LaRevue - Arts, cultures et sociétés


LaRevue n°114-


Éditorial

« La littérature a des caractéristiques qui permettent de vivre l’élément public sans contrainte et sans soumission. La littérature refuse et perturbe la consommation passive ou contrôlée du spectacle conçu pour nationaliser l’identité afin de nous vendre des produits. La littérature nous permet — non, exige de nous — l’expérience de nous-mêmes comme personnes multidimensionnelles. Et ce faisant, elle est bien plus nécessaire que jamais. En tant qu’art elle traite des conséquences humaines des autres disciplines : Histoire, droit, sciences, économie, études du secteur du travail, médecine. En tant que récit, sa forme est la principale méthode par laquelle on s’approprie et traduit les connaissances. En tant qu’appréhension simultanée du caractère humain dans le temps, dans son contexte, dans l’espace, dans le langage expressif et métaphorique, elle structure l’influence déroutante d’un excès de réalités : accrues, virtuelles, méga, hyper, cyber, contingentes, poreuses, nostalgiques. Enfin, elle peut projeter un avenir apaisé. »
Toni Morrison (La source de l’amour propre, Christian Bourgois éditeur)

Avec ce premier numéro de l’année 2021, TK-21 LaRevue  poursuit son inlassable travail de défrichage tant dans le champ des pratiques artistiques, littérature, peinture et photographie en particulier, ainsi que des questions théoriques relatives aux images, que dans le champ des enjeux sociétaux qui agitent notre monde prisonnier de ses peurs et de ses soumissions.

Littératures

TK-21 LaRevue  montrant ainsi une nouvelle fois son engagement auprès de plusieurs pratiques artistiques, met en avant en cette fin d’année les livres et la production littéraire dont elle est à la fois le support et la vitrine.

Avec la parution en librairie le 12 Janvier de Jonas ou l’extinction de l’attente aux éditions Tinbad, Jean-Louis Poitevin adapte pour notre temps « la parabole des paraboles » selon Henri Meschonnic : l’histoire du messager Jonas, le dernier des Prophètes de la Bible. Mossoul remplace l’ancienne Ninive, ainsi le raccord est parfait, même si une myriade de questions nous assaille. Jonas est-il devenu un trafiquant ? un passeur de migrants ? d’armes ? un sauveur ? Sera-t-il lui aussi rejeté sur la plage par le gros poisson (une baleine) ? « Jonas est un homme qui nous ressemble et son interrogation nous plonge au cœur du mystère de la parole, de la parole reçue comme de celle qu’il nous faut transmettre, mystère auquel nous avons à faire à chaque instant de notre vie ».

Nous publions ici la seconde partie de la réflexion et de la lecture de l’œuvre de Robert Musil que nous propose Joël Roussiez. Il remarque en particulier que « le sens du récit plutôt que de se rapporter uniquement aux actions ou aux idées, se porte sur ces tournures dont l’obscurité, voire l’impertinence se rapproche du poétique ». Cette plongée au cœur de la « machine romanesque musilienne » ouvre des pistes singulières.

Alain Coelho touche presque au terme de son aventure romanesque en publiant, Dans la maison se vidant, l’avant-dernier chapitre de son roman publié intégralement par TK-21 LaRevue,  Images d’aurore. Avec lui nous voyons se défaire le monde dans lequel l’enfance tunisienne s’écoula. « Il régnait avec la jeune fille dans la maison, et tout autour dehors sur la base militaire d’Al-Aouina, la douceur pour moi d’une longue journée d’été. La maison, presque vidée, semblait ne plus offrir que la forme native des abris et des jeux. »

Artistes pratiquant la performance, le duo Hantu (Weber+Delsaux) nous livre aujourd’hui une fiction qui nous plonge la tête la première dans nos dénis, nos angoisses, en nous confrontant à ces lointains devenus si proches que nos rêves, fatigués, se muent en angoisse et l’angoisse en une plus grande fatigue encore. Ici, nous disent-ils, « L’humanité toucha le fond de son histoire... »

Avec Nom de code / Lieu codé, Marie Barbuscia et Noam Assayag composent une fresque analytique et poétique « explorant le lien entre techniques et société sous le prisme d’une anthropologie générale, permettant de penser l’espace comme étant une manifestation connotée du politique. » Entre J.F. Lyotard et K., entre les immatériaux et l’indicible de la loi, en croisant le fer avec La Boétie et Perec et bien d’autres, ils nous entraînent dans un voyage dystopique au cœur de ces lieux que nous ne voulons guère voir. Mais mieux encore, ils analysent cette réalité à la fois si présente dans nos vies et si obscurément enfouie dans les boîtes noires de nos ordinateurs « dont les codes intériorisés se sont conformés dans les murs réels ou computationnels afin de ne jamais perdre de données et d’immatriculer les individus. » Alors nous comprenons, peut-être enfin, combien nous sommes prisonniers de notre indifférence coupable.

