vendredi 1er mai 2020

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Voici la pierre où dormiront nos restes — II

A l’invitation de quelques chapiteaux du Musée des Augustins à Toulouse

, Joël Roussiez

Au sujet de quelques chapiteaux du Musée des Augustins à Toulouse

Dans les rinceaux des chasses forestières

(Chapiteau prieuré Notre-Dame de la Daurade, >1250)

L’ours sans plus de discussion loge au fond des bois et les hommes poursuivant leurs terreurs s’y enfoncent avec ce qu’ils nomment le courage. Brandissant lances, épieux en excitant les chiens, ils veulent conquérir. La fourrure de miel les tente, le poil en est doux et les dents si jolies ! L’abeille est son festin, au nid, à la ruche, il se goinfre, il est une gloire du chasseur car acculé ses crocs sont si dangereux que les chiens se résignent à filer. Mais les hommes, enfant, mon enfant il faut que tu le saches, ils s’y risquent et chassent ainsi l’honneur et le renom. Dans les enchevêtrements des forêts, dans l’empêtrement des branches il faut souffrir, il faut se battre. Poser le pied demande réflexion, avancer réclame modestie, trouver le gîte intelligence et ruse pour saisir l’animal ! C’est l’école qu’il te faut, demain sera ton jour !

Qui répond à l’invitation de l’ours peut-il faire autrement que pousser au plus profond des bois ?

Cependant que, par le poil luisant et la lourde fourrure, des chaleurs rougissent les joues, on s’essouffle à poursuivre l’animal apeuré qui fuyant soudainement remplit le cœur d’excitation. L’enfant à qui l’on enlève la mère hurle sous l’injustice puis se construit un monde qui la rejette et la reprend, ainsi la chasse. Bientôt dans les rinceaux et les halliers des bois, gueule de miel est encerclée, il s’élance, griffe et mord et le pied peu sûr encore s’est appuyé contre une branche courbe. S’il n’a l’épieu, ni le chien, les choses pour lui sont scellées, c’est son corps qu’il offre tandis qu’à droite comme à gauche s’avancent les fiers chasseurs… Sur la gauche, c’est ton père qui tente de ses bras le secours opportun tandis que vers lui se tendent tes mains nues. Tu hurles sous la morsure de la Force-des-bois et te débats encore tandis qu’un oiseau mordant sa patte gauche attend sur une branche haute la suite de l’effroi. Et sur ton corps déjà par le sang se peint en figure de liane la forêt et ses lacs étouffant doucement l’outrage.

Quatre nectars fameux

(chapiteau Les quatre fleuves du paradis cloître du Prieuré de Notre- Dame de la Daurade, 1120-1130)

Là coulent quatre fleuves qui abreuvent les terres où toute plante trouve ce qui convient ; chacun d’abondance s’écoule sans crue, ni maigres eaux. Les nymphes de leurs doigts en plissent la surface si bien qu’à regarder le flux on le croit tramé de fins fils de laine et de soie. Y vivent sur les berges des créatures modestes et quelques êtres complexes parmi les prairies et les bois se nourrissant de racines et de fruits. On ne partage rien car tout est déjà là et s’approvisionne en permanence. Une fée, un mage y sont pour quelque chose, on le murmure dans le lit des ruisseaux et dans les brises le conte se répand. Tous sont ici contents, les quatre fleuves surtout qui pourvoient à la soif.

Le pays n’a pas d’étendue, ni longueur, ni largeur, c’est l’épaisseur qui le construit ; ainsi quand on avance, c’est vers l’intérieur qu’on se dirige et ce qui est derrière disparaît à mesure. Les pieds sur la rive ou dans l’eau qui s’écoule, on remonte, on remonte là où ne se trouve aucune source mais une, deux, trois et quatre cornes ornementées par une bague en couronne d’une largeur de main. Sous la douche des eaux sans mouiller leurs corps nus, certains s’exercent à porter l’une des quatre cornes sans source tandis que les feuilles d’eau ornent l’effort d’une frise attentive.

Quel est donc ce conte ?

Là sont quatre fleuves qui coulent de concert et bordent toutes choses de volupté. L’or des astres scintille dans leur miroir et l’argent des lumières joue comme un cliquetis dans leurs eaux. Les âmes y sont absentes mais les poissons y sautent dans des corbeilles éphémères éclaboussant les rives qui sourient sous la fraîcheur et les perles… Un merle s’y abreuve et la limace près de lui en suce le nectar.

Vois ce que tu vois

(chapiteau L’incrédulité de Saint-Thomas, cloître du Prieuré de Notre-Dame de la Daurade, 1120-1130)

Je te montre mes plaies ; au flanc encore regarde, elle n’est pas refermée. Oh, je n’en souffre pas. Touche si tu veux mais doucement… C’est bien là donc que la lance du soldat…, on peut encore y passer un doigt. Mais ta main ?... Ma main percée aussi, du clou de la crucifixion. Crois, ce que tu crois ; moi je ne crois en rien ; c’est ainsi que je vis ; aujourd’hui ici, hier sur la croix, avant-hier au désert, un autre jour avec toi et nos amis, ensemble partageant le pain… Tu te mets à genoux, à quoi bon admirer les miracles. Tu as des yeux pour voir, tu vois ce que tu vois.

