dimanche 31 mars 2019

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Ainsi se racontent les histoires

, Joël Roussiez

Les brouillards médisent des formes et pourtant leur confèrent un peu de mystère, transposant donc leur beauté dans un autre champ où elles décollent du sol et se meuvent un peu.

Le brouillard ainsi introduit le mouvement et pourtant il ne bouge qu’à peine et stagne plutôt au-dessus de l’humidité froide de l’herbe et de l’eau. Et les fantômes des arbres, ceux des haies émergent comme des ombres dans la grisaille qui les isole tandis qu’immobiles et silencieux leurs formes vont s’affirmant imperceptiblement… Dans ce paysage dépeuplé marche Lambert qui revient de Russie avec sur le dos sa capeline de drap et son havresac de campagne. Il rentre au pays avant les premiers froids, l’âme encore troublée des combats, et aujourd’hui parmi les masses indistinctes et les ouates de brume, il doute d’être bien reçu… Ceux qui portent avec eux les lointains créent le trouble et l’espoir chez le sédentaire qui s’en trouve contrarié quoique tenté lui aussi par ce qui s’ouvre ainsi. Lambert avait sur la conscience une fiancée russe laissée derrière lui et l’aventure vécue dont cette femme était le fruit. Tout ne se passa pas fort bien lorsqu’il arriva auprès de ses frères et sœurs, ces derniers lui reprochant de n’avoir pas été là lorsque moururent les parents dont les souffrances avaient marqué chacun. « Croyez-vous qu’en partageant la souffrance vous auriez moins souffert ? » demanda Lambert tandis qu’on ne l’invitait pas à déposer son sac de campagne. Cependant, il y avait l’héritage et Lambert avait son droit. On était pressé du partage, le frère aîné déjà marié devait disposer rapidement de sa part ; les autres par souci de mettre de l’ordre le souhaitaient aussi. La maison principale revenait aux femmes, les terres avaient été réparties par les parents. Lambert héritait d’une masure et de deux ares : celui qui n’est pas là ne se plaint pas. « C’est moins que rien, dit-il et je m’en contenterai ! Mais ma fiancée… » Il annonça ainsi la jeune russe qui le suivait et bien que cela contraria le peu reluisant retour du frère, on fut curieux de qui allait venir. La jeune femme arriva enfin, elle était ravissante et modeste, on l’observa et bientôt on voulut l’avoir pour soi. Elle fut pour tout le monde aimable, s’entendit si bien au jardin qu’on vint prendre de ses conseils tandis que Lambert organisait des veillées ou parcourait les routes pour raconter l’histoire de son aventure. Cette activité lui rapportait des sommes qui cumulées avec les produits du jardin leur fit une vie très convenable.

La vie allait ainsi sans embûche ni souffrance mais aucune progéniture ne naquit jusqu’à ce qu’enfin la belle Russe sur ses quarante ans accoucha d’un garçon bien portant qu’on nomma Vladimir. Pour compagnie, on chercha une fille ou un garçon qui fut orphelin. On trouva dans les soutes d’un cargo, un pauvre garçon tout maigre qui avait fui la Russie. L’adoption se fit aussitôt, la femme russe se dépensa pour ces deux « fils » sans préférence aucune et tout alla fort bien.

Voilà une vie rondement menée où l’aventure prolifère sans drame quoiqu’il semble devoir en naître…

La toundra est immense, on se perd dans les espaces aux forêts peu fournies. Le jour y est pâle et la nuit souvent claire ; les brouillards s’effilochent à hauteur d’homme et ne montent pour disparaître qu’après midi passé. On peut marcher des heures et des jours sans rencontrer de changement et c’est une joie quand paraît une isba. Qui on y trouve est variable, tantôt de pauvres paysans accueillants, tantôt des aventuriers à l’humeur instable. « Ces contrées comme quelques autres peuvent rendre l’âme violente, en effet », déclara le docteur en examinant le corps de Vladimir, vigoureux encore dans sa raideur de cadavre alors que son frère adoptif ému jusqu’aux larmes tapotait du soulier la semelle du mort comme à le réveiller naguère s’appliquait doucement sa mère aux tresses brunes. Les Tchouktches sont bruns et c’est pour donner un but au voyage que les deux frères étaient partis vers ces peuples éloignés dont Lambert avait tant raconté la vie. C’était une vie plaisante et pleine d’aventures où les nécessités de se nourrir forçaient le tempérament aux exploits ; du moins c’est à travers cette description que les deux garçons avaient senti couler en eux le désir de s’y rendre. La toundra est vaste, très vaste, on y parcourt des verstes qui semblent faire reculer le but. Un jour on croise un homme qui en revient, il dit qu’il ne faut pas mais ne dit pas pourquoi ; alors on poursuit des jours et des jours, traversant des villages où la vodka et le gruau réchauffent le voyage. On trouve même à s’amouracher de quelques filles en cheminant, cela retarde mais les jeunes garçons ne sont pas pressés. Ils envoient quelques cartes à la maison, elles n’arriveront que plus tard lorsque le frère russe qui avait pris le nom d’Abel rentrera triste et fourbu de l’aventure. Cheminant dans le brouillard, il s’en revenait à travers champs dans ce pays qui était devenu le sien. Il portait un long pull de laine bouillie et un sac à dos en toile huilée, c’était la fin de l’été, les froids commençaient à s’installer, un peu de givre craquait sous ses pas dans le silence des prairies et soudain il sentit qu’il ne serait pas très bien reçu…