Images, encore et encore

Jean-Francis Fernandes s’inscrit dans l’histoire de la photographie française à la fois comme un outsider et comme un maître. Outsider, car connu sans atteindre le seuil de reconnaissance qu’il mérite et maître parce qu’il ne cesse d’affûter son regard et de devenir toujours plus photographe. Il nous livre aujourd’hui de nouvelles images de ces enfants exceptionnels qu’il photographia dans les années 70 et qu’accompagne un court texte de Jean-Louis Poitevin. Une fois de plus, ici, nous faisons face à la fois au mystère de l’existence et à la beauté dérangeante de l’exception lorsqu’elle explose dans l’image.

Jean-Louis Poitevin poursuit ici sa réflexion sur les images aujourd’hui, leurs significations, leur présence dans nos vies. L’enjeu est, à travers l’histoire, de tenter de suivre les différents aspects qu’ont pu prendre les images afin de mieux comprendre ce qu’il en est de notre situation actuelle. Cette Logiconochronie - LIII évoque en particulier les manières selon lesquelles « l’image pense ». Mais ce sont surtout les relations entre image et voix, entre image et conscience et enfin entre image et texte qui sont l’objet de ce chapitre.

Dans ce dernier volet consacré au travail de Lynne Cohen, nous découvrons qu’elle se révèle être une brillante analyste de la situation de l’art au XXe siècle, analyse qui lui sert de socle pour développer son œuvre et qui nous est rendue accessible ici par des « cartes postales » qu’elle a collectionnées et qui sont relatives à des artistes comme Atget, Duchamp ou Artschwager.

Laetitia Bischoff nous permet aujourd’hui de découvrir le travail de Nanohiro Ninomiya, photographe japonais vivant en France, qui est présenté à la galerie Metamorphik, à Lyon. Grâce à son écriture toujours aussi incisive, elle rend compte de ce travail qui enjambe la photographie pour rejoindre la peinture. Car il s’agit, ici, de « calibrer notre jointure au monde, à son flot rugissant, se poser et choisir. Un clic d’appareil photographique se vit avec une éthique de la saisie. La photographie est alors un art du tranché métallique, le parcours d’une caresse froide bien plus détaillée, bien plus consciente de chaque millimètre de son doigté qu’elle n’est embrasée. »

Pour ce numéro dans la suite de notre collaboration avec la revue Corridor Elephant, nous présentons le travail de Marine Tillé qui « rassemble et défait le monde en des précis de décomposition. La chaîne visuelle est obtenue par une atomisation de lieux habités parfois d’ombres passagères au milieu de “ruines”. » Une inquiétante beauté se dégage souvent de ces images.

Veronica Barbato, artiste italienne particulièrement inventive est présente pour la première fois dans TK-21 LaRevue . Avec cet ensemble intitulé Tua sorella (you sister) elle met en scène « a photographic exhibition in continuous movement “on the road”. In the photos I insert bright colors to represent hallucinations, phrases taken from his secret diaries, glitter describe the false illusion of drugs, mixing the past and the present. » et elle nous replonge dans le délire « in the early 1980s, when the movements were always reflected in the trio : reflux, armed struggle and heroin. The three elements that characterized that tragic period. Telling an increasingly widespread topic, social unrest, rebellion, drugs and freedom. This story is my sister’s. »

« Rien n’était trop insignifiant pour échapper à mon attention. Si j’allais me promener — et je cherchais constamment des excuses pour me promener, pour explorer, comme je disais — c’était avec le propos délibéré de me transformer en un œil énorme », écrit Henry Miller, dans Plexus, en 1952. C’est sous le patronage du grand écrivain américain qui fut aussi l’une des grande figures de la vie parisienne à cette époque que Yannick Vigouroux a choisi d’inscrire ses nouvelles images. Si le titre de la série Fascination Street est emprunté à une chanson de The Cure, son groupe de cold-wave favori, c’est au smartphone qu’il poursuit désormais ce travail et en ayant recours à une petite application vignette ».

