mardi 28 octobre 2014

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Enfin voir les monstres

Le cri s’y est formé à Lavera

, Jean-Louis Poitevin et Martial Verdier

Il faudrait ne pas oublier la fonction majeure d’une image, d’une photographie, en particulier de celles qui nous confrontent à des choses qui nous touchent, nous gênent, nous attirent, nous font peur : « être une instrument d’assimilation psychique du monde avant d’être un ensemble de significations symboliques ».
(Serge Tisseron). [2]

Assimiler l’inassimilable

Œuvres pictorialistes d’aujourd’hui, les photographies que Martial Verdier sont des Calotypes assistés comme il les nomme. Ses images nous plongent dans les remous de nos angoisses, de nos peurs et nous révèlent certains aspects des rets dans lesquels notre fascination pour ce qui est lié à la mort nous retient prisonnier.

En apparence, rien de tel, sur ces images, mais des paysages que nous croyons avoir assimilés parce qu’ils conditionnent notre mode de vie dispendieux basé sur l’industrie chimique.

Ces images nous agressent, mais en même temps nous sauvent. Leur cadrage large, ces couches rendues visibles qui allient les strates du temps en ouvrant une fenêtre sur un présent que nous feignons de voir, ces teintes qui évoquent le temps perdu et ces objets au repos qui parlent d’un danger invisible, tout ici parle la langue de l’improbable, de l’impossible et de ce qui est pourtant tout à fait réel.

Il nous faut absolument voir ce qui nous fait vivre en nous rapprochant, comme jamais ce fut le cas, de la mort. Martial Verdier s’attèle à cette tâche. Ses images, lourdes et lentes, nous invitent à une « médiatio mortis » d’un genre nouveau : voir dans les constructions des hommes, le geste mortel qu’engendre le désir de vivre mieux.

Au-delà, c’est la dimension fantomatique du visible, de tout visible que ces images révèlent, faisant de ces paysages méditerranéens des échos de souvenirs de choses que nous espérons ne pas avoir à vivre : la fin du temps dans l’explosion finale de toutes les raffineries et centrales de la terre.

Le voile déchiré qui traverse chacune de ces images est là pour nous le rappeler : l’assimilation psychique n’efface pas l’angoisse, elle la rend seulement acceptable pour quelques instants.

Ces images de Martial Verdier sont des manifestations de cet instant.

Uchronie et dystopie

Ces monstres de béton et d’acier crachant fumées et vapeurs, on les aperçoit en général de loin d’une voiture ou d’un train. Ils attirent notre regard parce qu’ils sont fascinants autant qu’effrayants. Leur masse nous semble inhumaine. La nuit, illuminés, ils nous piègent par leur beauté.

La définition du monstre conduit dans deux directions puisqu’elle désigne ce que l’on montre du doigt et le fait de désigner ainsi quelque chose au regard, le monstre est alors celui qui montre, mais aussi quelque chose qui nous fait peur et que, partant, nous ne voulons pas voir, le monstre est alors ce quelque chose d’étrange qui est proposé au regard. Ce monstre-là nous fait face, mais naît alors en nous la crainte de pouvoir un jour, maintenant, ici, être désignés en retour par lui, comme étant de la même nature que lui, autrement d’être nous-mêmes des monstres. N’est-ce pas d’ailleurs ce que nous sommes, nous qui les avons inventées et crées de toutes pièces, ces cathédrales d’énergie pure à pouvoir d’explosion absolue ? N’est-ce pas aussi ce que nous nous refusons d’accepter, de reconnaître, de savoir ?

Photographe de ces monstres industriels sans lesquels notre mode de vie urbain ne pourrait exister, Martial Verdier est un artiste qui en se réappropriant ces objets irregardables à travers une image décalée – un calotype, une image d’un type historiquement dépassé instaurant le réel actuel dans une sorte d’uchronie – nous contraint en regardant ces monstres à y voir une part de notre propre face.
Les très longs temps de poses nécessaires à la réalisation de ses images, font qu’elles ne captent pas le mouvement fugace des humains et que la présence inerte des monstres en sort renforcée. Ce que nous voyons ici est aussi une sorte de dystopie, un monde où il semble que les machines ont pris le pouvoir.

Ces photographies de Martial Verdier sont, de plus, des questions en acte sur la pratique et la « consommation » de la photographie. L’imperfection choisie de ces images, par son apparent manque de précision fait naître de ces monstres une impression de délabrement qui s’oppose en tout à l’ultra précision que l’on attribue à la photographie depuis sa naissance et à la technologie dont ils sont, comme on essaye de nous le faire accroire, ces monstres, les plus beaux fleurons.

Avec ses images semblant provenir du passé même de la photographie, Martial Verdier continue en fait de nous envoyer des messages du futur, de ce temps où, l’homme ayant physiquement disparu, ces monstres eux continueront de hanter un paysage sans personne pour le regarder, faisant ainsi perdurer, avant que les temps infinis les aient réduits, enfin, en poussière, l’idée que l’homme un jour fut présent sur cette terre, paradis impensable dont il s’exclut lui-même à force de le vouloir faire à son image.
Les photographies de Martial Verdier sont le portrait « extime » de l’homme quand il ne sera plus.

Notes

[1Le mystère de la chambre claire, Éditions Flammarion, coll. Champs, p.20

[2Le mystère de la chambre claire, Éditions Flammarion, coll. Champs, p.20

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