jeudi 18 juillet 2019

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Gérard Gartner

À la rencontre l’Alberto Giacometti

Gérard (Mutsa) Gartner

, Gérard Gartner

Gérard Gartner, qui fut entre autres choses boxeur et sculpteur, a connu Alberto Giacometti. Il livre aujourd’hui un livre d’analyse et de témoignage sur l’homme et l’œuvre. Précis, parfaitement documenté, il propose une approche de cette œuvre dans laquelle il relève comme le montre le passage présenté ici, une parenté "psychique" qui se noue autour de la question de la destruction. Pour mieux comprendre l’enjeu de ce terme et de la chose même, il faut alors consulter dans TK-21 les numéros 53 (décembre 2015 et 56 (mars 2016) dans lesquels des vidéos présentent ce qu’il a fait, lui Gérard Gartner de ses propres œuvres.

En 1963 toujours, à quelques détails interprétatifs près, dans un numéro des Chefs-d’œuvre de l’art, chez Hachette, un article non signé sur Giacometti tente de retracer et pénétrer le mécanisme sous-jacent qu’on lui attribue. Sans explicitement faire état d’une hantise à l’œuvre chez lui, l’auteur évoque la conception commune dont on affecte Alberto. Pour lui, celui-ci ne conforme pas sa vue à la réalité optique ordinaire. Et son œuvre confinerait au fantasme, si elle ne portait les stigmates d’une expérience vécue de manière maniaque et qu’on pourrait qualifier de visionnaire.

Lorsqu’Alberto se fait la réflexion suivante, il lui reste trois ans à vivre : « Aujourd’hui, je serais bien content si je vivais encore trois ans. Un an, en tout cas. Et pourtant, si on me disait maintenant que j’en ai pour deux mois, ça m’intéresserait. Vivre deux mois en sachant qu’on va mourir, ça vaut bien vingt ans d’inconscience ».

Une petite phrase de Didi-Huberman me revient à l’esprit ; bien qu’elle ne soit pas tout à fait en situation ici, je la donne : « Les œuvres, comme les écrits de Giacometti, se chantournent péniblement sur eux-mêmes, se contredisent, bégayent, parce qu’un conflit y est à l’œuvre visiblement ». Premièrement, j’ai un avis différent de cet écrivain. Je trouve pour ma part, au contraire de lui, que derrière les propos forts sincères d’Alberto, il y a des fils qui indéniablement nous amènent à l’essence du personnage, à ses valeurs fondamentales qui ne peuvent nous tromper. Secondement, je donne raison à ce que Simone de Beauvoir soutenait : « Giacometti se servait de la parole avec maîtrise » ; j’ajouterais, et avec une parfaite cohérence.

Depuis cinquante ans, je réfléchis sur la motivation profonde d’Alberto Giacometti. Parce que nullement convaincu qu’à eux seuls, ses soucis d’artiste puissent fournir une explication convenable sur le sens présumé de sa démarche, pas plus d’ailleurs que le faire-savoir verbal des commentateurs sur son travail. J’ai beaucoup de mal à percevoir ce qu’il réalise de ses mains comme une simple évocation stylistique ou une nouvelle esthétique formelle. En 1963, ce sentiment s’immisça en moi très fortement, grâce à la découverte du second livre de Jean-Paul Weber, Genèse de l’œuvre poétique, un ouvrage qui met en situation le propos contenu dans sa Psychologie de l’art paru en 1958. Ce livre a confirmé chez moi le soupçon qu’un phénomène inconscient et une exigence sous-jacente dépassaient la conscience chez Alberto. Je me trouvais déjà convaincu, à l’époque, qu’avant que ne se réveille sa sensibilité esthétique, un enfant est déjà marqué par des émotions qui, le temps aidant, agissent comme des réminiscences motivantes. J’ai trouvé chez cet auteur la confirmation de ce que je pensais, avec, en plus, une méthode d’analyse non-freudienne refusant tout présupposé et tout complexe. Pour Weber, en effet, « Tous les symboles renvoient en définitive au niveau d’une œuvre esthétique à un thème, c’est-à-dire à un événement infantile, un souvenir affectif, ou bien à une situation infantile complexe, vécue par l’artiste et ensuite symbolisée, modulée, orchestrée dans l’œuvre totale du créateur ». « L’art, nous dit le psychologue, c’est un peu d’enfance retrouvée ». D’autre part, « Le thème est susceptible de se manifester en général inconsciemment dans une œuvre, ou un ensemble d’œuvres, soit symboliquement, soit en clair, entendu que par « symbole » nous comprenons tout substitut analogique du symbolisé ». Convaincu et gagné à sa théorie, je me suis mis en mesure de chercher et de retrouver le probable souvenir d’enfance qui pouvait correspondre aux symptômes présentés par Alberto.

