mercredi 1er avril 2020

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Images d’aurore — II

6 – Une fécondation

, Alain Coelho

Si je songe à l’Arabie aujourd’hui, à Jérusalem, au Caire ou même à Tunis, ce ne sont pas les arbres qui tout d’abord reviennent.

Et cet arrière-fond, ce pourtour des pays que sont les arbres en Europe laissera place plutôt, pour nos sensations les plus nettes, à une teneur des sons dans la chaleur, aux êtres, aux villes dans l’horizon, à certains mouvements, aux vêtements, à des saveurs, à des odeurs dans l’air, à l’inflexion des voix, à une sorte d’allure intime enfin de la vie. Cependant les arbres dans cette Tunisie d’enfance et des colonies, à l’âge que j’avais de découvrir l’aride nature de la base militaire d’Al-Aouina où nous étions cantonnés, constituèrent pour moi un très insondable mystère situé entre la bouche, le langage et la terre.

Les arbres entraient dans la même étrangeté des dénominations que les pierres, avec d’un côté le charme de collections, de connaissances, et par ailleurs l’immensité de leur présence immobile, de nos impressions et des sens. Ainsi le « figuier de barbarie », nectar mûr échappé des grains rouges sucrés des figues que je savourais tant, se dressait à travers la sensation éclatante et aventureuse d’un murmure de « barbares », et dont j’ignorais certes, ne l’associant qu’à une Grèce antique resplendissante pour moi, que les flottements et les hasards de la géographie me faisaient me trouver, près de Tunis, en le pays précisément des berbères. Ou alors les grenades, achetées à un marchand arabe venu en camion pour les familles françaises des militaires de la base, me semblaient émanées et gorgées de quartiers de couleurs d’un impossible grenadier, lui-même issu de dessins et d’uniformes du dictionnaire Larousse, et dont les fruits, les grenades, étaient bardées encore pour moi de leurs éclats vifs de galons.

Les pistachiers évoquaient des pignons grillés, achetés au marché de la place d’Espagne où l’on ne pouvait que rarement se rendre à présent, et avaient ce goût fumé et salé des glibettes, amandes de tournesol ou de courge, et qui est à jamais pour moi l’un des goûts de Tunis. Et doté de sa silhouette que m’avait un jour indiquée Madame Ida et que je ne saurais aujourd’hui à coup sûr reconnaître, le pistachier continue dans la matière qui fut si changeante du temps, des pays et des lieux, de m’offrir ce beau vert crémeux et convoité de glace italienne au soleil, sur la grande avenue jusqu’à la Médina, ses cornets gaufrés et ses pâtisseries, les cafés de Tunis eux aussi disparus comme le bord des routes, la base militaire, et les sites enfuis de Carthage, ainsi que ceux aussi d’une Troie des récits et des livres.

Quant à l’olivier enfin, à la fois irréel et présent, constitué d’images, des aurores, du langage et des lieux, il n’était pas exactement un arbre mais un repère continu des mythes, mêlé aussi, dehors sur l’horizon, aux décors et aux routes parcourues entre Tunis et Al-Aouina. Et la silhouette des oliviers se fondait pour moi aux formes dans le lointain, tant la sensation d’un lointain était située ailleurs qu’en les lieux seuls, en une unique impression, heureuse, renouvelée, telle d’Aladin ou d’Ulysse, de trajets accomplis, du bord des routes défilant et de foyer retrouvé.

Un monde de confort, de papier, de livres d’Europe passait sur les noms des arbres comme sur ceux des pays, des drapeaux et des cartes de géographie. La femme du colonel, ou madame Ida qui venait pour faire un peu la classe aux plus grands, parlaient des pins parasols, des pins d’Alep, des cyprès, des chênes-lièges qui prenaient place alors, ne touchant plus exactement l’horizon ni la terre, dans une sorte de rangement et de maison des hommes. C’était une science dont l’industrie et dont le génie m’apparaissaient hors de portée, une sorte d’immense et cependant millimétrique construction, un prodige, une sorte d’exposition comme celle des fossiles sur les étagères de la grande bibliothèque vitrée dans la maison du colonel. Et cependant les noms continuaient de se frayer un chemin dans la matière des arbres, comme le grès ou le schiste s’insinuaient, avançaient, vocables irradiants, dans la matière des pierres.

