dimanche 28 octobre 2018

Accueil > Voir, Lire & écrire > Lire & écrire > Images d’aurore

Images d’aurore

6. Médina cathédrale

, Alain Coelho

Dans chacun des détails de notre vie, comme en ceux d’un tableau que nous sommes allés voir, d’un décor, d’un souvenir, d’une pensée, d’un récit poursuivi, nous avons quêté l’immensité, si nous avons pressenti cependant qu’il n’y avait d’arrêt et de sens des choses que dans le détail.

Réminiscences, visages, instants et visions aux angles d’une rue, de la lucarne en haut de ma chambre, senteurs, lumières, regards, gestes, couleurs, années et lieux à présent se recouvrent, s’amoncellent, se déploient comme s’ils constituaient le tissu de mon propre cerveau (et c’est ce qu’ils font sans doute en des sédiments impalpables sans fin). Nous les ordonnons, nous tentons de saisir cette étrange et très grande unité qu’ils rempliraient, qu’ils recouvrent, et se dérobe, à la façon aussi dont se dérobent en nous tant de paroles, tant d’instants et tant d’êtres. Et nous continuons de rêver à ce centre des choses, mêlé d’axe et de vie. Comme si quelqu’un allait venir, comme s’il nous appelait.

— Viens, donne-moi la main.
— J’arrive.

Lueurs vives, voix, dédales, odeurs et éclats de couleurs. À cinq ans, cette main c’est la mienne dans les doigts longs, blancs, doux et ridés de ma grand-mère, et nous déambulons dans la Médina à travers les clameurs et les chariots d’oranges. La terre et les poussières se mêlaient, les eaux immenses des nuits et des légendes étaient retombées, surprises dans le matin, disparues en une manière plus magique encore qu’un déluge cessé ou les parois creusées des mers ouvertes et sèches de magies religieuses. Depuis les ruelles de La Goulette jusqu’au cœur de Tunis, depuis la cité européenne jusqu’à la Médina, du port et des quais jusqu’à la gare du train pour La Marsa, pour Byrsa, Hamilcar ou Carthage, l’air était dense, clair et chaud parfois comme un feu apaisé, bienveillant et tout proche. Il me semblait m’en gorger, retrouver l’existence et ses fines lisières, les beaux et immenses accès renouvelés des heures, la faculté revenue et radieuse de marcher, cotonneux insecte vif dans la matière du jour. Mais je n’entends plus exactement les sons des cités, qui ont disparu happés dans l’entassement des années échues et des photographies, dans la singularité si petite et poignante des êtres d’alors, dans les langues différentes et le timbre des voix. Et dedans, ce plus petit et plus léger flottement, c’était ma propre voix qui avait répondu.

« Viens, donne-moi la main ». Je sortais brusquement de l’hypnose des couleurs et des clameurs, rejoignais ma grand-mère qui m’avait appelé, serrais à nouveau les doigts blancs et ridés de sa main ferme, douce, apaisante. Les oiseaux sifflaient, vifs, criaient, revenaient, les hirondelles striaient le ciel large de Tunis au dessus de l’immensité du marché de la Place d’Espagne. Droit, devant, au milieu des voix, tout exhalait et battait, tout respirait l’odeur du feu de bois, du maïs grillé en cône grenu jaune et brûlé, vendu chaud dans du papier journal (comme je verrais le faire plus tard pour les châtaignes en Europe), de fruits gorgés, et tout redoublait d’éclats, de couleurs, d’herbes fortes, d’épices et d’aromates, de semoules chaudes, de sucres parfumés et enivrants, de gâteaux frits dans l’air parfumé et de miels, d’olives et de grappes de raisin luisant.

Sur le sol, sous mes pas, une fine sciure de sable, rouge, brune, épongeait çà et là du sang coagulé. C’était une étrange et diluée sueur des organes et du sol, venue des mythes et des peurs, de chameaux épuisés (du moins je le croyais) et d’un désert à portée. L’eau, tout autour, se desséchait sur le sol, fraîche brusquement dans les détours d’un muret et de l’ombre, puis à nouveau séchait au soleil sur les bords d’une étroite ruelle. Le sable et la poussière se transformaient en des crêtes étranges, en petites boues d’un instant, irisées, miroitantes, et qui séchaient, craquelaient çà et là en de précieuses et très troublantes traces pour moi de cavalcades et de dangers écartés.

