dimanche 31 mai 2020

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Vertigo, Hitchcock et l’art III/III

Troisième visite du musée

, Gaëtan Viaris de Lesegno et Jean-Claude Moineau

La mise à mort n’en a pas moins eu lieu même si c’est selon une autre chaîne causale et s’il y a eu substitution de victime.

La troisième visite du musée

Scottie revient au musée et croit revoir « Madeleine » dans la visiteuse que, depuis l’entrée, il voit de profil et qui est absorbée dans la contemplation du portrait de Carlotta. Mais, cette fois, c’est lui qui fait le mouvement, se dirige vers elle et, après un changement de plan, se décide à l’aborder, au risque d’achever de lui faire perdre son icônicité. Et, effectivement, elle se retourne, ce n’est pas elle, ce n’était qu’une illusion.

Cette fois, c’est lui qui identifie la visiteuse non tant à Carlotta qu’à « Madeleine » ou, si l’on préfère, à « Madeleine »-Carlotta, et non plus « Madeleine » qui s’identifie à Carlotta ou Midge qui s’identifie à « Madeleine » s’identifiant à Carlotta (même si la désillusion est la même), ou encore Elster qui contraint « Madeleine » à s’identifier à Carlotta, Elster qui, au demeurant, est presque toujours resté dissimulé hors de vue dans ce qui précède — et qui, dans ce qui suit, va disparaître complètement ; il y a, décidément, beaucoup de disparitions restant inexpliquées dans ce film — alors que c’était lui le « véritable » meneur de jeu qui, désormais, sera Scottie en personne même si celui- ci ne dispose pas de toutes les cartes, tout comme est restée quasi-invisible la « véritable » Madeleine (sauf pendant le bref instant où l’on a entrevu son corps tomber du haut du clocher et s’écraser sur la toiture située en contrebas, fichier 24) scène qui s’étoffera par la suite lors de l’incroyable flash-back de Judy qui, à l’encontre des schémas établis de narration, révèle tout — et met fin au suspense sinon au film — en plein milieu du film) à laquelle s’identifiait également « Madeleine » tout en s’identifiant à Carlotta (curieusement, à l’inverse de ce qui se passe d’habitude, le rôle de Madeleine est entièrement doublé sauf dans la scène à risque). Mais, là encore, la fausse Madeleine simulait si bien la véritable « Madeleine » que celle-ci n’avait pas besoin d’apparaître et, de ce fait, n’avait plus même besoin d’exister : ce n’est pas seulement la mise à mort du « bon simulacre » qui entraîne la mise à mort de ce dont il est le simulacre, c’est l’existence même du « bon simulacre » qui met à mort ce dont il est le simulacre et le prive de toute réalité, lui confisque sa réalité propre.

Le stade du miroir

Judy ne présente elle-même que peu de réalité. La seule réalité, c’est celle de la simulation, celle de « Madeleine »-Carlotta, même si tout semble distinguer Judy de « Madeleine »-Carlotta, sa couleur de cheveux, sa vulgarité... Mais Judy ne force-t-elle pas la note pour ne pas être démasquée ? Ne grossit-elle pas la différence ? Ne se fait-elle pas plus vulgaire qu’elle n’est réellement ?

C’est, comme il se doit, dans le miroir que Judy cherche à se constituer une identité (qui, on le sait, ne saurait être qu’imaginaire). Judy, vue de profil, ne regarde pas le portrait de Carlotta mais sa propre image qui s’imprime dans le miroir. Judy, qui entend désormais refuser de s’identifier à qui ce soit, ne s’en identifie pas moins toujours à sa propre image. Elle ne gagne statut que d’image.

Scottie, situé qu’il est non pas à distance mais juste derrière Judy, peut voir (et nous avec lui) simultanément Judy et son image dans le miroir, peut voir que Judy n’est qu’une image dont il pourra faire ce qu’il veut. Ce alors que Scottie, lui, n’a pas d’image, du moins de visible pour nous puisque, après un long temps d’immobilité, Judy va dire, avant même de se retourner (c’est comme si le son, non synchrone, repartait avant l’image) : « — Je vois que vous avez de la peine ». Seule Judy, qui n’est qu’image, a une image de Scottie. Et elle a aussi des images de ses parents, des photos censées, selon la fonction traditionnellement attribuée à la photo, attester de son existence réelle, une image de son père mort ainsi qu’une image d’elle en compagnie de sa mère, où les deux femmes figurent côte à côte, en pied, dans une pose exagérément frontale, une colonne verticale divisant l’image, à la manière d’un diptyque, en deux parties symétriques qui abritent l’une Judy et l’autre sa mère, ce qui les fait apparaître là encore comme des images qui ne renvoient à aucun original.