Les thuyas, les pins, les chênes-verts, les acacias dont il fallait se méfier de leurs larges épines en crochets, les eucalyptus comme ceux où était accroché un hamac toujours pendant dans un jardin près de notre maison, se dressaient frêles parfois dans les heures chaudes, gardaient en mon être des prolongements, des senteurs, des exhalaisons et des saveurs de bois. Et en ces années prudes de non-dits, de la France coloniale et de la base militaire, d’air chaud, des linges à laver ou trop fragiles, des « shorts » et des tenues pratiques, les arbres offraient dans leurs ramures parfois, entre deux branches fortes, comme un très abrupt, indécent et fascinant entre-jambes.

C’était le temps déjà des « événements d’Algérie », des Fellagahs, des dangers, et dans notre mi-claustration sur la base militaire on parlait de troupes en armes près de nous à Bizerte, ou dans le sud du pays, mais qui demeuraient silencieuses, sans aucune forme dans notre horizon et nos jours, et sans réalité.

Sur la base d’Al-Aouina, si loin déjà de notre ancienne vie de Tunis et des foules, d’un côté de la maison nouvelle où nous étions installés, s’étendaient ainsi les arbres du bois aride. Ils s’élevaient sur la terre poudreuse, dans les silex et dans les grès enchevêtrés, et au-dessus parfois de taillis desséchés. Et là-même il y avait, spontanés et natifs, mi-arbustes et mi-broussailles, des pistachiers aux petites feuilles brillantes et aux odeurs de résine, des grenadiers enfin, et dont je trouverais avec surprise en France un jour la silhouette sur des photographies, comme celle assez laide d’un poirier.

C’étaient les arbres plus grands qui me frappaient alors, se dressaient, nets et détourés, totems retrouvés, et qui marquaient pour moi la lisière et les pourtours d’une sorte de territoire des enfants, où se croisaient et se retrouvaient les fratries des maisons les plus proches.

Alors le bois où j’avais tant aimé demeurer seul et jouer à retourner des pierres, choisir des silex en bravant la peur des serpents des mères, était chargé de toutes nos présences et des jeux dehors dans la chaleur du jour, offrait une nature différente aux maisons, semblant ne plus émaner, au contraire des jardins, de la géométrie et des lignes de la base militaire, des routes, des hangars et des bâtiments. Surfaces poudreuses de la terre et des arbres, volumes accidentés et rugueux, c’était comme une écorce dans mon esprit et dans les frottements de mes doigts. Tout un être déployé dans mon être semblait exercer sa sorte d’action propre et libre, une infinie, radieuse, majeure et toujours esquissée préhension.

Les fines branches craquaient quand je les saisissais, les retournais jusqu’à les rompre, et un épanchement de sève maculait un instant mes doigts, avait une odeur qui demeurait dans mon souffle et dans ma poitrine comme d’avoir trop couru, et jusque dans mon cerveau. Les plus insondables pensées venaient, comme des intonations du français s’emboîtant.

Dans la chaleur, dans le souffle harassé et heureux de la horde des enfants et des jeux, régnait ainsi le noyau central de la vie que je menais à présent, et qui ouvrait dans la terre et l’écorce des arbres sur une sorte d’instinctive direction, inavouée, jusque-là éprouvée seulement à Tunis en respirant l’odeur forte d’un caoutchouc lacéré dans la terre, ou vers le lavoir, près des femmes arabes, dans les senteurs du feu de bois, comme de femelle obscure et de racine des mondes.

Quadrumane agile, millénaire, je commençais à grimper aux branches dans le bois, dans une sorte de nouveau et vivifiant domaine. Millénaires de squelettes et de bras, et les arbres, en ces lieux de terre sèche qui en comptaient si peu, étaient la chair, nous savons, et le dedans de nos souffles, et le suc de nos corps. Insecte vif, muscle se tendant, j’étais un morceau de sève moi-même dans l’écorce, un bruissement vert, une matière souple, solide, rugueuse, qui m’apparaissait comme un étrange avenir. Et n’est-ce pas ainsi dans les Métamorphoses qu’est célébrée l’union d’Apollon et Daphné, et les bras et les jambes du dieu s’enlaçant au bois aimé de la nymphe changée ? Un trait de vie avait fait naître le désir et un autre la fuite. Le dieu poursuit la nymphe. Oh, il y a cet instant où la nymphe perçoit contre sa nuque au travers des cheveux le souffle proche du dieu qui la rejoint, comme le lièvre en déroute sent bientôt derrière lui l’haleine du chien victorieux et terrible ! Puis le dieu la saisit. C’est la sève d’un instant, et c’est un arbre enfin aux feuilles toujours vertes.

