dimanche 28 octobre 2018

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Opérations — Sur le corps des images

Frédéric Atlan

, Frédéric Atlan , Jean-Louis Poitevin et Muriel Louâpre

Six ans après sa dernière exposition solo, Frédéric Atlan présentera à l’Espace Beaurepaire (Paris Xe) des œuvres qui marquent un tournant dans une production désormais travaillée par les problématiques numériques.
Vous pourrez également retrouver ses œuvres dans Corridor Eléphant

I.

Si le numérique n’était qu’une opération mathématique, il calculerait des superimages comme il y a des superhéros ; si le numérique était une opération chirurgicale, il serait la décomposition inoculée au monde sensible. Mathématiques et chirurgicales, les opérations sur toile effectuées par Frédéric Atlan, interrogent ce que le numérique fait au réel, ce qu’il reste de pouvoir à la peinture.

Toiles et images numériques associeront le pixel et l’algorithme (« Tétragrammatisations »), la résistance des matériaux et la subtile poésie des traces (« Géométrie des ruines »).

Une opération à cœur ouvert dans la matérialité de la peinture.

Les tétragrammisations : un corps à corps entre la peinture et l’ordre numérique

Les tétragrammisations sont des expériences de phagocytage de l’image numérique par la peinture. Cette série travaille l’antagonisme entre le médium contemporain par excellence, la photographie numérique, et cette vieille pratique qu’est la peinture, inféodée au geste, à la matérialité. La peinture, cet archaïsme ; mais aussi la peinture, cette technique du corps, brute, essentielle, là où tout le reste tourne au bavardage.

Instruments de cette opération : des monochromes rectangulaires agencés en formation carrée autour d’un œilleton vide (les 1492 tétragrammes), photographiés, et utilisés comme matrice pour recomposer numériquement une photographie préexistante. Ces tétragrammes devenus « pixels » composant des paysages à quatre points, ajoutent un second niveau de lecture aux photographies tétragrammisées, en vue rapprochée.

Recomposer ? Ou décomposer ? selon l’œil du spectateur, c’est plutôt la photographie qui recouvre la peinture transformée en pseudo-pixel ; ou bien c’est la peinture qui recouvre la photographie, la doublant d’une trame de matérialité qui rappelle le grain des tapisseries de haute lice.

Photographies de l’extrême contemporain, les tétragrammisations composent un univers visuel ambigu, entre pixellisation et canevas suranné.

Ce sont ces approches sensibles du monde par monochromes qui forment discrètement la trame de toutes les tétragrammisations, et constituent l’envers abstrait voire purifié d’une réalité encombrante ou obscène.

Chambre ouverte d’une SDF bulgare sous une arche ; poneys broutant ce qu’il reste de nature au pied des lignes à haute tension ; drapé à l’antique d’où émerge un sexe glabre de film porno ; parisiens en partance pour de minuscules voyages en métro …

Jungles. Acrylique sur toile, 65x54cm

Géométrie des ruines : une opération radicale sur la résistance des matériaux

Tout aussi fantomatiques, les tableaux de la série « Géométrie des ruines » utilisent au contraire les ressources de la peinture et de la toile pour construire une archéologie des traces mystérieuse et délicate.

Ici c’est la toile et non la peinture qui dessine : utilisant la résistance du matériau, Atlan contrecolle face contre face des toiles préalablement peintes voire poncées, qu’il s’agira ensuite de séparer. L’arrachage, piloté par l’artiste morceau par morceau en fonction de la résistance des matériaux, et des formes qui émergent, fait apparaître un paysage de textures et de couleurs patinées par la colle.

Une technique singulière, qui renoue avec l’exploration du feuilletage mécanique typique des affiches lacérées, en lui associant la peinture : le rendu est alors proche de l’estampage, un estampage où colle et toile seraient des couleurs, au même titre que la peinture elle-même.

De cette opération physique, voire brutale, émerge un univers visuel délicat comme un monde disparu : vignettes élégantes évoquant des ouvrages illustrés que le temps a condamné à l’illisibilité ; paysages de toiles d’où émergent des écailles richement colorées ; cartographies mystérieuses.