Le projet est réalisé, il ne sera pas accompli ; les choses sont ainsi dans les plis, les entrelacs et le mouvement, elles se déplacent. Le charbon ou le graphite ne sont pas des diamants et pourtant ce qui les compose est de même matière. Regarde les plaies et vois sous le vêtement élégant et les gestes charmants la peau fragile qui cache le dedans. Et pourtant lorsque tout viendrait par devant, les mains dans le sang et les os comme ton doigt tente par le toucher de vérifier les faits, derrière restera ce qui permet devant. Ne baisse pas le genou devant ce qui se construit, rien de plus ne viendra qui ne soit venu… Je me penche et te montre, tu regardes et constates ; je ne verserai pas le vin pour conduire ton ivresse.

Une danse

(chapiteau L’incrédulité de Saint-Thomas, cloître du Prieuré de Notre-Dame de la Daurade, 1120-1130)

Une femme charitable en observant la pierre se perd dans les plis et le mouvement qu’ils suggèrent ; en arrangeant ses cheveux, elle observe le gaufrage, les cercles des auréoles et les postures des corps quand vient à son côté son ami qui respirant l’odeur de sa chevelure, déclare qu’ici sont les vrais plis de sa crédulité. Le Christ montre ses plaies à Thomas qui à genoux les indique à ceux qui veulent voir. Les postures que soulignent les plis des vêtements ciselés comme l’argent d’un bijou sont par ces ornements les figures d’une danse immobile.

– Mais d’une danse habitée, déclare la femme qui ondule des hanches contre le ventre de son ami. Il lève la tête et comme la lumière a changé une partie du mouvement s’est égaré. Je ne trouve pas, dit-il. Et la femme charitable ô combien ! Déclare simplement que la lumière a changé et qu’on ne le voit plus. Dans l’ombre du musée le couple pousse plus loin, chacun cherchant ce qui inviterait ses yeux pour un instant avant de se retrouver tous deux dans quelque allée. Ainsi va la visite et l’homme revient sur ses pas, tourne autour du chapiteau et voit la danse qui ne bouge pas.

– M’offriras-tu une danse ? Demande la femme en lui prenant le bas, elle est venue derrière car elle a deviné, dit-elle, son incrédulité.

Le fruit des agencements

(chapiteau La légende de Sainte-Marie l’Egyptienne, cloître de la cathédrale Saint-Etienne, 1120-1140)

Ce qui s’agence de soi : le lion qui creuse la tombe et l’homme avec lui qui aide au travail sous le soleil très chaud qui tombe sur les têtes, assomme les pensées mais entête les gestes. Une pelle ou des griffes où est la différence, ce que tu fais cher lion, je le fais aussi et tous deux préparons le repos de la chair et des os.

Hier encore loin de moi, tu lavais ton corps, Marie, dans les eaux et nue devant d’autres tu charmais leurs yeux de pèlerins. Sur les bateaux naviguant en petits groupes silencieux, ils désapprouvent ta conduite mais se retournant souvent, l’invite par leurs yeux se propage. Il n’est pas d’âme de l’espèce qui ne soit insensible aux mouvements charnels dont le voluptueux contour appelle le contact. L’homme ne s’est pas fait, ainsi ce qui choisit se trouve derrière lui. Débarquant ensuite sur le rivage peu peuplé, les groupes s’éloignent et dans la basilique entrent en murmurant. L’abandon est une rude épreuve, les portes sont fermées au pardon, à la chance, à la gentillesse même il n’y a pas d’entrée, les groupes en prières se soucient du ciel et sur la terre délaissent la jeune femme éplorée.

Qui a depuis longtemps perdu la fleur, dans l’herbe grasse trouve la charité d’une couche confortable et roulant son corps fatigué espère le repos. Marie ne se plaint qu’à celle qui aussi perdit la fleur de ses entrailles, un fils qu’elle avait eu qu’on sacrifia. Le sacrifice est grand de la fleur qu’on arrose comme de celle sauvage qui réjouit vivement… Si vive est la plainte que la Vierge intercède, les portes s’ouvrent et la grâce s’installe. Cependant cruel est le sort qui conduit au désert ; de quelques morceaux de pains rapportés il faut se suffire et la belle femme maigrit sans attendre secours. Quand vient à point celui qui, retiré, conduit sa vie en privation, donne espoir par un pain consacré d’une nourriture céleste. La femme alors espère en retour du renoncement la protection d’un sage qui serait nourricier. Cependant, le sage tarde et trouve morte la femme Marie qui de s’être repentie n’a gagné qu’un sépulcre. Au delta d’abondance, l’appétit, les fleurs de lotus, le vin de palme, les ibis et les oies s’agençaient assez bien mais ensuite, les choses s’agencent si mal qu’il faut encore au brave homme la force d’un lion pour parvenir à donner une tardive protection aux chairs desséchées. Ce qui fut n’est plus et bien que vénérée, rares sont les visites des pèlerins, lesquels dans le désert stérile se risquent peu et préfèrent en vérité l’ombre des églises et les fruits du jardin.

