mercredi 28 novembre 2018

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Fred Forest — un entretien

I. Qu’est-ce qu’un dispositif organisationnel ?

, Fred Forest , Jean-Louis Poitevin et Martial Verdier

Lors de la première partie de cet entretien, réalisé à Paris en juin de cette année, Fred Forest évoque La bourse de l’imaginaire, manifestation qu’il a réalisée au Centre Pompidou en 1982, un événement à la fois extraordinaire par la force « prophétique » dont il était porteur et peu commenté ou pris en compte aussi bien par les artistes que par les critiques.

Du matériau

Bien qu’il ait connu de réels succès, Fred Forest est resté en butte à l’incompréhension voire à une sorte de détestation de la part des institutions. Son œuvre ne s’est pas imposée en grande partie parce qu’on a dressé face à elle le mur d’une indifférence gênée, alors que, comme le montre bien la première partie de cet entretien, elle est porteuse d’un questionnement et d’éléments de « réponse » qui sont non seulement d’une actualité toujours brûlante mais d’une nécessité urgente.

C’est parce qu’il utilise un « matériau » que les autres artistes n’utilisent pas ou si peu, et en tout cas rarement en tant que tel, les médias, compris comme structure globale, transversale et planétaire de communication, que Fred Forest est resté et reste encore non tant incompris que tenu à distance. En effet, il n’a pas inscrit son œuvre dans le monde qui était le sien et le nôtre, il a fait de l’élément central constituant la nouveauté de ce monde, sa dimension médiatique, le matériau brut de son œuvre.

Il n’y a là aucun mépris pour les formes habituelles de l’art et ses matériaux, qu’ils soient considérés comme nobles ou non, mais une approche « visionnaire » du « fait » central qui affecte la planète terre depuis la seconde guerre mondiale de manière effective, la prise en charge par les médias de la totalité du « réel » au point de s’imposer comme étant la « forme » même de ce « réel ».

Ainsi voit-on se dessiner ce qui est aujourd’hui encore une « critique » en acte des différents types de postures, de discours et de positionnements qui sont le pain quotidien avec lequel les artistes de toute obédience nourrissent leur bonne comme leur mauvaise conscience.

On a glosé jusqu’à la caricature sur les liens entre médiums et pratiques artistiques et cela n’a pas posé de problème particulier de compréhension tant qu’il s’est agi de passer de la peinture faite à l’atelier à la peinture en tube, du marbre au plastique ou de la photographie argentique à la photographie numérique !

Mais dès lors qu’il s’est agi de penser les pratiques qui ont eu recours à des « matériaux » d’une autre nature, le blocage a été plus net. L’électricité, les codes numériques, la matière appréhendée du point de vue de la biologie, pour n’en citer que quelques-uns, ne sont pas en effet des matériaux au sens habituel du terme mais c’est d’avoir été appréhendés ainsi par des artistes qui en a fait les vecteurs de pratiques artistiques « nouvelles ».

En prenant en charge « les » médias, en en faisant à la fois le matériau et le vecteur, le support et le contenu de ses œuvres, de « son » œuvre, Fred Forest a non seulement « inventé » quelque chose par cet acte d’appropriation qui était en fait une opération de transmutation d’un élément « non noble », parce que quotidien et lié aux usages de la vie, en matériau noble digne de porter à l’existence une œuvre d’art, mais il a aussi élargi le champ de l’art en en faisant un élément concret lié la vie même.

En effet, à partir des années soixante il n’était plus possible d’ignorer que le système médiatique, c’est-à-dire l’ensemble des médias, était devenu non seulement la forme même du réel et le vecteur de son contenu, mais l’auteur-traducteur-interprète, ou si l’on préfère le grand herméneute de nos existences qui y prenaient sens et s’inventaient.

Fait divers extrait de la "Bourse de l’imaginaire"
Fred Forest en Fernand Legros

Du dispositif selon Agamben

Quelque chose transpire dans le discours et la position de Fred Forest, qui vient de la forme particulière d’invention qu’il parvient à faire exister. Il faudrait, pour en prendre la mesure, en appeler au transindividuel simondonien plus qu’au geste créateur conçu comme la manifestation d’une puissance individuelle. S’il existe, c’est comme un élément du dispositif dont il est le révélateur et l’activateur. S’il est reconnaissable, c’est qu’il se rend reconnaissable en portant toujours la même tenue ou à peu près. Il est en quelque sorte son propre logo étant entendu que ce qu’il porte, sur et par sa personne, c’est le projet dont il accepte de n’être de facto qu’un des rouages même s’il est le rouage moteur.