Ainsi que les métamorphoses du sable, du désert, des températures de la nuit et de l’air, dont j’ignorais tout et qui donnaient ces petits blocs silencieux et beiges, trophées rapportés, arrondis, luisants et clairs, les roses des sables – mi-fossiles, mi-charme solidifié d’un orient désuet des colonies et d’Europe, sables durs, étranges et saillants, échoués sur le bois vernis d’une commode ou sur un napperon de dentelles dans une chambre sombre aux volets refermés – à leur tour les ruelles, la chaleur et l’eau se muaient dans mon esprit en de fastueuses et flottantes histoires, en des décors et en des concrétions de légendes et de vies. Mon imagination les déployait sur les ruelles de la Médina et dans les crêtes des boues sèches, sur la matière et les couleurs des murs, côtoyant brusquement au détour d’une ruelle les portes peintes et cloutées de ferronneries d’une mosquée, ou d’un palais arabe refermé. Tout vivait là pour moi en un très long et involontaire apprentissage du monde des hommes et des lieux, comme dans l’attente aussi d’un geste redouté, préservé et connu au sein du silence dans la forme de la terre et des pierres. Était-ce un déferlement de bandits poursuivis, un lever vif de cimeterre, une gerbe de regards et de cris contenus ? Cela se dressait en un désordre pur de la vie même, souveraine, hors de ma portée, et dont ma chambre, les histoires, la scène du tapis arabe au-dessus de mon lit ne m’apparaissaient en ces instants réellement terribles et « vrais » qu’une sorte de dessin pacifié et réduit, une maquette, un découpage destiné aux enfants dans le bonheur et le calme des heures.

La vie du marché grouillait et entrait dans mon corps. D’énormes blocs de viande rouge demeuraient accrochés dans l’air à de noirs pics saillants qui traversaient la chair. Les légumes et les fruits étaient entassés en montagnes de fraîcheurs et de sèves arrachées, de pâleurs sèches aux odeurs fades. Des poissons aux écailles luisantes de mica effrité ou cassé s’étendaient, éventrés de rouge pâli, nimbés d’odeurs fortes et humides, musqués de vie souterraine et proche contre les poulpes laiteux et gris échoués. Plus loin s’amoncelaient les grands sacs de poudres séchées, de semoules fines, de pois, d’amandes, de farines blanchâtres, les grappes lustrées et brunes des dattes distillant la saveur forte et le sucre du vivant, la chair et le suc, le nectar bienfaisant des figues séchées qui avaient les formes étranges et figées de couronnes mates et de diadèmes, ou de filaments de peaux ramifiées. Les larges conques éventrées des pastèques s’étalaient, humides et fraîches, tranchées, éclatantes, et le brusque mouvement et l’envolée vive des mots en arabe retombaient sous les masses brunes des étalages, puis s’en allaient se perdre ainsi que les déchets vivants d’un instant dans les odeurs âcres et les taches gris-blanc des délivres entassées et des couleurs assemblées.

Les rires, les cris parfois et les voix des marchands, les peaux brunes contre les couleurs des tissus, les longs vêtements arabes dont le bas se mêlait aux sandales ou aux pieds nus dans la poussière du sol, faisaient une vie qui montait dans l’air du matin, brillait, flottait sur les visages, sur les rues, dans les bruits de la ville et les parfums de l’air. Tresses d’ail et d’oignons, cages blanches et bleues d’oiseaux fixées en hauteur ainsi que des palais miniatures, des filaments de fer peint et de bois, des réductions de fines basiliques d’orient, balais, ustensiles de fer, plateaux de cuivre sertis du beau dessin en bannière des caractères arabes, paniers en paille odorante aux senteurs de soleil et de foin s’entassaient, et au milieu un homme hurlait, puis riait brusquement d’une voix venue d’insoupçonnées cavernes, agitait ses bras tendus devant lui comme des mécaniques, des jouets infatigables d’adultes – puissances forcenées, immensités magiciennes – sur des monts de cacahuètes en touffes légères, en flocons clairs qui séchaient au soleil. Les pièces de monnaie et les bijoux d’argent tintaient, les paroles fusaient comme des sourires, des sons, des mouvements et des lumières. Un jeune garçon vif courait dans l’étroite ruelle, pieds nus, invectivant et hurlant. Les mains se tendaient, se crispaient, les sons claquaient, tandis que je serrais plus encore la main de ma grand-mère dans la mienne, et nous nous enfoncions dans les dédales, dans les secrets de la ville, les mouvements des hommes, les forges de la terre et ses entrailles obscures.