Livre d’or II. Acrylique sur toile, 66x48cm
Portulan, acrylique et toile sur toile, 84x73,5cm

Parfois même l’estampage est utilisé pour sa qualité de duplication, dans un geste radical qui laisse la toile décollée en partie attachée au double qu’elle a servi à réaliser, rebut de la création ou chrysalide magnifique, tombant en un drapé classique sur l’œuvre princeps.

"La Servante", Acrylique et toile sur toile, 162x130cm

L’artiste

Profondément attachée à la matérialité du geste, l’œuvre de Frédéric Atlan se concentre depuis une dizaine d’année sur la mise en tension de la surface de représentation, utilisant les traces du processus de production comme la matière même de la représentation. Ce travail qui dialogue avec les arts du temps et singulièrement avec la notion d’archive, se poursuit également dans le domaine de la vidéo numérique et de la musique expérimentale.

II.

Un mécanisme d’engendrement des images Note sur le tétragramme dans le travail récent de Frédéric Atlan

Point gris et peinture

Quatre monochromes agencés de telle manière qu’un carré en leur centre est inévitablement vide, telle est la formule de base de ce travail pictural.

Ces quatre éléments fonctionnent comme une matrice permettant des combinaisons infinies. Chaque carré en tant qu’il est relié à trois autres fait fonctionner l’ensemble comme les lettres d’une langue visuelle et picturale qui se déploierait potentiellement à l’infini.

Un tétragramme n’est pas que couleur, il est aussi forme et une forme toujours identique contenant en son centre un vide, point gris d’où semble s’engendrer ce texte pictural. Qui dit principe d’engendrement des formes, dit réserve « technique », point aveugle, centre vide, origine innommable et pourtant active. Qui dit œil dit pupille, c’est-à-dire trou de nuit par où s’engouffre le visible pour aller se perdre et se recomposer dans le labyrinthe cérébral.

On se souviendra aussi ici de ce que Paul Klee a écrit dans sa « Note sur le point gris » (in Théorie de l’art moderne) :

« Le chaos véritable ne saurait se mettre sur le plateau d’une balance, mais demeure à jamais impondérable et incommensurable. Il correspondrait plutôt au centre de la balance.
Le symbole de ce non-concept est le point, non pas un point réel, mais le point mathématique.
Cet être-néant ou ce néant-être est le concept non conceptuel de la non-contradiction. Pour l’amener au visible (prenant comme une décision à son sujet, en établissant comme le bilan interne), il faut faire appel au concept de gris, au point gris, point fatidique entre ce qui devient et ce qui meurt. »

L’imagination sans image

En faisant glisser ce dispositif pictural dans le champ de la photographie, Frédéric Atlan utilise ces tétragrammes comme matrice pour recomposer numériquement un cliché pré-existant. Ce processus de transformation de l’image par un dispositif pictural produit à la fois une « révélation » en faisant fonctionner l’infini dans un cadre limité en ce qu’il en révèle la puissance matricielle, et une occultation puisqu’il contraint à reconduire le visible « objectif » de l’image photographique d’origine à un flou nécessaire.

Les images qu’il propose se situent à l’interface entre le pictural et l’image visible dans sa version supposée de doublure d’éléments empruntés à la réalité.

En fait, ce qu’elles révèlent c’est l’omniprésence du cinquième élément, car ce tétragramme ne fonctionne que parce qu’il libère en son centre ce point carré gris et qu’il le fait exister comme élément matriciel et condition de possibilité non tant de l’image que du visible même.

La révélation qu’il offre est celle d’une image floue ou si l’on veut flottante. Le flottement du visible devant le regard est ce qui met en branle l’un ou l’autre des mécanismes de compensation et d’invention dont l’imagination est à la fois le principe et le nom.

Ce que nous voyons ce sont donc des images impliquant l’activité de l’imagination dans sa part certes la plus « technique », mais en même temps la plus exacte et la plus efficace !

Le cinquième élément

Sans ce point gris, rien ne se mettrait en mouvement, et c’est de la multiplication de ses rebonds, comme si d’une certaine manière il rebondissait sur lui-même en se déplaçant, que l’image peut naître.

L’image, ici, est donnée pour ce qu’elle « est », la saisie dans un processus en mouvement, de données composant ce qui advient au cœur de ce mouvement. Ce mouvement est pensé en fonction d’un déplacement qui n’est pas tant comme on affecte de le croire le fruit d’une liberté et d’une décision, que le résultat du passage d’un état à un autre d’une matière elle-même en mouvement perpétuel.