À partir de ce moment, j’ai étudié l’œuvre et lu sérieusement tous les commentaires que la littérature proposait sur son cas, dans le but de remonter, comme le demande la méthode Weber, au souvenir initial du sculpteur. Avant de me lâcher, je dois avouer n’avoir pas scrupuleusement respecté la méthode préconisée par le psychologue. Parce que déjà bien convaincu par Béguin qu’à travers toute l’œuvre d’un poète, un motif secret court en filigrane. Croyant aussi, avec André Malraux, que toute œuvre vraiment personnelle jaillit d’une hantise habitant l’artiste, que celui-ci intitule schème. C’est lorsque cette idée fixe se convertit en image, que cette obsession devient style et qu’il y a art, dit Malraux. J’ai constaté que, pour Weber aussi, créer, c’est approximer indéfiniment et inconsciemment un souvenir ou une situation abolie de l’enfance. C’est donc cette situation qu’il appelle thème de l’œuvre. Selon lui, chaque artiste module son thème personnel. Thème personnel que René Huyghe nomme « monde ». Tout ce que j’ai déjà proféré et tout ce qui va suivre, je l’emprunte à Weber, en m’efforçant de ne pas le trahir, d’autant que je ne consigne pas ses phrases par des guillemets.

Je ne perds pas de vue que l’inconscient en lui-même est toujours de la conscience. Nos couches les plus profondes sont de la conscience. Quelles qu’en soient les différentes périodes formelles, le rapport constant d’Alberto à sa production demeure le désir inconscient de faire disparaître ce qu’il a entrepris ; idée fixe, vision, obsession, et pour moi, hantise. Ainsi défini, le thème s’apparente au complexe de la psychanalyse freudienne. Il peut demeurer inconscient, quoiqu’il ne le soit pas en règle générale. Reste que son rôle générateur de conscience d’œuvre et de conduite n’est pas, dans la très grande majorité des cas, compris par le sujet, en ce sens qu’il s’enracine dans l’enfance, mais non nécessairement dans la première enfance. Le thème orientant à la fois l’œuvre et le destin de la personne, chaque artiste a son thème personnel, qu’il cherche à approcher au moyen des symbolismes les plus divers. Le thème peut se trouver modulé, c’est-à-dire transposé dans un registre nouveau, ou bien orchestré lorsqu’il reçoit une richesse et des résonances nouvelles. Je me suis donc investi dans la quête d’indices, dans la recherche de certaines constantes, et de certains motifs, notamment le besoin de détruire, l’attrait du vide, la nécessité de souffrir, etc. Collectes d’événements passés déterminants, parfois exprimés sous forme analogique, interprétation des écrits et des paroles. Enfin, Weber atteste qu’il existe un rapport essentiel entre le thème ou la hantise et la vie, le destin, la mort de l’artiste : « Connaître la ou les hantises profondes omniprésentes d’un artiste, n’est-il pas aussi important que de savoir le prénom des femmes qu’il aima, ou le nom des hommes qui l’inspirèrent ? ».

C’est d’emblée comme illuminé, que j’ai découvert le fait significatif, offrant une analogie particulièrement transparente de la situation symbolisée. Comme le signale Weber, les analyses les plus faciles sont celles qui commencent par un souvenir d’enfance directement transcrit. Ce fut le cas. Il me restait ensuite à confirmer mon intuition, en retrouvant dans la diversité des informations, des formes et des explications verbales, les liens analogiques dérivant de l’événement infantile. Le nombre de coïncidences et d’analogies qui se présentent confirme ma conjecture en tous points, expliquant la totalité de l’œuvre et de la vie d’Alberto. Sa démarche profonde, je pense, peut être interprétée à travers la hantise que je lui prête. Ma conviction profonde, c’est qu’Alberto ne peut être mesuré à l’aune d’explications sans valeurs, basées sur de fausses certitudes. Que j’explique la mienne importe. C’est en l’observant au travail que j’ai senti que quelque chose faisait défaut dans les appréciations de ceux l’ayant fréquenté ou seulement approché, qu’ils l’aient vu œuvrer ou non d’ailleurs. N’étant ni critique par nature, ni philosophe de métier, ni non plus un familier d’Alberto, je laisse donc aux spécialistes chevronnés le problème des sources inspiratrices et des influences de toute nature subies par l’artiste. J’abandonne à leurs savoirs les analyses d’ordre psychologique ou relatives à d’intimes relations. Je me cantonne uniquement à proposer mon ressenti personnel, à travers la sensibilité et les sensations d’un homme projeté inopinément dans une atmosphère envoûtante et enchanteresse et qui continue de subir son charme cinquante ans après.

