mardi 30 janvier 2024

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Yves Brunier, paysagiste inventeur

le « meurtre » du jardin classique

, Jean-Paul Gavard-Perret

La question du paysage n’est pas simple. Surtout lorsqu’il s’agit de tenter de métamorphoser ce qui généralement représente et symbolise un des lieux les plus ingrats d’une ville : sa place de la gare. Pour celle de Tours, le paysagiste Yves Brunier a su développer un langage propre au paysage.

La place de la gare est un lieu souvent interlope, de passage, de stockage et de déstockage, il est traité de manière anonyme et pratique. Bref, il est quasiment laissé à l’abandon, même si pourtant, c’est à travers lui qu’une ville peut offrir au visiteur sa première impression. Tours n’échappait pas à cette règle. Or le maire de l’époque — qu’on a trop souvent caricaturé de manière discutable — sut faire confiance à un jeune paysagiste pratiquement inconnu mais qui allait devenir, dans l’espace fulgurant de sa courte vie (1962 - 1991), l’un des paysagistes contemporains les plus importants.

Né à Évian, sorti major de l’École nationale de paysage de Versailles, d’emblée ce très jeune homme fut repéré par deux architectes majeurs : Rem Koolhass — avec lequel il travailla pour la fameuse « Villa Girafe » qui obtint de nombreux prix ou encore pour le Musée Municipal de Rotterdam — et Jean Nouvel — pour l’Institut de Monde Arabe. Ce fut ce dernier qui fit appel à lui pour le projet de la place de la gare de Tours. 

Yves Brunier fut l’inventeur de différentes pratiques et d’une théorie particulière du paysage. D’abord, il fut le premier — même si c’est désormais devenu une mode — à introduire l’Arte Povera pour la réalisation de ses maquettes. Au lieu des matériaux habituels de miniaturisation, il choisit des objets de récupération : des morceaux d’éponge, par exemple, lui servirent à façonner des arbres. Il fut aussi le premier à utiliser le processus du surlignement graphique phosphorescent sur des documents noir et blanc afin d’illustrer ses ambitions de géométrisation des espaces. 

Il fut aussi celui qui remplaça les habituels arbres et plantes à fleurs décoratives par des légumineuses. Par exemple, pour un grand hôtel bordelais, le potiron devint l’élément majeur ornemental : les plants grimpent aujourd’hui encore sur les claires-voies du bâtiment en laissant çà et là des lumignons orange. Rappelons enfin qu’il fit étudier par des botanistes pour son projet d’aéroport à Osaka, un gazon bleu : le lieu jouxtant la mer, celle-ci se serait prolongée par la couleur de la végétation.

Ce dernier exemple permet de comprendre l’idée majeure que le créateur fomentait à propos du paysage et qui est illustrée de manière exemplaire par son travail à Tours. En aucun cas en effet pour Brunier le jardin devait être traité comme une aire à part, de simple respiration, repos ou « poumon », parenthèse dans l’ensemble urbain. Au contraire, il se devait d’être intégré à cet ensemble et se mettre à l’unisson de ses axes majeurs tout autant pour le service du passant que pour son plaisir. À Tours, entre le Palais des Congrès conçu par Jean Nouvel et la gare, donc entre deux bâtiments architecturalement très intéressants mais disparates, le jardin fait le gros dos et signe un pacte d’alliance entre la ville d’hier et celle de demain.

Un grand rénovateur des formes du jardin

Belle réserve, belle modestie mais surtout belle intelligence de la part de l’un de ceux qui reste à la fois le plus fin analyste de la finalité du paysage et l’un des plus grands rénovateurs des formes du jardin. Brunier n’a cessé d’être plagié, et ne serait-ce que son système de fontaine inversée créé pour Tours connaît des avatars bien suspects. Organisant le « meurtre » du jardin traditionnel, le paysagiste mit l’accent sur la valeur du paysage, l’ordre et le désordre qu’il sous-tend ainsi que le type de réalité qu’il dévoile.
Demeures et jardins, dans le contexte historique d’une ville, incarnent eux-mêmes l’ordre établi et le pouvoir des propriétaires. Toutefois Yves Brunier n’a pas cherché, tout en intégrant parfaitement son « œuvre » à la cité, à créer ou à renvoyer à une simple « reproduction ». C’est pourquoi en développant un langage propre au paysage, en le consacrant au sein de lignes directrices géométriques fortes, le concepteur a mis l’accent non sur le hiatus qui existe souvent entre les bruits de la ville et le calme du jardin, mais a proposé un supplément de nature à la vie urbaine qui jouxte et traverse la place.

Pour Brunier, le jardin ne faisait donc pas, comme c’est trop souvent le cas chez les paysagistes classiques, que symboliser un ordre et participer d’une « image de marque ». Le respect, le prestige de la ville ne passent pas simplement par une vision passéiste : représenter n’est pas reproduire (sauf pour les faiseurs). Et le jardin de Tours peut être assimilé à une sorte de plan-séquence qui capte la lumière changeante au gré de la course des nuages depuis le fond du double champ de l’espace : gare d’un côté, Centre des Congrès de l’autre. Ce qui, pour certains habitants semblait à l’origine une structure artificielle, dit néanmoins quelque chose du réel de la ville au moment où, précisait le créateur, « ce jardin nous regarde le regarder ».

Yves Brunier ne fut jamais un simple topographe mais le poète par excellence. Il savait que dans le jardin se manifeste toujours quelque chose du regard. C’est pourquoi la « béance oculaire » chère à Lacan s’inscrit dans la conception du paysage. À Tour, dans la fontaine de Brunier, les reflets lumineux se concentrent sur le plan supérieur de l’échancrure, mais aussi à l’intérieur, qui donne sur le parking couvert en une sorte de jeu d’entrebâillement. Cette fontaine interpelle le passant qu’il soit au-dessus ou en-dessous de la place, comme si se trouvait impliqué ici le cycle bio-tectonique selon lequel tout commencement (la source) est voué à la fin et vice-versa. C’est pourquoi on peut reprendre ce que le théoricien de l’architecture Hubert Tonka écrivait à propos d’un tel jardin : « on croit entendre la voix de la nature dont il devient le confident de ses opérations les plus secrètes ».