II

« Mais ? Et ton frère ? » 

La marche est encore longue jusqu’au village, le temps est à réfléchir, n’est-il pas inutile et couteux de s’y rendre ? Qu’expliquer de la mort de Vladimir qu’on trouva au matin raide devant la porte d’une isba dont les occupants un couple de vieillards avait bien volontiers offert l’hospitalité aux deux jeunes hommes qui les avaient amusés de mille plaisanteries et réjouis de leur jeunesse éblouissante. On vit comme on meurt, l’hiver tue l’automne avec trois coups de gel, un homme meurt à moins, un coup suffit pour qui sait s’y prendre. Un aventurier peut-être, l’un des vieillards mais pourquoi et sur le chemin du village les questions se pressent comme des obsessions. Alors, tournant la tête vers la rive opposée de la rivière, la ligne de sa course s’incurva et comme on s’en retourne d’où l’on vient, le jeune homme revint au village d’Isakourkch où la jolie Brisna l’attendait encore…

Ils eurent trois enfants qui voulurent savoir l’aventure et Abel raconta à la veillée ce qu’il en était. Il savait rendre le récit intéressant, on y venait en nombre et bientôt il en fit un métier. Il se rendit à Moscou et ailleurs dans les grandes villes de l’empire où il improvisa de nouvelles péripéties haletantes. On en fit un livre puis un deuxième, bientôt ils furent traduits et se publièrent jusqu’en France. « C’est, pour sûr, le nom de Lambert qui nous attira » Les deux sœurs vivantes encore les apprécièrent vivement si bien qu’elles eurent l’idée d’envoyer à l’auteur un petit mot de remerciement. Après quelques mois d’errance la missive parvint à l’auteur qui en fut troublé. Comme on dit que remontent les souvenirs brutalement lorsqu’on expire, ils remontèrent si vivement qu’il se décida sur le champ à retourner au village de sa jeunesse. Ce jour-là, la voiture avançait doucement parmi les nappes mouvantes de brouillard, on ne voyait pas à deux mètres, il fallait être prudent…

Tout est en place pour croiser sans y prendre garde l’une des deux sœurs qui se hâtait sur le bord de la route avec une brassée de poireaux, la voiture la frôla, les poireaux volèrent et sa robe fut déchirée. Cependant plus de peur que de mal, la voiture stoppa et l’homme s’excusa. Il était impardonnable, lui qui connaissait si bien le village mais avec ce brouillard… La sœur, il faut le dire, était un peu vieille, elle ne prêta pas attention aux propos et reprit ses poireaux ; la voiture la suivit, s’arrêta derrière elle « qu’y a-t-il encore ? » Il arrive avec l’âge que le ton de la voix ne corresponde pas à l’intention. La voix parut peu amène, l’homme resta devant sa voiture. Enfin, il dit qu’il était l’auteur du livre. « Roberte, Roberte, il est là ! 

— Mais qui ça ? »

Il fallut expliquer, poussant la porte « c’est lui, c’est lui ! » et laissant l’homme dehors. Durant cette attente, l’homme hésita, retourna s’asseoir, sortit la clef de contact mais il entendit : « comment lui annoncer ? ». Curieux donc de ce qui devait être dit, il sortit de la voiture et déambula auprès de la maison des sœurs. « On arrive, on arrive ! » Les sœurs se changeaient : « c’est pas tous les jours dimanche ! » Elles parurent ensemble sur le devant de la maison observant l’homme qui se trouvait de dos et ramassait un morceau de ferraille. Elles racontèrent ensuite que dans ce village deux jeunes gens étaient partis en Russie, c’était leurs neveux et elles regrettaient bien de ne savoir ce qu’ils étaient devenus. Mais il fallut passer aux dédicaces ; c’est alors qu’il écrivit : « à mes tantes, leur neveu dévoué !
 