Je suis catégorique : la caractéristique du thème et de la hantise de Giacometti, c’est bien l’envie de détruire et de faire disparaître, de revenir à la condition antérieure, désir à la fois conscient et inconscient qui a pris naissance entre quatre et sept ans. Impossible de supprimer ce fait sans, quelque part, dénaturer Alberto. Celui-ci d’ailleurs savait obscurément qu’il dépendait fonctionnellement d’un souvenir, et de la mémoire elle-même de façon générale. Faire disparaître demeure l’unique thème, l’unique obsession sous-jacente qui menait Alberto. Les influences autrement subies furent reçues parce qu’irrationnelles, voulues et appelées à l’aide par son besoin inconscient de détruire. Sa création esthétique peut se rendre intelligible en tant que modulation de son thème personnel. Son œuvre a jailli d’une causalité subjective plutôt que d’une finalité objective. C’est en réalité une exigence intérieure inconsciente qui l’inspire. Peut-être, comme le concevait Nietzsche, que nous ne sommes que « l’incarnation, le porte-voix, le médium de puissance supérieure ». Sans le vraiment connaître (puisqu’inconscient), Alberto s’identifia tout de même durant toute sa vie à son thème, à sa hantise, cela même lorsque périodiquement il s’insurgera contre, avec arrogance. Car en effet, Weber le signale, inconsciemment l’artiste module ou transpose son thème, sorte « d’imitation analogique du modèle intérieur, au point que certaines modulations peuvent devenir thèmes à leur tour ». Nous sommes là devant ce que la psychanalyse appelle mécanisme de défense, c’est-à-dire faire l’inverse de ce qu’on a fait précédemment, annuler ou transformer l’image ou l’idée en son contraire, son opposé. La psychanalyse caractérise ce symptôme comme masochiste, protection névrotique forte d’agressivité !

Petite remarque, en le regardant travailler : alors qu’il aurait dû normalement en modelant, le plus souvent, ajouter de la matière, Alberto au contraire passait son temps à réduire, enlever, comme le font les tailleurs de roche et de marbre.

En 1966, à la mort d’Alberto, une opportunité m’a remis sous les yeux le livre de Weber, et a fait revenir en surface mes souvenirs. Après une relecture attentive, comment n’aurais-je pas cru avec l’auteur avoir devant les yeux un chemin conduisant, à coup sûr, au centre même de l’œuvre et de la destinée d’Alberto ? Avec une absolue certitude, la méthode investigatrice de Weber m’a fait pénétrer au cœur de la démarche d’Alberto, plus certainement que ne le feront plus tard Bonnefoy et autres raisonneurs subtils mais péremptoires. Cette nouvelle méthode esthétique des profondeurs, que Weber, quelques années avant, avait mis en relief, se montre la seule étude signalant qu’un élément inconscient jamais ne cesse d’agiter son porteur, parce que déjà à l’œuvre lorsqu’il est gamin. Cette hantise inconsciente, « vouloir faire disparaître », fut le trait constant de toute sa vie. À tout moment, Alberto répétait : « Je cesse de sculpter », « C’est mauvais », « Ça va mal, il faut tout détruire ». Faire œuvre fut pour lui un combat permanent entre la partie consciente de lui-même voulant continuer de travailler, et celle pour laquelle il estimait fondamentalement devoir échouer, répétant inlassablement : « J’ai toujours échoué ». Sans même le soupçonner, Alberto se trouve devant une diabolique et utopique, voire impossible, réalisation de cette hantise. Comme celle-ci paradoxalement le voudrait, il s’en trouve incapable, car comment ferait-t-il apparaître ce qui par essence relève de la disparition, du manque à être. Ce sera le tourment conscient et inconscient de toute sa vie. Sa hantise de faire disparaître ne bénéficiera que de fixation secondaire de sa thématique, par lesquelles sa sculpture transita : modulations, transfigurations, transpositions, variations, altérations, inversions, etc. Bernard Lamarche-Vadel a raison de dire qu’ « Alberto a toujours réagi avec fermeté contre toute tentative de vision littéraire et psychologique de son œuvre, affirmant au contraire que le seul problème, ou le seul sujet de son œuvre, était la perception elle-même ». Par perception, il voulait dire rendre ce qu’il voyait lui-même.

Puisque chacun de nous attribue un sens différent aux mots dont il se sert, acception qui ne rejoint pas forcément l’étymologie, il me devient nécessaire afin de clarifier, justifier, préciser la définition des termes que j’emploie, de donner ma perception personnelle concernant les plus importants. Selon Jung, les mots ne naissent à la vie que s’ils tiennent compte de leurs relations à l’individu vivant. Mots et images ne deviennent symboliques que s’ils ont un aspect inconscient plus vaste. Pour désigner certains faits, nous employons fréquemment des termes qui n’expliquent rien, mais nous délivrent de la peine de chercher à comprendre. À ce sujet, Bachelard nous avertit. « Les mots nous dominent plus que nous ne pensons, et la vieille image revient parfois à l’esprit quand le vieux mot revient aux lèvres ». En conséquence, je me dois de nettoyer, assainir ceux dont j’ai besoin pour ma démonstration.