Le rappel des nombreux éléments qui constituent le dispositif de cette œuvre – car c’est bien d’œuvre qu’il s’agit, même si le fait qu’elle soit justement éclatée en diverses actions, sur divers supports, en multiples éléments hétérogènes et pourtant coordonnés, semble la rendre incernable comme une totalité, comme l’est par exemple « un » tableau – n’est en rien une accumulation de détails. Bien au contraire, c’est cela qui permet de prendre la mesure de cet ensemble d’actions et de leurs agencements divers.

Ce qu’il importe de dégager ici, c’est précisément ce qu’est un dispositif. On se souviendra du texte de Giorgio Agamben, intitulé Qu’est-ce qu’un dispositif (Éd. Rivages poche/petite bibliothèque) qui faisait buter une quête étymologique sur un parti pris « théorique » pour le moins étrange. En effet on peut y lire ceci : « Le terme dispositif nomme ce en quoi et ce par quoi se réalise une pure activité de gouvernement sans le moindre fondement dans l’être. » (op. cit., p. 26-27)

Cette césure, cette scission, ce clivage, cette séparation ontologique entre ce qui relève de l’être, appartiendrait à l’être faudrait-il dire, et ce qui n’en relèverait pas, lui sert à maintenir actif le schème d’un partage entre deux mondes que sépare une ligne franchissable (p. 40, « La césure qui sépare les deux sphères est essentielle... »), partage qui serait comme dépassé seulement par un saut qualitatif, un bond dont la réussite impliquerait une opération magique, celle d’un changement de nature du sujet sauteur. Magique, l’opération l’est en ceci que la possibilité de la métamorphose ontologique est comme inscrite antérieurement dans le sujet qui va la valider en la dévoilant comme préexistant en lui.

Par un geste d’écrasement des concepts et une essentialisation du dispositif, Giorgio Agamben parvient à une confusion dommageable entre théologie et patristique, en cherchant non à penser ce qui se produit mais à replier ce qui advient, l’événement, sur ce qu’il est supposé « incarner ».

« L’événement qui a produit l’humain constitue en effet pour le vivant quelque chose comme une scission qui reproduit d’une certaine manière la scission que l’oikonomia avait introduite en dieu entre l’être et l’action. Cette scission sépare le vivant de lui-même et du rapport immédiat qu’il entretient avec son milieu – c’est-à-dire ce que Uexküll et après lui Heidegger appellent le cycle récepteur-désinhibiteur. » (op. cit., p. 35-36)

À vouloir moraliser la question en réintroduisant le sacrifice et la profanation comme modalités de la manifestation des dispositifs (« le dispositif qui met en œuvre et qui règle la séparation est le sacrifice... », p. 40) il rate l’événement lui-même que constitue un dispositif.

Fait divers extrait de la "Bourse de l’imaginaire"
Fred Forest, Bourse de l’imaginaire

Du dispositif organisationnel selon Fred Forest

Si ce que Fred Forest a mis en place dès ses débuts sont des dispositifs, alors un dispositif apparaît comme un processus complexe d’une ampleur factuelle inédite ou qui se rapproche du seul art basé sur un dispositif complexe, le cinéma, à ceci près qu’ici il n’y a pas des restitutions de la complexité en un élément unique qu’est le film. Le dispositif comme mise en relation d’éléments divers dans des temporalités diverses, avec des acteurs agissant dans des strates socio-culturelles diverses, même s’il est aussi une machine à produire des éléments, ne peut être subsumé sous un élément unique. Un dispositif, ici, c’est la cohérence dans une durée donnée, elle-même d’ailleurs composée de temporalités hétérogènes, d’une multiplicité d’actions qui toutes participent à la mise en relation de strates de réalités hétérogènes.

