mercredi 28 novembre 2018

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Je ne suis pas cela !

La levée des corps Fréderic Atlan

, Frédéric Atlan et Jean-Louis Poitevin

Corps, dit-on le plus souvent dans la langage du sport ou de l’art contemporain. Chair, dit-on dans le langage de la philosophie et de la peinture.

La levée des corps from Atlan on Vimeo.

Dans les deux cas on cherche à évoquer ce qui, juste là sous la peau, arrimé par les nerfs au squelette, animé par le flux continu du sang et par une insaisissable anima, vit et vibre, et qui est à la fois nous et « en » nous. Cette chair nous constitue, mais reste en quelque sorte impensable tant à trop y regarder de près, à trop la voir pour ce qu’elle est « sans » nous, on ne parvient pas à s’y retrouver, à s’y reconnaître.

Quoi de commun entre moi et ce cadavre qu’auscultent, après l’avoir délicatement dépecé et ouvert, des médecins que Rembrandt par exemple a su si bien peindre ? Je ne suis pas cela ! Voilà le cri qui sourd de toute chair quand elle est confrontée à une vision de la chair, de la viande qu’elle est et qu’elle ne peut finalement jamais voir vraiment, sinon comme image, sinon mise à nu parce que morte comme celle que nous offrent si généreusement ces animaux que l’on a tués et dépecés pour pouvoir les ingérer.

Dans ce ballet de carcasses portées par des danseurs aux pas lourds, c’est nous que nous regardons, médusés un peu, inquiets tout autant, et amusés tant nous fait rire la vision décalée d’un devenir auquel nous ne participerons pas puisque s’il nous advenait, d’être dépecés et livrés à la horde pour dévoration, c’est que nous serions morts.

Et ce que nous découvrons, en passant, et que nous recouvrons du voile pudique de l’oubli immédiat, c’est que, si cela est vrai, tout le reste, alors est une fiction.

Pascal Quignard, dans son dernier livre L’enfant d’Ingolstadt écrit, lui, ceci :

« Le faux, rien ne le falsifie dans son essence et rien, dans la réalité externe, atmosphérique, ne peut venir le démentir.
La fiction, d’une même façon, propose alors son étrange définition : c’est ce qui ne peut être démenti.
La vérité ou la fiction, opposées toutes deux l’une à l’autre, sont des constructions qui s’opposent l’une comme l’autre au réel. Il y a même au sein du fingere, du mentiri, par le jeu spéculatif des racines et des contiguïtés morphologiques, quelque chose de temporellement destructeur à l’égard de la peu perspicace opposition entre récit de conscience et réalité organique. C’est le poids de la langue parlée sur la chair qui la fait sienne et qui l’adresse dans la vie atmosphérique. Les causes de l’un sont les effets de l’autre. Il n’y a qu’une maladie de l’âme : c’est la colonisation du langage. Les langues parlées à l’état naturel sont des grandes orgues sonores qui tressent ou détressent les corps qui les ont faites leurs. Leur ingestion les a dévorés [1]. »

Notes

[1Op. cit., p. 152-153.