Certes le bois avait pris sans doute la part de vie, d’attraction et de flux des êtres et de la Médina demeurés hors de portée à Tunis. Parfois les enfants les plus grands des autres familles de la base venaient couper des branches et je les observais longtemps, finissais par me mêler à leurs jeux. Ils avaient des « canifs » (mot découvert comme une vie moderne et à portée pour moi sur la base militaire, avant-poste d’une France si proche des scouts et des éclaireurs), talisman, magie, instrument interdit, et j’entrais ainsi dans la mue d’âpres enfants grandis.

On s’y livrait à la fascination des flèches et des arcs que redoutaient les mères. Il y régnait le feu, pour « faire durcir » le bois. Et tandis que la branche courbe de l’arc risquait pour moi de brûler dans les flammes, je souhaitais magiquement l’éloigner, prenant ma place ainsi dans le rituel et la vie de la horde. Et il semblait que j’y étais parvenu quand une odeur de fumée seule et un hâle étaient entrés dans l’arc vivement retiré de la hauteur des flammes.

Parfois, sous la lame surgie des couteaux, l’écorce vive tranchée était parfaite, œuvre neuve sur la terre, ovale et rigide comme un ongle très long. Et demeuraient un instant de fines peaux odorantes et musquées, humides, sèches bientôt et s’effritant au sol dans la chaleur du jour. Je soulevais la peau brune de l’écorce, et comme à nu, intacte, une peau plus légère et plus blanche était fraîche entre l’écorce et le bois, membrane dans le creux de ma main. Les canifs taillaient aussi des épées dans le bois. Des sceptres de rois et des troupes se dressaient, des bâtons, des flûtes courtes dans une branche rectiligne, à la semblance plus tard en France d’un morceau de sureau.

Le cœur du bois était tendre, comme une moelle agglomérée en une fine sciure tassée et qu’il fallait évider. Puis nous polissions longuement le tube blanc et parfait de cette idole neuve. Et je voyais dans le morceau de bois blanc, embué encore de sa sorte de sève mate qui séchait, un morceau d’os tout à coup, de mouton découpé, sur l’étal tailladé et creusé du boucher arabe qui venait pour le ravitaillement sur la base. (Et dans cette impression de squelette, de vie animale et de bois, je vois encore le rond camion gris du boucher au détour d’une route, que nous retrouverions un jour, une dernière fois sans savoir et pour quitter la Tunisie, et qui arrivait pour l’heure en klaxonnant, ouvrait un pan de tôle éternellement cabossée dans mon esprit, et le bois du billot rougi s’offrait un instant sur la route, comme une boutique à peine quittée de Tunis, un culte éternel, autels, mouvements, tabernacles devant une assemblée).

Parfois je reconstituais les copeaux, les morceaux de l’écorce et les lamelles de bois. Cette rêverie était celle de mes doigts, de l’écorce et des chairs plutôt que de mon esprit, et quand les lamelles de bois s’imbriquaient finement, il semblait qu’elles étaient les pellicules, les couches si fines, la sorte de maquette et les formes de notre vie nouvelle sur la base militaire. S’offrait un emboîtement si clair et précis qu’il m’apparaissait comme le but et le dessein secret du rangement des fossiles dans la vitrine du colonel. Ainsi je laissais l’Arabie et l’Italie de ma mère sur la grande avenue, dans les senteurs du jasmin, et je passais déjà dans le monde de la base militaire, dans ses volumes, son silence attentif, la vacuité calme des heures et les pistes d’envol.