— « Oh comme c’est gentil ! »

Elles en furent touchées. Abel prit une chambre dans le coin, se rendit plusieurs fois au village, y rencontra les tantes et d’autres habitants puis il se décida à révéler qui il était mais on ne le crut qu’après de pénibles questions dont les réponses intéressèrent si vivement l’auditoire qu’il se sentit oppressé. Il raconta la fin de Vladimir et les tantes trouvèrent que c’était vraiment pittoresque de mourir ainsi, si loin au milieu de ces peuples étranges : oui, comment étaient-ils ces Tchouktches et on le harcela encore pour se gaver d’histoires…

III

Il rentra un soir très tard alors que le brouillard était descendu dans les prés et nappait les creux avec nonchalance ; c’était aux premiers froids et sa silhouette passait auprès d’un gigantesque chêne. Il se souvint de ses parents adoptifs qui les y avaient menés lui et Vladimir pour grimper dans les branches et y détruire un nid de pie. On disait que dedans on trouvait souvent des bagues, des clefs et d’autres objets brillants. Ils avaient fait la course, n’avaient trouvé que du papier d’argent, « tiens, tiens, c’est celui du chocolat de Noël » Et les deux chenapans avaient nié s’en être emparé avant la pie. Les parents s’étaient moqués d’eux, leurs joues rougissantes les ayant trahis ; « ils n’étaient pas sévères, aimaient leurs enfants, l’un et l’autre pareillement, qu’étaient-ils devenus ? » Et soudain jaillit dans la pénombre froide des brouillards leurs deux visages rapprochés comme souvent ils s’étaient montrés se collant joue à joue et souriant pour prendre dans leurs bras les deux frères. « Nous deux, vous deux, c’est un seul ! » Voilà ce qu’ils chantaient alors en dansant. Qu’avaient-ils fait quand les enfants étaient partis ?

« Les enfants ne sont-ils pas faits pour partir ? » Avait déclaré Nathalia le jolie russe dont la sagesse subjugua encore Lambert qui l’embrassa. Il l’embrassait souvent content, comme elle de lui, et tous deux s’acheminèrent vers la vieillesse lorsqu’un jour, on ne sait pourquoi… Le brouillard traînait au-dessus de la rivière et s’étendait dans les creux où s’élevaient des bouleaux par petits bosquets. Le sol en paraissait blanchi et comme recouvert d’une fine couche de gel tandis que tous deux marchaient pour jouir de ces moments silencieux où disparaissent les choses dans la nuit qui s’avance. Dans la toundra, lorsque vient la nuit on peut marcher plus rapidement sur le sol durci, on se presse tandis que le froid devient pénétrant pour gagner l’isba où fume le gros poêle de briques. « Et tombe ton manteau, et enlève tes bottes, viens près du feu. Qu’il fait bon !… »

Ils quittèrent leur maison pour aller revoir la Russie. Ils voyagèrent dans ces espaces immenses, soit à l’ancienne sur une petite troïka, soit à pied, chaudement habillés et heureux de l’aventure. Cependant comme ils étaient vieux, bientôt ils furent fatigués et rentrer au pays ne leur convint plus. « Qu’y faire maintenant, les enfants n’y sont plus », « et tes sœurs, ta maison, tes relations ? » Il arrive qu’avec l’âge s’isoler paraît ce qu’il y a de mieux pour faire glisser plus sereinement les années ; on évite les fâcheries inutiles et le temps passe moins vite. Le hasard des pérégrinations les conduisit au village d’Isakourkch où, leur dit-on, un russe y parlait leur langue. Cependant ce dernier était en voyage. Ils s’installèrent à cet endroit ; les gens les accueillirent gentiment et bientôt ils chantaient tous deux à la chorale. Ils trouvèrent une isba basse mais confortable un peu éloignée du village, deux vieillards l’habitaient naguère, cela remonte à quelque vingt ans à peu près. Leur vie s’organisa pour l’hiver et aux premiers frimas, ils poussèrent les fauteuils devant la fenêtre. Des nappes de brouillards stagnaient longtemps à hauteur de buissons, elles s’étalaient ensuite longuement autour de la maison en fines toiles laiteuses. Les observer était plaisant et tandis qu’ils lisaient elles formaient une compagnie que le ronronnement du poêle rendait docile…

