dimanche 26 mai 2019

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Comme un désastre ou presque

Captures d’Alix Delmas aux éditions LOCO

, Jean-Louis Poitevin

Avec Captures, sa première monographie publiée aux éditions LOCO, Alix Delmas produit une nouvelle œuvre, parce que ce n’est pas seulement une traversée de son histoire artistique, un portrait aussi bien intime qu’extime mais la mise en forme d’une réflexion sur les possibles qu’elle met en scène.

De quoi s’agit-il ?

Cette « œuvre livre » d’Alix Delmas, d’une rare perfection, mais c’est normal puisque réalisé par les éditions LOCO, portées par leur directeur Éric Cez, met en scène un parcours artistique dont on comprend aussi qu’il est un parcours de vie et une réflexion au long cours manipulant sensations, émotions, et questions esthétiques et philosophiques.

La singularité du parcours s’impose dès les premières pages et il devient vite manifeste que ce livre doit être lu comme un livre d’images plus encore que comme autre chose. Les textes et réflexions qui l’accompagnent sont importants, mais c’est l’agencement particulier des images, des dessins, des œuvres, qui s’impose comme un scénario mettant en scène une forme de critique générale de l’état post-historique dans lequel nous sommes aujourd’hui enkystés.

C’est sans doute là la force première de ce parcours en image, de nous emporter dans un voyage sériel au sens où la musique peut l’être. Ainsi de note en note, autant dire de page en page, nous avançons non vers un but, mais dans l’exposition des motifs. Très vite, on devine que cela va être à nous de tenter d’en comprendre les mobiles.

Alix Delmas — Caresses, 2017

Que voyons nous ?

Nous voyons du corps, un corps celui de l’artiste et quelques autres, enfants, amis au gré des nécessités et des circonstances. Mais aussi des objets, des situations architecturales singulières, des dessins, des sculptures et des interventions dans l’espace. À l’évidence, le corps n’est pas pour une opération narcissique mais bien pour une opération de mesure. Il est même l’instrument le plus absolu des poids et mesures, car il permet d’établir une relation avec les choses du monde auxquelles l’artiste se confronte et dont elle entend bien prendre la mesure, aux deux sens cette fois de l’expression.

Lignes, points, postures, toutes les mises en scène du corps ont pour fonction de mesurer en fait un écart, ou si l’on préfère la distance entre l’idée et sa mise en pratique. Et le corps est à la fois les deux puisqu’il est, en tant que corps de l’artiste porteur de sa pensée et en tant qu’instrument de mesure un élément qui est à son service, une sorte d’objet à la fois pinceau et motif puisqu’il trouve dans l’image une place souvent imposante.

On pourrait dire que ce qu’accomplit ce corps ce sont des gestes, mais ce à quoi ces gestes aboutissent dans l’image qui est le résultat capté du geste et qui constitue la matière même du livre, c’est à donner forme à une posture. Que cette posture soit, une position dans l’espace ou encore une place dans un espace, comme c’est le cas pour les œuvres monumentales, ces grands sculptures qui s’imposent dans des lieux comme des éléments posturaux se situant à mi-chemin entre affirmation et question, c’est quelque chose d’autre qui est visé. C’est cela que Captures, la première monographie d’Alix Delmas nous permet de tenter d’ approcher.

Alix Delmas — Come back tomorrow, 2009

Et les dessins renforcent cette impression d’être face à un ensemble de propositions qui ont pour fonction de nous confronter à un certain malaise qui n’est pas celui de la civilisation que celui de ceux qui la vivent. Car ces dessins, eux vont plus avant dans l’énonciation de l’absurde, de l’impossible, du piège, de l’enfermement. Il disent l’absurde de l’être au monde, le piège qui se cache dans chaque situation, l’énormité de chaque situation qui, si elle n’est pas jouée et transformée en posture, en question, est transformée alors en prison. On le répète depuis des décennies, que la photographie est la technique qui permet de capturer des morceaux de réels. Ici ce sont les postures qui capturent l’image. Car quelque chose de plus que ce qui est montré, et qui transforme le geste en posture, vient se glisser en permanence dans ces images. Ce quelque chose n’est pas leur signification au sens où elle serait immédiatement donnée, mais la fonction si l’on peut dire « remplie » par une certaine vacuité, celle qui se loge dans l’évidence même de ce qui est montré.