Reconstitution du crime

Scottie emmène Judy partout où il a vu « Madeleine » sauf au musée (il n’y aura pas de quatrième visite du musée), de peur sans doute de l’ultime confrontation (l’ultime confrontation aura lieu quand même, mais dans l’autre musée, la mission espagnole).

Mais Judy a beau être restée pour être aimée pour elle- même, pour ce qu’elle est (métaphysique de littérature de gare), Judy, qui a pu rester ignorée pendant toute la première partie du film, va perdre, au cours de la seconde partie du film, le semblant de réalité qu’elle a cru, un court moment-charnière, pouvoir s’octroyer. Judy, en réalité, n’est rien en dehors du rôle qu’elle doit jouer deux fois, une première fois pour Elster, en vue de tromper Scottie, une deuxième fois pour Scottie qui cherche à se tromper, à s’illusionner lui-même. Et ce quelles que soient ses (bien faibles) tentatives de résistance aux entreprises de Scottie qui tournent au constat : « —Vous ne me voyez qu’à travers elle ».

La terminologie est, à peu de chose près, celle de Wittgenstein6 : Scottie voit Judy comme « Madeleine », ou, plus précisément encore, la voit comme « Madeleine »- Carlotta. Par opposition au voir optique qui est le voir moderniste par excellence, du moins dans la version qu’en donne Stella sinon Greenberg ou même Fried (« je vois ce que je vois, il n’y a rien d’autre à voir »), le voir-comme qui, pour Wittgenstein, est le seul voir artistique véritable, est d’emblée interprétatif, assignateur de sens, sans pour autant sombrer dans une quelconque intériorisation ou spiritualisation du voir, l’interprétation, ici, n’étant pas tant mentale qu’en acte. Scottie, qui ne se contente pas du peu de réel de Judy, voit Judy comme « Madeleine »-Carlotta en agissant physiquement sur elle, en la transformant effectivement peu à en « Madeleine »-Carlotta.

Scottie, en effet, ne croit nullement que Judy soit « Madeleine », à l’encontre de la différence qu’il constaterait de visu entre Judy et « Madeleine » et qu’il chercherait de ce fait à résorber. Scottie, au contraire, s’il entreprend bien de résorber la différence, croit en fait Judy différente de « Madeleine », de la « Madeleine » qu’il voit en elle. C’est comme lorsque, face à une illusion d’optique, on sait que c’est une illusion mais qu’on n’en tombe pas moins dans l’illusion. Ce même si, en réalité, l’illusion n’est pas là où Scottie la voit : Judy est bien, ainsi qu’il la voit, « Madeleine », Judy n’a pas d’autre être que celui de « Madeleine ».

Mais toujours est-il que Scottie entreprend effectivement, en commençant par lui offrir des fleurs puis en modifiant successivement sa toilette, son maquillage et sa coiffure, de modeler Judy —simple matière première entre ses mains de sculpteur— sur le modèle de « Madeleine » ou, plus exactement, de « Madeleine »-Carlotta, tout comme « maître » Hitchcock entreprend de modeler Kim Novak qu’il trouvait elle-même, à ce qu’on dit, insignifiante et vulgaire. Là encore, plus que jamais, c’est la simulation qui précède la réalité, qui donne naissance à la réalité ou à ce qui en tient lieu. Mais, ce faisant, Scottie, sans en prendre conscience, tend lui-même à s’identifier à Elster, fait comme a dû faire une première fois Elster : faire de Judy « Madeleine »-Carlotta. Ce qui aura une conséquence similaire sinon identique : après la mise à mort de la Madeleine réelle, la mise à mort de la simulation. Mise à mort tout ce qu’il y a de plus réelle et pas du tout simulée, mise à mort sans tromperie alors que la mise à mort de la Madeleine réelle reposait sur une formidable tromperie. Mise à mort dont Scottie a par avance assumé la responsabilité lorsqu’il a endossé celle de la première mise à mort en lieu et place de Scottie.

Le mythe du cinéma total

La déception se lit sur le visage de Scottie quand Judy revient du coiffeur sans le chignon. Les vêtement y sont, la couleur des cheveux y est, mais pas la façon de les coiffer. Manque de réel ou manque d’illusion ?

