lundi 31 décembre 2018

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Fred Forest II/II

L’éthique dans l’art et l’éthique de l’art

, Fred Forest , Jean-Louis Poitevin et Martial Verdier

Dans cette seconde partie de l’entretien qu’il nous a accordé en juin dernier, Fred Forest évoque tout d’abord deux grandes figures de l’art et de la pensée Flusser et Restany.

Fred Forest 2 from TK-21 on Vimeo.

Un trou dans les journaux

Outrepassements

Il a en effet été en contact régulier depuis sa participation à la XVe Biennale de Sao Paulo en 1982 avec le philosophe des médias Vilèm Flusser. Le portrait qu’il dresse de cette figure toujours trop méconnue en France est à la fois précis, amusant et éclairant. Les anecdotes disent bien comment « fonctionnait » ce penseur, son humour mais surtout l’acuité de sa vision, même si, comme le raconte Fred Forest, il s’est trompé lorsqu’il imaginait la vie que nous devions mener en l’an 2000. Il évoque une remarque de Flusser, alors qu’ils commençaient à peine à se connaître, qui a déclaré à son sujet : « ah vous êtes le type qui fait des trous dans les journaux ». Il évoquait bien sûr l’achat d’espaces dans les médias presse pour diverses actions.

1972- Tribune de Lausanne

Cette image du trou dans le journal définit parfaitement l’un des aspects majeurs du travail de Fred Forest, qui consiste à investir des lieux ou des espaces institutionnels, journaux, musées, mais aussi parfois la rue, et à les faire fonctionner malgré eux et, en quelque sorte, retourner ce fonctionnement « contre » eux.

Sa pratique en effet consiste à retourner les règles imposées, à outrepasser les limites apparemment indépassables, à transformer les refus apparemment définitifs et à en faire pour une part au moins la « matière » même de l’œuvre.

Nombreux sont les artistes qui ont tenté, chacun à sa manière, de réduire, d’abolir, de s’opposer, de transgresser la limite qui est aussi séparation entre art et vie. Fred Forest n’emploie guère ce vocabulaire mais ses actions se situent toutes dans l’orbe de cette « tentative », ou plutôt tentation, qui a animé les pratiques artistiques au long du XXe siècle.

Il y a une différence par rapport à un grand nombre de ces tentatives. Elle tient en ceci que Fred Forest met concrètement en pratique ce « dépassement » qui n’est pas un dépassement « de » l’art mais un « outrepassement » « par » l’art des cadres et des limites qui participent à cette mise à distance et à son maintien entre les soi-disant artistes et les soi-disant spectateurs.

Chacune de ses actions est une brèche ouverte dans le cadre, une fissure faite dans les limites, une ouverture dans le blocus psychique, là où tous participent à faire en sorte que chacun reste chez soi et que les vaches soient bien gardées !

Acheter un espace dans la presse et y laisser un blanc, faire un trou dans la page, c’est permettre de facto à chacun non seulement de le remplir comme il l’entend, mais surtout de s’approcher du mystère de sa « plénitude » habituelle. En découvrant que c’est possible, c’est l’infinité du possible qui s’engouffre là et se met à couler, fleuve invisible, de la page de journal dans l’esprit de celui qui peut s’approprier ce silence ourlé ou cette proposition incongrue parce qu’il n’y a rien à acheter mais du rêve à construire.

En un sens, Fred Forest met en place des « gestes » adaptés à la nouveauté des médias, on pourrait dire des « gestes avec » médias, pour faire écho ici à ce livre de Flusser, écrit directement en français, intitulé Les gestes et dans lequel on trouve un chapitre intitulé « le geste avec vidéo », et cela alors que les autres parmi ceux qui tentaient des « outrepassements » le faisaient dans le cadre d’une pratique et non pas au cœur même des « machines de médiation culturelle » que sont les médias et les musées.

Esthétique versus éthique

Lorsqu’il évoque Pierre Restany, Fred Forest se réfère à un élément majeur qui innerve toute son œuvre, le déplacement de l’esthétique vers l’éthique. En effet, le véritable objet de son travail, de sa démarche, sinon depuis le début du moins depuis qu’il a compris qu’il ferait face toute sa vie à l’obstination menteuse des institutions, c’est une manière de faire émerger du brouillard, dont la société de consommation recouvre tout ce qu’elle touche, des pans de vérité ou si l’on préfère des espaces dans lesquels quelque chose pourra apparaître qui sera de l’ordre de « la » vérité.

Il ne faut s’y tromper, il s’agit moins de faire surgir « LA » vérité du chapeau de la magie artistique que de faire naître des « moments de vérité » dans la relation directe avec d’autres, institutions, public, personnel, spectateurs, gens qui regardent la télévision ou lisent le journal. L’œuvre devient ainsi le moment et le lieu de l’émergence de cette activité de vérité, de « véritation » faudrait-il dire car c’est bien d’une action qu’il s’agit, d’une sorte de parrêsia en acte, celle qu’évoque Michel Foucault dans les textes et les réflexions qui occupèrent les dernières années de sa vie.

Dans ce travail d’outrepassement, la conscience est renvoyée à son aveuglement et la vérité s’impose non comme un élément autre qui vient du dehors la guider à nouveau, mais comme ce qui lui advient lorsque se défait le pli aveugle qu’elle portait en elle et qui la conduisait à ne pas percevoir ce que pourtant elle faisait. Chez Fred Forest, cela devient une exposition qui se construit en énonçant, plus encore qu’en dénonçant, les conditions mêmes de l’exposition, par exemple qu’elle se fait malgré et contre des refus qu’on lui oppose, qu’elle se déplace pour les contourner, qu’elle joue sur le temps pour épuiser ceux qui disent un jour oui et le lendemain non, bref qu’elle se construit et s’invente au cœur de l’adversité comme une tentative de provoquer la venue du moment vrai, du kairos, renvoyant ainsi la passivité de l’éternel spectateur à la case posture de consommateur, et celle de l’artiste traditionnellement perçu comme créateur de formes à celle de chef de marketing ou de publicité.

Ainsi se profile la « leçon » de cette parrêsia en acte : que celui qui « veut » quelque chose l’obtient dès lors qu’il sait à la fois provoquer sa chance et faire preuve de souplesse et d’imagination, c’est-à-dire de liberté vis-à-vis de tous les modèles idéologiques qui sont les bourreaux de toute pensée en acte.

C’est sur ce seuil que se tient aujourd’hui encore Fred Forest, qui est l’un des rares à comprendre ce qui est en jeu dans le mouvement dit des « gilets jaunes », au moins en ceci que, comme il l’a fait depuis plusieurs décennies, ces derniers agissent à partir de leur refus des cadres représentatifs, politiques, syndicaux considérés comme légitimes, et transforment ce refus en un signal puissant qui est déjà une mise en pratique de ce qu’ils appellent de leurs vœux.

Quel nom donner à ce « vœu » ? Le nommer trop vite serait là encore remettre la clé dans la serrure d’une porte de prison mentale à peine ouverte. Alors, gardons-le pour ce qu’il a de décalé car il s’agit d’une forme concrète de parrêsia, d’une compréhension « directe » de ce qui est en jeu : pouvoir jouir d’une liberté et d’un accès à une vérité relevant d’un genre philosophique oublié.

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