Car d’une certaine manière il n’y a rien dans ces images et l’incongru qui y pointe le nez n’est en lui-même qu’une sorte de clin d’œil vers un malaise. C’est ce malaise qui est donc le quelque chose. Si les motifs sont manifestes, le mobile reste encore caché.

Alix Delmas — La chambre verte, 2011

Au fond, le paysage

C’est moins à montrer qu’à décliner les enjeux de la question du voir que s’ingénie Alix Delmas. Parcourir ce livre, vite, lentement en lisant en regardant en feuilletant plus vite encore et en s’appesantissant sur telle ou telle page, c’est inévitablement noter les effets qui ne sont pas de répétition mais d’obstination. Quelque chose s’obstine en effet ici, qui semble être la mise en scène du corps alors qu’il s’agit en fait de la mise en scène de la crise de la place du corps. Confronté à des objets, à des espaces clos ou à des extérieurs variés, c’est toujours un corps qui semble chercher à comprendre ce qu’il fait-là, où il se trouve et comment il en est arrivé là. Mais en fait aucune réponse n’est donnée sinon ce constat qui est à la fois qu’il n’y a rien à voir que ce qu’il y a à voir, et qu’il y a bien quelque chose, mais à percevoir. Et cela se joue alors dans le décalage rendu manifeste par le travail de l’artiste entre ce qui apparaît et ce qui est là.

Intérieur ou extérieur, ce qui apparaît dans ces images c’est l’environnement dans lequel se trouve ce qui est apparu. Le corps est toujours déjà jeté dans un lieu, dans un paysage et il ne sait toujours pas pourquoi.

Les sculptures de grande taille mais de bâtiments en modèle réduit et qui flirtent avec le non-sens portent la même interrogation existentielle irrépressible que les images de mise en scène de son propre corps.

La position et le positionnement les transforment en posture dans les deux sens du terme. Il y a une part qui est jouée, inévitablement et il y a une part qui est affirmée. C’est cet aspect-là de la posture qui est essentiel puisqu’il prend à revers l’évidence pour renvoyer le voir à quelque chose qui est présent dans l’image et qui n’est pas explicitement un objet de la photographie : son contexte. Pas celui de la prise de vue, pas celui de la personne mais celui de ce qui entoure, enveloppe, porte et encadre le corps. Intérieur ou extérieur il faut appeler ce hors paysage.

Alix Delmas — Passage à gué, 2017

Le véritable objet du travail d’Alix Delmas n’est ni le geste ni le corps ni l’image mais à chaque fois et en particulier dans les petites sculptures qui précisément sont souvent sans contexte, le dehors. Et le seul dehors que nous connaissions est le paysage qu’il se résume à une flaque d’eau dans lequel un corps a disparu et dont il ne reste que les jambes ou qu’il ait été absenté pour laisser des pieds se lever, il est là. Il est là parce qu’il est le là ; l’absolu indépassable de l’expérience et le témoin indifférent de notre existence même.

Le paysage est et reste essentiel même dans le mondes des très grandes villes parce qu’il est le point d’impact contre lequel est venu buté l’être jeté que chacun de nous, vivant, est.

S’élever à une forme de conscience à la fois absolue et intermittente de cet être-là, telle semble être l’histoire que raconte ce livre qui se lit à la fois comme un livre d’image, le roman d’une vie et l’aveu précaire que la mémoire ne peut rien d’autre que permettre à ce qui n’a pas encore été vu et perçu dans ce qui a été vécu, de venir, enfin !, nous faire face et nous conduire ainsi à embrasser l’évidence. C’est ce que le corps d’Alix Delmas n’a cessé, lui de faire l’inscrivant toujours dans l’entre-deux, son évidence à elle, son « lieu » propre à lui.

Exposition à l’occasion de la parution de la monographie Captures d’Alix Delmas
du 16.05.19 au 18.06.19 aux Éditions Loco, 16 rue de Montmorency, 75003 Paris

Couverture de l’article : Lalala, 2011, lambdaprint, 80x120 cm

Autour de Alix Delmas : Logiconochronie XXI et Logiconochronie XXII