Un ricanement avait monté, cingla sur le côté, frappa jusque sur mon visage comme s’il m’avait touché. Un vieillard était assis sur le sol, recroquevillé contre un mur. Ses yeux noirs, éclatants et mouillés croisèrent les miens. Tassé contre le sol, semblant cependant depuis le sol me surplomber, tout son être me prenait dans quelque affreux entonnoir. Oh, dans quelle ombre et dans quel recoin me serais-je jeté ?

Ma grand-mère parla, quelques mots en italien, en arabe, puis une phrase en français. Le vieil homme riait. Ils riaient ensemble et les paroles tanguaient, floues, mouvantes dans mon esprit tandis que je recommençais de regarder et attendre, à la façon à jamais répétée semblait-il de pourtour que j’étais, dans cette Arabie coloniale et première, comme avec mon grand-père chez le vieux libraire de la Porte de France. L’homme était vêtu d’une longue robe bleu pâle, délavée et salie, tachée de poussières séchées, échancrée sur le devant d’une fente aux fins nœuds de coton blanc. Brandebourgs, décorations d’habits de militaires, parures de tambours mais que je ne connaissais d’habitude que dans l’éclat et l’apprêt rigide du neuf. Il agitait les mains, souriait de ses dents recourbées, brunes et cassées. Il se tenait recroquevillé en équilibre sur la plante de ses pieds, apparaissait, disparaissait. Il semblait se balancer et le triangle de tout son corps s’animait dans son regard fou, puissant, redoutable, et dans ses mains immenses et brunes qu’il battait dans l’air, sans fin, régulières, rapides. Anathèmes ! Folies ! Le langage des hommes scandait tout son corps et tout l’air. Puis les mots en arabe sombraient, s’éteignaient cependant, absorbés pour moi dans le sourire doux de ma grand-mère qui continuait d’écouter.

Et je vis l’étrangeté terrible en bas du vêtement, sur un pied du vieil homme. Les mots en arabe dansaient autour de ce vrai centre aveugle, et tout tanguait sous cette vision seule à laquelle je ne pouvais plus échapper. Je regardai la forme nette, ni une idée, ni une terreur dans mon cerveau d’enfant. Elle était sur les corps, à portée, immobile sous le balancement lent du vieil homme, apparaissait, disparaissait, fixe dans mon cerveau. Un ongle de l’homme, sur le gros orteil d’un de ses pieds nus, triomphait impossible et terrible, démesurément énorme. Large, épais, anormal et figé, il trônait brusquement dans la chair comme un gros coquillage. C’était étrange et monstrueux. L’ongle et le pied irradiaient de stries pâles solidifiées dans la chair, d’ondes multiples et brunes, beiges, blanches, rendues à l’impossible matière des minéraux et des chairs. Animal des enfers et des peurs ! Sabots ! cornes ! chèvres ! chevaux ! Brusquement l’édifice des corps et des êtres s’effondrait et je demeurais hébété. Tout à coup le vieil homme face à ma grand-mère éclata d’un rire puissant, comme s’il ignorait la rigide et terrible grosseur, la coque forcenée sur son pied. Ma grand-mère répondit d’un sourire encore, d’un adieu, et nous reprîmes notre chemin. Je me tenais serré, porté, flottant dans l’irréalité et dans l’assurance de ma grand-mère contre moi. Alors tout près, abruptement dévoilé à un angle du mur, un âne noir et gris apparut, leva sa tête énorme, ouvrit sa très démesurée bouche d’ombre, de salive et de langue, offrant la corne blanche luisante de ses dents. Il tendait le museau en avant et hurla d’un braiment rauque. Avais-je sursauté ? Ma grand-mère déjà m’agrippait et m’enveloppait du rire doux de la vie poursuivie et des mères. Au contour des énormes yeux de l’âne bruissaient des grappes vivantes de mouches qui semblaient se nourrir du grouillement sans fin, de l’humidité mate, brune et vivante des yeux larges et noirs comme des poissons morts échoués. Le braiment exténué de l’âne enflait tandis que je m’étais écarté, se répandait à l’état de plainte, de douleur sourde et terrible dans l’écho des murs, sur le sol maculé et dans l’air des ruelles. Il me sembla un instant que cette plainte sourde m’était adressée, était un signal, une brusque interdiction, une mise en garde brutale et solennelle. Et je ne doutai pas que ce fût pour avoir regardé les pieds du vieil homme et la grosseur monstrueuse, anormale, de l’ongle.