Tout pourrait s’arrêter là mais dans le brouillard d’un jour où le soleil tentait de percer, un homme comme une ombre venait vers eux en zigzaguant parmi les mottes durcies du terrain. Il dut faire un détour pour passer la rivière puis ils ne le revirent plus. « Qui cela peut bien être ? » Ils se renseignèrent ; c’était celui qui parlait leur langue, il venait leur rendre visite étant rentré depuis peu. Sa femme Brisna expliqua tout, on sut que c’était le fils adoptif et l’on se dit tout de même que c’était pas de chance quoiqu’on ait eu la chance d’être dans le bon village. Cette perte qui au fond selon Nathalia n’en était pas une puisqu’Abel avait déjà été perdu, cette perte tout de même remplit leur vie tranquille de vieillards d’un peu de tristesse car il en faut pour se laisser mourir.

IV

Mais la joie entrait par la porte et tout était subitement dérangé, les enfants s’éparpillaient chez eux sans crier gare et c’est avec plaisir qu’ils les reçurent, leur offrant des gâteaux, des jouets et des pommes comme il se doit. Leur mère parfois venait aussi et racontait sa vie avec Abel et comment ils avaient tous deux choisi cet endroit. Oui, bien sûr qu’elle avait entendu parler de Vladimir, mais comment il était mort, elle ne le savait pas. Dans le village courait cependant une sorte d’explication : un aventurier aurait voulu prendre son havresac. On le retrouva en pleine forêt sur le dos d’un homme mort sous les griffes d’un ours. Elle ne l’avait pas connu mais Abel en parlait souvent. « Parlait-il de la maison, des parents et du pays d’où ils venaient ? » « Très peu », « la vie là-bas était agréable mais il y a une fin à tout » voilà ce qu’il disait. Il y a une fin et bientôt ce fut la leur, ils se laissèrent mourir doucement dans ce pays qui les avait accueillis comme au temps de leur jeunesse…

Abel avait appris que ses parents vivaient en Russie dans le village nommé Isakourkch, « il se peut que ce soit le mien ». Dans la pénombre des brouillards mêlés de nuit, rentrer en Russie lui parut agréable. Il revint par étape comme on parcourait à cheval des immensités, autant dire qu’il ne se pressa pas. Brisna qui échangeait force lettres avec lui l’avertit des nouveaux habitants, il fut dès lors certain que c’était eux. Cependant étant rentré depuis déjà quelques jours, il ne se décidait pas. À quoi bon réveiller les histoires ? Et puis les froids s’installèrent tout autour du village l’isolant ainsi des rares passages, les routes devenaient difficiles, les ciels chargés et sombres. Dans son isba tandis que les enfants jouaient chez les vieux parents, il restait pensif : « va donc les voir ! » lui disait Nathalia. Il se décida un peu tard, la nuit venait doucement se poser sur le paysage tout autour et lentement envahissait les ruelles et chemins. Quand il voulut passer la rivière, il ne trouva pas le pont et voulut tout de même traverser. Il avait ses bottes, la rivière était peu profonde. Et c’est ainsi… Oui, ainsi probablement qu’il fut emporté. Dans la nuit vint une forte chute de neige et des tempêtes ensuite durant lesquelles il ne faisait pas bon sortir. L’hiver s’installa et on se désola de ne pas savoir ce qu’il était devenu mais on ne pouvait rien entreprendre, le chef du village insista pour que personne n’aille s’égarer dans les forêts des environs pas plus que dans la plaine gorgée de neiges molles sous les surfaces durcies. C’est à la fonte qu’on put chercher un peu mais à s’aventurer loin on ne se risquait pas ; les sols étaient comme des éponges… On retrouva le corps plus tard, il fut alors certain qu’il était mort. On le pleura à la maison, les enfants surtout qui l’aimaient bien comme ils aiment les pleurs qui soulagent leurs nerfs. Nathalia soutint Brisna jusqu’au cimetière : « ça me fait tant de peine ! » Et participant à sa peine, elle pleura aussi. Lambert prit un des garçons sur son dos et marcha la tête baissée sans dire un mot. La tristesse s’accrut dans l’isba, les enfants grandirent, on mourut de sa mort comme partout et la tristesse y ajoutant on la trouva bienvenue. C’est ainsi qu’un drame est utile pour glisser en quelque sorte une joie dans ce qui s’en va…

Illustrations : Albert Benois, Ivan Chichkine, Stepan Fedorovitch Kolesnikoff, Aleskey Savrasov.