Au fond du bois, je parvenais à l’orée d’un vieux mur. La pierre en dépassait, comme celle beige et poudreuse encastrée sur le sol ou devenue un amas de terre sèche entre les morceaux de silex. Le mur me semblait très ancien, faisait revenir brusquement l’image de pierres effondrées d’un parc, d’un album dessiné ou de maisons effritées. Était-ce un souvenir du quartier de la Manouba tandis que Beya, disparue elle aussi, ne m’y emmenait plus ? Et cette sensation, sur un plan qui ne fût pas celui des dessins ni des pages mais dans le fondu de nos jours, de notre existence et de mes doigts, devenait chaque fois plus lointaine que celles encore d’aventures, de couloirs de châteaux et des songes.

Animal sûr, reptile, je grimpais sur le mur, et sous ma main revient l’âcre toucher d’une poudre de terre et de contours anguleux des pierres. Un morceau de brique brisée émergeait, s’effritait. L’ocre rougeâtre se détachait du mur, laissait sa trace rouge clair et crayeuse sur la peau de mes doigts. Puis parvenu au plus haut, je prenais assise sur le bord et m’appuyais sur un gros arbre sombre. Chêne-vert, chêne-liège ? et les branches brunes, rugueuses, étalées, s’effondraient elles-mêmes sur le mur.

Le tronc était large et solide, éventré par endroits, semblant produire encore des rejets épars de souches et de sève, de tiges vivantes, infimes, vouées déjà à sécher, à se racornir et rejoindre elles aussi l’ombre grise et épaisse du tronc. Souffle d’arbre, esprit d’arbre moi-même, morceau de bois, sève haletante contre le mur de pierre, dans la terre, les branches et le mur qui s’entrelaçaient, je me glissais sur le tronc rugueux, m’agrippais fermement, m’accrochais, respirais, gravissais, me mouvais souverain, gonflé d’odeurs de sèves et de forces dans mes bras et mes jambes. Entrailles de la terre, j’étais un morceau de nature et des pierres, lianes énormes et sèches, grises et velues d’une sorte de lierre protubérant qui enserrait une partie du tronc contre le mur, tout me semblait un être vivant sourdement qui montait, se tenait près de moi. Oh ! mon esprit y guettait des formes, des jambes, des bras. Étaient-ce des membres effilés de poulpes, de seiches, de calamars géants et durcis, rendus au silence, échoués et changés, tandis que « L’homme couvert d’algues » de l’histoire que racontait mon grand-père parvenait, depuis le fond de la mer, à revenir vivant et à s’agripper comme moi ?

Plus haut encore, dans un creux dégagé par les feuilles, hors de ma portée, deux énormes branches s’ouvraient, se déployaient en des gerbes abandonnées, comme lasses, tombées elles-mêmes dans les branches d’un autre arbre et sur le mur. Mon regard les suivait, plongeait entre les feuilles, et retrouvait bientôt la masse brune, étrange, reconnue, de la « chose ».

Opaque, brune comme une coulée solide, c’était une boule plus large que mes mains. J’avais du mal à la distinguer mieux tant elle demeurait loin, inaccessible, comme un être tapi. Était-ce une excroissance anormale des branches et du tronc s’enlaçant sur le mur à la pierre effondrée ? Elle semblait me guetter. Mon cœur battait tandis que j’approchais, me tenant sur d’autres branches au plus près pour la discerner mieux. C’était une intention secrète, un enlacement fort et vivant, comme doté de volonté dans mon esprit d’enfant. Repliée, chargée de sa puissance lisse, la surface brune étirée attendait, étrange, forte, menaçante, et elle avait la vie dense qui battait dans les arbres, qui battait sous l’écorce et dans l’humidité des sèves. Mais elle semblait n’émaner pas des arbres, être d’une autre espèce, s’accroître en un gouffre appelant.

Le nom de chose qui m’était venu à l’esprit (me l’avait-on soufflé dans la sorte de capillarité collective des peurs) pour désigner en moi-même cette étrangeté vive, me faisait brusquement retenir mon souffle. Mon cœur battait dans ma poitrine… et tout ceci, cette sensation et ce nom de « chose » me reviendraient bien plus tard en France, avec incrédulité d’abord puis surprise, à travers la lecture incidente d’une brève nouvelle, et dont je sais toujours le titre dérisoire de Mademoiselle Fiffi, avec ce même vocable de « chose » pour désigner l’accouplement.