L’image n’est ainsi pas tant ce qui apparaît que ce qui ne disparaît pas à un instant T., l’apparition étant à la fois insaisissable et constante.
L’œil gris du point gris au centre du carré des couleurs est l’opérateur immatériel au sein de la matière, mais aussi le concept non conceptuel dans le champ de la pensée et la non-image à la source de l’image.

Au cœur des quatre éléments, il y en a donc bien un cinquième qu’ils délimitent et activent et qui sans eux n’existe pas. Pour ce qui est mis en branle, il opère tel le principe originel, mais par un effet rétroactif. Pour ce qui est advenu, il s’inscrit comme le lieu final vers lequel l’apparition se dirige, celui de sa dissolution et cela par un effet prospectif.

L’imagination, ici, s’explicite dans sa double fonctionnalité d’élaboration de l’avant et de l’après coup, le moment du présent supposé étant, lui, incarné par l’image telle que nous la percevons ou du moins prétendons le faire. Et c’est donc, finalement, à la mécanique même de la création de l’imaginaire que nous initie, par ce travail, Frédéric Atlan.

III.

Pour en savoir plus…

Sur le travail de vidéaste : présentations dans TK21 « Clinamen et vérité », par Jean-Louis Poitevin, sur « Ne vois-tu rien venir ? » :
https://www.tk-21.com/Clinamen-et-verite

« Et si rien ne se passait comme prévu », par Jean-Louis Poitevin, sur « Polychromies futures » :
https://www.tk-21.com/Et-si-rien-ne-se-passait-comme

« Souvent, parce que le débusqueur ne se cache pas, il amène les personnes saisies comme objet à percevoir cette instrumentalisation, jusqu’au point de tension où elles fixent l’objectif, se dirigent vers le photographe, pour l’interpeller ou le frapper peut-être. » :
https://www.tk-21.com/Les-Debusquages

« Men in black family life » :
https://www.tk-21.com/Men-inblack-family-life

« Les passagers du temps » :
https://www.tk-21.com/Les-passagers-du-temps

« Une histoire de 200000 ans » :
https://www.tk-21.com/Une-histoire-de-200-000-ans

Sur l’œuvre picturale en général : portrait-documentaire de Lily Tournay
« Frédéric Atlan, peintures ou miroirs » (8mn, Digital éditions, 2009) :
http://www.filmdocumentaire.fr/4DACTION/w_fiche_film/31262_1

« Où ? Dans une épaisseur de la matière que la peinture a pour mission d’explorer, et qui contient davantage de mondes que la figuration n’en peut compter. » Présentation de l’exposition Infra (APACC, Montreuil, 2012) :
https://www.artactu.com/infra-par-frederic-atlan.html

« Peut-être qu’au terme de cette expérience visuelle, le peintre nous a donné à voir entre les couches, entre les formes, entre les couleurs et nous a donné à penser que le voyage pourrait ne pas s’arrêter là et, microscope à l’appui, tenterait de pénétrer davantage encore dans cet « entrevoir ». Claude Guilbert, sur l’exposition Infra (Chroniques du chapeau noir, 9 juin 2012) :
http://imago.blog.lemonde.fr/2012/06/09/frederic-atlan-entrevoir-la-peinture/

Photos : série « Stabula », tentative d’épuisement d’un paysage, présenté par l’artothèque de la région Aquitaine Mutuum :
http://www.mutuum.fr/stabula

Autres scènes et disruptions urbaines…

Aka Sonic Surgeon - Album « 46 », Kaosthetik Konspiration, 2010 :
https://www.discogs.com/fr/Sonic-Surgeon-46/release/2260465

FB : https://www.facebook.com/sonicsurgeon/

Aka le mouton-vélo de Ménilmontant, performance anonyme au long cours. Documentaire « Un mouton à vélo. Paris bêle-t-il ? », Aline Chambras, Arte Radio, 2010 :
https://www.arteradio.com/son/615809/un_mouton_velo

« Opérations ». Du lundi 29 octobre 18h au dimanche 4 novembre.
Tous les jours 10-20h – Vernissage mercredi 31 octobre à 18h.
28, rue Beaurepaire 75010
Informations : Muriel Louâpre | mu.lou.apre@gmail.com