TK-21 LaRevue  présente dans un second volet un autre aspect du travail du photographe suédois Karl Magnus Petersson qui nous entraîne au cœur de la forêt à la rencontre de rituels inconnus de nous. « In the artwork The Stone of Heavens I have tried to approach a story that I was told years ago, a story that has stayed with me since. The work consists of staged photographs that have been shot at the place where everything happened, and the research I have done around the story. »

Performances et ouverture aux secrets du monde

TK-21 LaRevue , inscrite dans son époque, s’engage, entre autres choses, en faveur de réflexions transversales portant sur la crise sanitaire qui affecte la planète comme sur des enjeux relatifs aux grands secrets de l’univers.

« Peut-être tenons-nous là le premier livre important sur la crise de la Covid-19, qui paralyse à peu près toute vie sociale et culturelle depuis maintenant 9 mois ? » C’est à répondre à cette question en analysant le livre La vérité (politique) du mensonge sanitaire (Partie 1) de Michel Weber que s’emploie, ici, avec brio, Guillaume Basquin.

Alain Wagner nous présente Xavier Numa Borloz du Collectif Egon.a qui réalise un ensemble de performances filmées. Tissant un ensemble de scènes autour de la pandémie, ces performances sont basées sur une approche singulière du corps. « Nous connaissons des secrets qui ne se révèlent que dans cet endroit, la grotte, l’endroit où les Corps se rejoignent à l’infini. A plusieurs voix, par notre corps émerveillé, — dans ce contexte, l’attention se tourne vers nous — visionnaires, nous incarnons chacun.e.s nos scènes en simultané, cette nuit-là, au passage d’une saison à l’autre. »

Nous abordons la seconde partie de la présentation par Pascal Pique de l’exposition Géométries de l’invisible qui se tient à L’espace de l’art concret à Mouans Sartoux. « L’enjeu n’est plus seulement de regarder mais de tenter, de faire l’expérience des œuvres, simplement en s’imprégnant de l’œuvre à travers l’image une dizaine de secondes et en observant ses propres percepts, sensations, réactions etc... Dans la perspective de l’étude de l’énergétique des œuvres d’art à partir de leur géométrie qui est mentionnée ci-dessus, nous sommes intéressés par un retour d’expérience de cette contemplation. Allez ! Osez plonger en vous au moyen des images ! »

Le projet Femmes sauvages a été réalisé aux bord de la Semoy, rivière trans-ardennaise, de 2016 à 2017 dans le cadre de la résidence artistique Rrose Semoy. Nous présentons, ce mois-ci, l’opus 3 des Femmes sauvages, de Martial Verdier.

Pour clore ce numéro nous poursuivons notre errance contrôlée à travers Paris et les lieux dans lesquels l’art s’exhibe. Avec Lost in the Supermarket #11, Aldo caredda nous conduit dans l’un des escaliers de la MEP. On y retrouve l’ombre maintenant bien connue de l’anonyme volontaire qui entre dans le champ pour une minute. Il gravit une volée de marches et avec la délicatesse d’un insecte butinant, il effectue un geste d’une manière à la fois ouverte, visible de tous et si discrète qu’il est impossible de voir exactement ce qu’il fait. Car le geste est si rapide, si précis, si insignifiant qu’il devient, sous l’œil impassible de l’appareil de prise de vue, l’équivalent de l’accomplissement d’un de ces mystères dont regorge le quotidien de tous ceux qui, pense-t-on, n’ont pas d’histoire, ou si peu. C’est ainsi que s’écrit sous nos yeux une ligne qui va elle aussi s’inscrire dans ce grand livre où tout est écrit et qui fascinait tant Jacques le fataliste de Diderot qui disait : « avec tout cela, malgré que j’en aie, j’en reviens toujours au mot de mon capitaine : Tout ce qui nous arrive de bien et de mal en ce monde est écrit là-haut... Savez-vous, monsieur, quelque moyen d’effacer cette écriture ? »

 


Photo de couverture :
The Stone of the Heaven, Karl Magnus Petersson


Nous vous conseillons de lire TK-21 sur Firefox ou Opéra
Ours