Se répète alors la scène du miroir avec Judy intercalée, comme tiraillée entre son image — son image qui s’est altérée — et Scottie qui n’a toujours pas d’image. Mais ici, comme lors de la troisième visite du musée, Scottie est décidé à intervenir. Judy se retourne brusquement, dans un dernier sursaut de révolte, avant de se résoudre à abdiquer tout reliquat d’identité et de sortir de la pièce.

Pendant qu’elle se recoiffe, Scottie, assis, tourne le dos, dans la même position que le spectateur que nous sommes, et alors cependant que le spectateur a depuis un bon moment cessé de s’identifier à Scottie sans qu’il ait eu le moindre mérite à cela puisque c’est le flash-back de Judy qui, à mi-parcours, a mis fin à l’identification du spectateur à Scottie sans pour autant inviter celui-ci à s’identifier à Judy — à passer d’une version masculine à une version féminine —, identification impossible compte-tenu du manque d’identité de celle-ci. Le spectacle, là également, va venir de par derrière, de dos. Mais Scottie de se retourner lui-même et de se lever, ce qui nous est interdit, ce qui, comme dans le mythe d’Orphée ramenant Eurydice des enfers, lui était peut-être interdit à lui aussi.

Pendant que Judy-« Madeleine »-Carlotta, lentement, s’avance, Scottie semble toujours guetter une dissemblance. Mais c’est une ressemblance de trop qu’il va trouver, et qui va tout anéantir.

C’est en effet non pas le défaut mais l’excès de ressemblance qui lui révèle la supercherie (supercherie qui, en ce qui nous concerne, nous a été révélée depuis le flash -back de Judy). C’est, comme toujours au cinéma, à contre-courant de la démarche moderniste, non pas la guerre engagée contre l’illusion mais l’excès même d’illusion qui vient mettre fin à l’illusion.

Le collier de Carlotta est ce qui est en trop dans Judy en Carlotta comme l’étaient les lunettes dans l’autoportrait de Midge en Carlotta et la conséquence en est la même : la dénonciation de l’imposture (quand même Midge pouvait encore croire que c’était non pas les lunettes superfétatoires mais l’absence de chignon qui était cause de son échec). Ce alors que l’on n’a jamais vu « Madeleine » vivante porter le collier de Carlotta. Scottie n’a vu le bijou sur « Madeleine » que dans ses fantasmes qui ont suivi la mort de Madeleine : c’est comme si c’était lui qui, se substituant à Elster, avait ainsi parachevé « Madeleine » en Carlotta alors que cela ne vient pas de lui, il n’est pas l’auteur ou le metteur en scène de cette « touche finale » même s’il en est l’acteur —en même temps que le spectateur— puisque Judy-« Madeleine » lui demande de l’attacher lui-même à son cou ; lui-même cesse d’être le meneur de jeu et tout s’affole désormais, faute de meneur de jeu.

Alors qu’une coiffure, comme un bouquet, peut toujours être « refaite », être « re-produite », alors que les vêtements sont produits en série (même si la « série » est celle de l’année passée et n’est plus à la mode), le bijou de Carlotta, bien qu’appartenant à la simulation qu’est Carlotta, fait ici figure d’original, irreproductible, induplicable.

En un nouveau flash-back Scottie revoit alors non seulement le portrait de Carlotta mais, par l’effet d’un zoom arrière qui répète un zoom arrière que l’on a vu précédemment, « Madeleine » absorbée au musée dans la contemplation du portrait de Carlotta. De même que le flash-back de Judy dévoile que « Madeleine » n’est pas Madeleine, le flash-back de Scottie redissocie « Madeleine » et Carlotta, resépare les éléments que l’on pouvait croire définitivement réunis. C’en est fini de « Madeleine »-Carlotta et, a fortiori, de Judy-« Madeleine »-Carlotta. La parenthèse ouverte après la mise à mort de Madeleine va pouvoir se refermer même si, pour cela, la mise à mort devra tout d’abord se répéter. Ce qui n’était qu’un simulacre de mise à mort d’un simulacre, la mort supposée de « Madeleine » (même si ce simulacre de mise à mort devait déjà se payer de la mise à mort réelle de la Madeleine réelle) va devenir une mise à mort réelle — mise à mort réelle qui va provoquer la fin du film —, mais mise à mort réelle qui n’en prendra pas moins pour modèle le simulacre précédent de mise à mort.

Bientôt sur nos écrans, le fameux film conçu par Samuel Beckett avec Buster Keaton, par Gaëtan Viaris.