Un tournoiement vif. Des lieux, des ruelles et des corps tout autour. Et des années plus tard, si loin de Tunis, parcourant Les Voix de Marrakech d’Elias Canetti, je retrouverais ce large et terrible braiment de l’âne, comme un rut et comme de la vie à l’état natif (avant de retrouver ces « sons de Tunis » à Jéricho encore, à Gaza, à Karnak enfin en Égypte sur les rives du Nil). Mais pour cette brusque et très réelle présence de Gorgone d’un instant, cette faute si limpide dans la raison logique et mes magies de l’enfance – avoir regardé la matière, l’ongle insoutenable – n’était-ce pas les irritations, les gênes indistinctes que j’éprouvais parfois dans les vêtements, les entraves sur mon corps, la fatigue, l’inconfort qui avaient pris cette forme tout à coup extérieure ? et elle n’était plus située exactement dans ma chair, n’en venait pas, mais demeurait posée au-dessus du monde et de la Médina, à la manière des idées cherchant et des fatalités passant, qui hésitaient, flottantes et invisibles menaces sur les vivants, et descendaient sur les êtres – cela avait été le vieil homme accroupi et son horrible pied – tandis que leur matière déjà d’antique destin, de croisement entrevu des terreurs se refermait loin de moi, laissant seule la trace d’une lame disparue, redoutable, d’une morsure, d’un coup porté, d’un cimeterre levé, de concrétions aux traces de dangers écartés dans les ruelles, d’une blessure échancrée et ouverte dans la lumière du jour.

Les épices emplissaient les ruelles, cumin, cardamome, carvi, et le sang et l’eau faisaient corps dans les stries spongieuses du sable sur le sol. Un mouton égorgé de toute sa masse brusquement près de nous s’affaissa, ruissela sur la terre, trembla encore d’une frénésie brève. Les gestes des hommes se déployaient sur lui, rapides, fusaient sur la laine claire maculée d’éclats rouges du sang jaillissant. Habiles comme des abeilles repoussées, les mains avides et vivaces bourdonnaient dans le scintillement des voix, des injonctions, des cris et des mots en arabe.

Après la Place d’Espagne et vers la Médina, nous passions dans les ruelles du cuir, lancéolées dans l’air de sacs beiges suspendus, parfumées d’ambres et d’huiles. Nous traversions les boutiques des métaux en fusion, chaudes dans l’entêtante et heureuse résonance des marteaux. Les odeurs de graisses chauffées emplissaient les détours des ruelles. Nous parvenions enfin aux sucreries et aux pâtisseries arabes, près des cages d’oiseaux et des chariots d’oranges. Et ma grand-mère me tendait sur l’épais papier vert, opaque et gras comme embué d’une haleine fraîche et sirupeuse, le petit morceau d’halva que je portais à ma bouche. Sur ma langue la pâte de sésame, forte et heureuse ambroisie, délice retrouvé, avait le goût un instant de la peur éteinte et des secrets entrevus, de l’épuisement, de la douceur, des dédales des ruelles, des êtres assis contre les murs des maisons, des forges de l’univers, des cuivres chauds et des métaux, des gestes, des histoires des hommes. Et les hommes absorbaient, avalaient, sécrétaient, touchaient, sentaient, respiraient, et ingéraient encore, comme s’ils baignaient sans fin dans les ruelles vivantes, les fers chauds, les graisses, les odeurs, le sang dilué, les clameurs, les éclats des voix, les sourires et le flottement des corps sur la terre et les pierres. Et la vie tout entière avait un instant l’immensité et la forme et le goût de cette exquise gourmandise, ce nectar de sève sur l’épais papier vert, tandis que tout mon être gardait en lui la vision encore, la connaissance et le mêla du corps de l’homme à l’ongle monstrueux, le braiment brusque et terrifiant de l’âne, le sang du mouton égorgé frémissant, dans le secret de mon corps et le simple bonheur.