Hantise. Le mot a pour synonyme obsession et idée fixe, c’est-à-dire ce qui occupe entièrement la pensée. Le mot vient de hanter, fréquentation, compagnie, visite d’une idée. Dans son contenu, on trouve donc l’influence des lieux et l’occupation par les pensées nées d’un lieu obsédant. Voilà du moins ce que le sens étymologique me suggère. Je signale accessoirement que cette hantise, jamais Alberto ne la concrétisera. Il n’en présentera que des fixations secondaires de sa thématique, des modulations ou des variations, des transfigurations ou des transpositions, telles qu’amenuisement, allongement, visage en proue, plaque sans relief, cupule, cage, construction transparente, en peinture les encadrements, de même que l’évasion dans le regard, les structures à épine dorsale, etc. Cette difficulté à rendre ce qu’il voyait survint de manière aiguë à plusieurs moments de sa vie, comme s’il s’agissait d’un empêchement naturel, tombant comme une évidence, mais sans qu’il éprouve une situation de désespérance.

Disparition. Ce que le thème suggère précisément, c’est la cessation de paraître, le fait de s’absenter, de s’évaporer, de ne plus être visible. Nombreuses sont les modulations et analogies de la disparition, la plus significative étant la destruction. Ce qu’Alberto met en forme régulièrement se trouve ensuite détruit. Viennent ultérieurement l’amenuisement, l’invisibilité, la transparence, la diminution, le rapetissement, la désincarnation, la dégradation, la dématérialisation, tout ce qui se défait, se résorbe. Tout ce qui a rapport au vide, à la distance, à la légèreté. Tout ce qui se rétrécit, se contracte, se resserre, se consume, etc. De même que toute situation ou mot par nature parent ou synonyme de ceux déjà cités. Avec des images de verticalité, d’enfouissement, d’enterrement, concrètement en rapport avec la disparition, notons l’écrasement horizontal et l’aplatissement des objets surréalistes avec leurs courbes fuyantes. La petitesse et la réduction au minuscule entraînant à l’impossibilité de s’arrêter d’agir. L’élongation des sculptures, leur étroitesse et leur verticalité suggèrent l’ascension libératrice. La simplification formelle et le glissement des traits significatifs du visage, la partie pour le tout, et l’agrandissement des détails, permettent de faire disparaître le reste de la forme du corps. De même que la hantise relève d’une transposition ou variation du thème, la disparition devient sensible dans la construction transparente, les cages, l’emploi symbolique des cadres en peinture, sans omettre le service rendu par la couleur grise. Notons la fréquence des cupules, des creux, des formes concaves, éléments se conjuguant analogiquement avec la transformation.

Maintenant, il ne faudrait pas mésestimer ce fait absolument essentiel sans lequel, si nous refusons de le prendre en compte, nous risquons de nous tromper du tout au tout sur le comportement artistique d’Alberto. Celui-ci s’est, durant toute sa carrière, constamment insurgé contre son thème et sa hantise inconsciente, en inversant son style et sa manière, en transformant l’image et son style en leur contraire, en leur opposé, prenant comme à rebours à différentes périodes sa manière précédente de travailler. Pour Bachelard, « La contradiction est pour l’inconscient plus qu’une tolérance, elle est vraiment un besoin. C’est en effet par la contradiction qu’on arrive le plus aisément à l’originalité, et l’originalité est une des prétentions dominantes de l’inconscient ». En éprouvant l’inversion, il se choisit l’expression carrément antithétique, opposée. Des figures sans nez, il passe aux nez de grande taille. Des miniatures, il donne dans les sujets monumentaux des dernières années. Il va ainsi de l’horizontal au vertical, du petit au gigantesque, du léger au pesant, des miniatures se désintégrant à l’ascension filiforme et verticale. Le goût de la légèreté, retenue par des socles et amarres lourdes et volumineuses. Pour être clair, il n’y a pas seulement deux périodes comme on tend à le vouloir, mais deux façons alternantes en permanence de subir à la fois sa hantise et son inconscient besoin de faire disparaître. 1935-1947, période pendant laquelle Alberto s’extrait temporairement du milieu artistique. Cet intermède sur lequel on s’arrête ne permet que de stigmatiser davantage le passage entre les deux manières les plus opposées, franchement constatables visuellement, la minimalisation et la verticalisation.

Mutsa (Gérard) Gartner
À la rencontre d’Alberto Giacometti
Éditions Éleusis
ISBN 978-2-490006-08-3