Le dispositif se manifeste donc essentiellement à travers deux grandes fonctions, l’une qui est celle qui dérive de la compréhension de ce qu’est un média, la fonction d’enveloppement des données, et l’autre qui dérive du processus d’invention qui consiste à poser ou à découvrir l’existence d’un problème, entendons d’une difficulté, ici la résistance de l’institution au projet, et plus même le fait qu’elle entend l’empêcher de se réaliser, « scandale » au sens originaire du terme de pierre d’achoppement qui ouvre les vannes à la manifestation de la puissance créatrice et organisatrice en lui donnant un but. Le but ici n’est pas ce qui une fois atteint rend le jeu obsolète, bien au contraire. Le but, c’est ce qui une fois atteint, à savoir prendre le dessus sur un refus pour rendre possible le projet et le réaliser, permet précisément à la réalisation d’avoir lieu, à l’invention de se manifester au-delà du seul dépassement de l’obstacle et à la multiplicité des actions, des acteurs et des fonctions d’entrer en résonance.

Mais le dispositif ne se réduit pas à cette mise en résonance. Il est, dit Fred Forest, organisationnel, c’est-à-dire qu’il se constitue à la croisée des nécessités d’organisation qu’impose l’invention. Par organisation, il faut entendre la coordination de l’ensemble des actions nécessaires à la production d’une œuvre et ici, il ne s’agit pas de tubes de couleurs, de toiles et de pinceaux, de films et de caméra, mais d’un ensemble complexe, à peu près aussi complexe que l’est la société même dans laquelle est produite l’œuvre.

Le dispositif est la pensée faite acte de la mise en relation dans le cadre d’un projet multimédia de l’ensemble des gestes nécessaires pour qu’elle advienne dans toute sa complexité et toute sa complétude. Là aussi, comme dans un tableau ou un morceau de musique, rien ne peut manquer qui ferait perdre l’équilibre à l’ensemble.

Ainsi dans cette histoire de faits divers imaginaires devenant réalité médiatique par l’activation du dispositif, c’est le fait même de recevoir et donc de percevoir qui est activé d’une nouvelle manière. En effet, le récepteur a été le premier déclencheur du processus. Ce sont des gens comme tout le monde qui ont envoyé leurs histoires et des gens comme tout le monde qui les ont reçues.

Ni narcissiques, ni tautologiques, bien au contraire, car ce que cela donne à voir, outre l’ensemble des éléments concrètement produits, images, sons, textes, pages de journaux, etc ..., ce sont des rencontres réelles entre des personnes qu’active le dispositif organisationnel.

Au fond, le dispositif organisationnel c’est le processus créatif révélé à ceux qui habituellement en sont et n’en sont que les récepteurs dans la mesure même où ils en ont été cette fois non seulement les acteurs mais le moteur.

C’est bien une activation du cycle récepteur-désinhibiteur qui est en jeu et avec elle, l’activation des processus de subjectivation qui se trouvent « repris » dans et par un ensemble des gestes et des actions montrant que la césure, la séparation d’avec la sphère de l’être, n’est pas à dépasser par un saut accompagné de métanoïa, mais à combattre comme un leurre psychique. La séparation est tout sauf une dimension relevant de la structure de l’être. Elle est bien plutôt le fruit du renversement ou de la déchirure par la théologie chrétienne d’un lien vécu comme tel entre les figures du rêve et les formes du dessin.

Le divers du fait qui est activé dans le dispositif organisationnel est ce qui ouvre la porte non à la supposée vérité des faits dont on nous rabâche les oreilles dans les médias, mais à la diversité du fait même, de ce fait-événement que constitue l’œuvre comme agencement d’un divers qui n’est ni subsumable sous la férule d’un dieu ni tenu pour impensable à cause de l’incohérence d’un divers incommensurable.

Le dispositif organisationnel, c’est l’activation de l’imaginaire comme dimension constitutive de la pensée et de l’existence. Nous nous trouvons alors en train de participer à leurs agencements variés et multiples et non plus en train de nous soumettre aux formes de leurs manifestations théologiquement constituées.

(à suivre)

Fait divers extrait de la "Bourse de l’imaginaire"
Fred Forest, Bourse de l’imaginaire