La boule brune, lisse comme un œuf énorme et vivant, semblait se lover dans la fourche des branches, s’y épancher, s’y greffer, émettant la gomme fine, opaque, d’infinies sudations contre le bord de l’écorce. C’était une surface vivante, un organe dans le corps épais du gigantesque et silencieux croisement des deux branches, ventre impossible de membrane tendue, substance dilatée aux teintes de cafard clair immense et de blatte immobile. Elle s’abritait. Se cachait.

Écartant, bras tendu à l’extrême, une branche au-dessus qui dégagea son ombre, je vis la lumière inonder, frapper brusquement la surface. Des reflets sur la peau brune de la chose brillèrent un instant, et dedans, transparent, je crus percevoir un cœur, plus mat, plus foncé. Et la chose exhalait une odeur musquée qui s’imprégnait doucement au-dessus de l’odeur des feuilles et des branches. Mi-végétale, mi-animale, elle vivait, elle attendait dans l’ombre, dans la sève, dans les senteurs et l’immobilité. Une densité inconnue de la vie s’étendait. Depuis cette cachette lovée je la sentais à présent qui régissait le silence tout autour et qui croissait tandis que je la scrutais encore. Le silence et la fraîcheur des branches, au-dessus du bois aride et de la chaleur disparue, étaient entrés dans ma gorge, et il semblait que la chose, la boule brune devant moi, s’en nourrissait aussi, en vivait.

Face à moi un instant, je crus que quelque chose avait bougé. Mon être et mes gestes se sont figés. Seul un battement monte dans ma poitrine. Je suis seul face à la boule brune. L’impression qu’elle est vivante n’est pas seulement ce que j’éprouve, mais que face à moi un acte se déroule. Il est là. Il a lieu. Il est dans la substance vivante à la fourche des branches, il est dans son étrange corps brun et lové. Finement luisant, brutal, vif, il est dans les à-coups du sang qui cogne dans mes tempes. L’étendue de silence et de vie de la matière brune s’insinue plus encore tout autour de moi, semble se dilater tandis que je respire, longuement, tentant de ralentir enfin les battements de mon cœur, comme de ralentir aussi l’air fort de la terre et l’immensité de la touffe des arbres.

Il sembla un instant que ma mère appelait de très loin. Où es-tu. Où es-tu ? Le toucher de mes doigts, le rythme de ma respiration émanaient à présent du lent silence, des sèves et de la vie dense de la boule tapie.

Puis je parvins lentement, sans quitter la chose du regard, à saisir une fine branche morte extriquée dans les feuilles. Je me revois. Je la tiens à la main par une extrémité, la tends dans la trouée des feuilles. Je pousse encore, lentement. Mon cœur qui bat et ma respiration semblent guider mon bras, ou est-ce la chose qui appelle ? Puis il y a cet instant terrifiant, qui a lieu cependant, cette seconde brusque où l’extrémité de la branche que je tends sur la matière brune s’approche d’elle, va la toucher bientôt, puis la touche.

La sensation molle et vivante est passée dans la chair de ma paume qui étreignait le bâton. Une chaleur brusque du sang a afflué dans ma tête et mes mains. La chose brune n’a pas réagi, ne s’est pas défendue. Gorgone, python, scorpion ! elle n’a pas jailli brusquement pour me frapper et m’abattre. Je sens seulement que la surface est flasque, bouge mollement sous le bout de la branche que je pousse sur elle, comme si elle me sentait elle-même. Mon geste alors se fige. Je me souviens que brusquement je voudrais effacer cet instant. J’ai l’impression que je ne pourrais plus interrompre dans mon esprit le mouvement de cette matière qui vit, se reproduit, se féconde elle-même, me perçoit sans pouvoir s’interrompre, comme si elle implorait.

Le sexe apparut-il ainsi chez les hommes, dans la plus étrange inquiétude, dans la plus fascinante des peurs ? Et Tunis se fermait pour moi dans ces magies puissantes, me reliait une dernière fois aux dédales d’Arabie.

Frontispice : Al-Aouina, 1955.