Seule l’étrange cathédrale, sur les avenues larges dans les quartiers européens de Tunis, semblait battre pour moi d’une même et secrète énergie que la Médina. Elle enserrait quelque impalpable centre attirant tout mon corps. Mais elle n’existait pas ainsi de l’extérieur pour moi. Monumentale, enchâssée dans les hauts immeubles neufs de la grande avenue Jules Ferry, s’y alignant comme une des plus étranges façades avec ses deux petites tours, clochers, pigeonniers sur le rang des immeubles droits et serrés au-dessus des grands arbres odorants, avec son chapiteau de l’entrée épousant le contour arqué d’une demi-lune austère parée en son centre d’une trop large et trop rigide croix qui marquait sa nature d’église, elle m’apparaissait dans le tracé rectiligne des immeubles sans la grâce des courbes. Et malgré ses trois arcades du seuil sous lesquelles nous passions pour entrer, renvoyant certes un peu à des formes d’orient, elle dispensait une froideur sans beauté donnant sur les arêtes sévères des immeubles autour qui se fondaient contre elle.

Je ne voyais pas alors exactement la façade de la cathédrale et je demeure surpris des photographies à présent. Outre qu’on m’y menait, dans une sorte de destination de fonction plutôt qu’en un lieu, et je n’avais pas à m’y diriger seul, la cathédrale faisait plutôt partie d’une impression générale et précieuse que je ne détaillais pas, d’une ligne entière des immeubles et de la grande avenue sous les grands arbres, dans la douceur du soleil et les parfums de l’air. Je n’ignorais pas sa présence depuis le dehors et la grande avenue, ni les seuils brefs, quand nous entrions, de ses quelques colonnades d’un orient fugitif des basiliques, mais l’entrée elle-même faisait plutôt pour moi l’impression très rapide d’un brusque univers côtoyé, mieux connu et « déplié » ailleurs, ici étrangement réduit et un peu austère, de palais.

Depuis le dehors cependant, sur la grande avenue, il n’y avait pas de recul ni de perspective suffisante de face, et nous venions des côtés longeant les immeubles, ainsi nous entrions dans la cathédrale sans l’avoir aperçue se détacher d’abord dans le rang des immeubles. Seule sur la façade je connaissais la fresque claire en bande longue et jaune, au dessus de l’entrée, et qui offrait les plaisirs chatoyants d’un monde enfantin et heureux, à la dimension cependant de géants – deux anges avec des trompettes s’étiraient finement de chaque côté comme de fins voiles colorés au vent et entourant le large médaillon rond du Christ – et faisait pour moi dans le jour sur l’avenue, mais trop haut, un instant le reflet des mosaïques silencieuses du palais du Bardo, ou évoquait encore les décolorations et les lignes claires dessinées d’une belle publicité d’Europe immense et figée.

L’intérieur de la cathédrale préservait et cachait quelque souffle secret, comme une haleine intime. Apparaissaient d’abord des colonnes, des arcades et leurs belles impressions de bonbonnières des côtés, des couleurs, des peintures et des scènes dessinées de toutes parts, mais tout se transformait vite (comme cela continue de le faire dans mon esprit), en une sorte de sentiment de soubassement, étrangement épuré et profond sous la surcharge, telle de surface, telle d’émail et de couvercle, des images, des dessins, des arcades, des colonnades et des couleurs.

