d’un orgasme cosmique. La montée de l’eau est si brusque qu’il ne reste plus que la vidange comme un lâcher d’organes pour faire le ventre devenir porte. Et tout s’écoule, se vomit, se crache, s’expectore, et être dans ce tout. Soudain, malgré l’épuisement et la peur, avant de sombrer, entrevoir, éclair vital zébrant la porte du ciel, le rayon d’un soleil et le sable doré, et s’enrouler autour du vide de la grotte abolie.
104. Je vais faire en sorte qu’il m’oublie un peu. Je ne vais plus le harceler. Quelques signaux au bon moment pour ne pas qu’il se perde en route. Pour le reste, enregistrement intégral du voyage. Au cas où il viendrait à me faire des reproches ou tenter à nouveau de me fuir. Il m’intrigue beaucoup et je crois que j’ai eu tort de négliger ses récriminations. Pas l’habitude de ne pas être obéi. Pas qu’il n’obéisse pas, il se défile. Comme s’il ne savait pas qu’il ne sert à rien de vouloir m’échapper. Il a eu assez de prédécesseurs et il connaît l’histoire de presque tous. A eu la même formation. Celle qui s’adresse aux messagers d’affaires délicates mais néanmoins courantes, comme c’était le cas jusqu’ici pour lui. Je vais le laisser se reposer encore un peu dans cette taverne. La femme, une bonne manière de les amadouer ces esprits rebelles. Une nuit de plaisir et il n’y paraîtra plus. Je ferai en sorte qu’elle lui devienne indifférente dès le matin. Allons, en route !
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187. Entrer, entrer dans la ville, avancer sans savoir, se plier à cette injonction et avoir peur, pas de mourir, pas de faillir, d’entrer à nouveau dans une antre de pierre. Sa mission, il comprend soudain ce qu’elle implique : inséminer la ville d’un virus verbal implacable. Inséminer. Il se dit que oui, faire naître c’est sa mission. Naître, renaître, faire s’éveiller, conduire des hommes à se rêver changés et accueillis enfin dans l’éternel matin ! Une voix lointaine le lui susurre. Non, ça n’est pas possible, ça n’est pas, ça ne peut pas être, c’est absolument vain. Une autre voix en lui dit : ça je ne le veux pas, je ne peux pas le vouloir. Et pourtant il avance. Ce qu’il doit faire ? Que ceux qui le frôlent, le touchent, le heurtent, ceux qui lui imposent leur présence quand il voudrait tant être seul, eux qu’il doit parvenir à atteindre, se voient soudain comme des ombres et se mettent à éprouver ce qui vibre en eux comme un écho des tremblements de ce qui tangue dans l’immensité du ciel.
252. Tu vois, ils ont changé. Sa voix résonne en lui, affirmative, brutale. Ils l’ont fait ! Il ne lui vient même pas à l’idée de répondre que c’est lui, lui qui a été envoyé en mission, lui qui a risqué sa vie, lui qui a trouvé l’endroit et le moment. Il sait que c’est son commanditaire qui l’a inspiré même s’il ne saurait dire avec précision un seul moment où il a senti sa présence tout au long de la route ni quand il lui a parlé. Il entend sa fierté, il rumine sa gloire. Sa gorge est râpeuse. Il ne peut que se taire et continuer de marcher, seul, dans cette ville qu’il a transformée pour lui en une marée humaine de fantômes grisâtres dévoués désormais à sa cause. Sa voix en lui, voix d’un autre jour présageant sa réussite, disait : ils vont changer, je le sais. C’est moi qui les ai faits, instables, versatiles, irréfléchis, faibles, craintifs, obéissants, soumis. À part lui, sans qu’il sache, il ajoute : aussi aptes à choisir qu’un interrupteur. N’entendent que le dernier clic !
Notes
[1] Livre à paraître en janvier 2021 dans la coll. « Tinbad-roman ».
À paraître aux Éditions Tinbad dans la collection « Tinbad-roman »
127, boulevard Raspail - 75006 PARIS
tél. : 06.64.97.68.82
contact : editions.tinbad@gmail.com
https://www.editionstinbad.com
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Également : Cahiers de Tinbad N° 10
https://www.pollen-difpop.com/A-92952-les-cahiers-de-tinbad-n-10.aspx#.X9pgWy2ZM1I