À la mort soudain se cabre le cheval

(chapiteau Le voyage des mages, cathédrale Saint-Etienne, 2e tiers du XIIe siècle)

Plus rapide que Rakhsh à la lisière des sables, je cherche des yeux celui qui aime sa tristesse. Il se cache et craint l’assouvissement, je le cherche pourtant et lui apporte des vêtements, mais il fuit loin de tout, celui qui… Où est-il, sous l’olivier sec dont l’ombre abrite si peu, à genoux dans les mottes épuisant ses forces, abandonné de tous. On lui crache dessus mais ses pleurs lavent l’outrage, dit-il.

Qui est-il ? À peine né, il souffre des langes et sur sa couche déjà gémit de ce qui l’attend. Âme sans maison, jambes faibles sur le sable, il court ; il court déjà dans les dunes et de sa vie exaltée caresse la perdition. Manque, tristesse, souffrance, voilà ce qu’il vend ; je viens vers lui sur la monture de Rostram, je me précipite à sa suite mais dans la campagne verdoyante, sous les arbres aux feuillages contournés, parmi les lourds fruits d’abondance, je suis retenu, je m’égare. Je cavale pourtant mais sous les ramages abondants, les grenades et les lotus, je poursuis sans l’étoile. Ainsi ce que cachent les crosses sous les frondaisons prospères, hante comme un fantôme la chevauchée. Ici, s’alanguissent les membres dans les entrelacs et les lianes où croissent les fougères. Ici tout me retient mais l’impatience vers lui me pousse aussi car il fuit au désert sous l’avalanche de ce qui l’attend, qu’il sait et que je n’entends pas… Une couronne, un sceptre d’or, les arbres, les plantes s’en détournent mais un homme peut être dans le besoin, je lui souhaite une vie douce. Il dit cependant ce qui sera, la chose atroce sans espoir en ce monde : je suis celui qui vend le manque, de moi n’attendez rien ! Parmi les grains de sable, dans les vapeurs du désert, j’ai vu son ombre comme le sucre dans l’eau fondre et se désagréger. Il dit : après débordement, aux sables je reviens, n’étais-je pas poussière ? … Chaude, chaude journée, je suis allé sur les pas du malheureux, le cheval aux portes du désert a rejeté la bride, les arbres morts et les serpents n’ont pas tenté son pied.

L’humilité contournée

(chapiteau, le Lavement des Pieds cloître du Prieuré de Notre-Dame de la Daurade, 1120-1130)

Lui ne s’humiliant pas, baissant le genou jusqu’à terre, pliant son corps jusqu’à pouvoir saisir ton pied ; dans l’eau, il souhaite le laver, la tâche n’est pas humble, ce n’est pas celle de l’amitié mais celle de l’accueil. Oui, tu reviens de loin et dans la poussière tes pieds nus ont marché. Sur la rive du fleuve dans un baquet, il a puisé l’eau et préparé la pierre. Chacun doit y disposer ses pieds, un par un il les lavera. La mère ne fait-elle pas ainsi ? L’amour ne saurait être par choix, il a songé à cela avant de s’en aller. Avancez un par un et laissez de sa main la paume masser la plante. La marche est longue et sinueuse, c’est l’hôte qui vous reçoit sous le dais de lotus et la voûte qui protège ; il indique le geste, serviteur souffrant à genoux, il montre ce qu’il fait. N’est-ce pas déjà que le jeu se défait ?

La bure qui se pavane n’est pas fourrure, ni le poil dur pelisse de lémure. Voici la phrase, le contournement, l’arabesque qui s’enroule aux colonnes torses sous des voûtes plissées où l’on suspend tentures, rideaux et tapis derrière lesquels, dans l’alcôve, chuchotent les rumeurs : peut-on croire à cela que le maître s’asservisse par amour du serviteur et complice ? Phrase encore qui chante sous les ondes sonores et dans les plissements de ses ajustements cherche la voie d’une bonne métrique. Qui veut monter a-t-il d’autres choix qu’en poussant par ses pieds le corps tout entier ? Je laverai les vôtres pour adoucir l’âpreté du voyage et dans la volupté de la tache, je puiserai la force des larmes… Demain, on condamnera l’orgueil sous l’indice du consentement, ce sera jour de souffrance, et maintenant c’est à devenir proie qu’il se prépare, la face vers le sol comme qui refuse le jour.

Illustrations : Musée des Augustins, Toulouse.