Parfois, le dimanche, dans les odeurs d’encens et le son éclatant de l’orgue, bonheur cinglant qui rayonnait longtemps en moi après la messe comme des éclats de musique et de cosmos tonnant, tandis que l’assistance s’était dispersée dans la promesse et le bonheur bientôt au dehors, au soleil, du choix des pâtisseries, des cafés et des glaciers sur la grande avenue, nous nous attardions avec ma grand-mère et je traversais la cathédrale silencieuse, striée de lumières et d’ombres apaisantes. Il n’y avait plus rien du grand édifice érigé et droit que je connaissais depuis le parvis, ni de ses apparences normales, de la légitimité d’une Europe à portée, des rituels de la religion et des messes des matins ensoleillés. Brusquement il faisait froid et humide. Derrière l’autel, après un rond et ventru baptistère aux inscriptions larges et que je ne savais lire, comme les surépaisseurs d’une taille au couteau, dans un rétrécissement nous descendions quelques marches. Des légendes couraient, que nous nous tenions dans les anciennes cités des morts. Nous étions seuls dans une étrange crypte. Ma grand-mère fermait les yeux, immobile, tenait serré dans ses doigts un rameau de feuilles sèches aux senteurs musquées et fortes joignant l’odeur du sol. Je respirais l’acre humidité des parois et des murs s’effritant, j’entendais ma grand-mère psalmodier en latin, ou en italien, mais dans une coulée si rapide que je ne pouvais la suivre, puis elle ouvrait les yeux, levait la tête, souriait, radieuse et si vivante avec moi sous la terre et les pierres.

C’était des couloirs de terre sombre et de pierres s’effritant (et je n’ai retrouvé leur sensation depuis, loin de Tunis, cette même impression d’assemblée recueillie disparue, de crânes, d’ossements, de vêtements épais et de petits objets séculaires et fanés, entassés dans la poussière et déposés en offrandes, que dans la Sanità à Naples, le vieux quartier des églises primitives de la cité et des anciens catacombes). Des murmures et des chuchotements régnaient dans les passages et les recoins, dans les prolongements étroits tout autour de la crypte, se mêlaient à l’odeur de la suie et des cierges, se posaient comme les faibles lueurs des flammes allumées des bougies, comme de lents papillons de terre et de lumière dans mes yeux sur le son régulier des prières.

Une femme avait parlé. Était-ce cette silhouette claire, en robe légère dans le froid humide, agenouillée, la tête couverte d’un voile de couleur pâle et que nous avions dépassée ? ou cette autre tout près, contre le mur frais à le toucher ou s’y fondre, et qui bordait de fleurs séchées et fades un Christ blanc d’ivoire étendu sur sa croix noire d’ébène ? Les odeurs et les pierres, l’humidité, le silence sourd, fil immatériel et vaste des psalmodies scandées les unissant, se posaient entre les voix chuchotées, s’inséraient pour moi dans les mots venus d’Europe où mon oreille identifiait un peu de français, d’espagnol, d’italien, tissés dans le latin d’église des messes, des chapelets et du dimanche matin. Mais toutes les formes neuves de Tunis au-dessus de nous, la grande avenue, les dimanches, les matins et les messes avaient fléchi un instant dans mon esprit sous les couloirs et les dédales de la crypte et du sol, se mêlaient aux dédales de la Médina, à son essaim sourd et vivant, secret, bourdonnant jusqu’ici sous la terre de son étrangeté et de ses insoupçonnés passages.

Pour ressortir enfin, au contraire de l’accès unique et clair du parvis sur la grande avenue, la cathédrale continuait de s’ouvrir sur de très longs côtés, après quelques marches pour remonter, en de très étranges et étroits détours, dans une sorte de mémoire involontaire des sous-sols et des siècles, et ressemblant bientôt à des ruelles, des voûtes et des murs de maisons. Et j’éprouvais déjà dans tous ces passages le dessin merveilleux, le souvenir, les secrètes indications de Médina redoutée et rêvée. les secrètes indications de la Médina redoutée et rêvée. L’alchimie et la métamorphose alors des nuits et du froid en les roses des sables, toutes les concrétions tenaient entre ces couloirs, ces sous-sols et les corps.