dimanche 31 octobre 2021

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Gaëtan Viaris de Lesegno

Le coucher de Sapho

prélèvement photographique, 1990

, Gaëtan Viaris de Lesegno et Valentine Robert

En cette œuvre, Gaëtan Viaris de Lesegno a transmué le corps pictural en corps photographique.

À l’origine, la toile Le coucher de Sapho (1867) signée par Charles Gleyre — peintre suisse qui fut l’un des pères de l’art académique en France — montre un nu éthéré. La chair immaculée revêt une dimension immatérielle par le lissage du pinceau, la pâleur spectrale du coloris, l’idéalisation parfaite des proportions, l’exaltation du contrapposto et la mystification de la posture détournée. Mais en s’appropriant ce corps peint, le photographe Viaris de Lesegno l’a « ré-incarné ».

Gaëtan Viaris de Lesegno, Le coucher de Sapho,
prélèvement photographique, 1990

Avant tout le tableau a été recadré, en une découpe qui évince le mobilier pompéien et le profil du visage : seul subsiste le nu, dans une proximité confondante. Ce déplacement est renforcé par le travail de la lumière, qui creuse l’espace pour mieux en détacher l’anatomie. L’énigme du tableau est ainsi renversée. La toile peinte thématisait le secret avec cette figure qui se retire, se détourne, et éteint la lumière, refusant au spectateur l’accès à ses traits, à ses charmes, et à sa chambre ; tout en en dévoilant assez pour que le regard s’attise et cherche à voir, à deviner. Or, là où Charles Gleyre représente le mystère, Gaëtan Viaris de Lesegno mystifie la représentation. Le tirage photographique délie en effet ce réseau de significations et efface l’historia au profit d’une dramatisation purement formelle : le corps s’émancipe de tout contexte autre que celui de la représentation artistique même. L’intérêt et la curiosité du spectateur ne sont plus retenus par le geste de Sapho, mais par l’acte du photographe – qui, en fait de dissimulation, propose une véritable révélation.

L’angle de la prise de vue, latéralisé et abaissé, fait subir au corps une déformation qui permet d’allonger les formes, d’atténuer leur stylisation serpentine au profit d’une sensualité nouvelle, conforme aux canons de beauté actuels. L’effet est paradoxal : l’anamorphose avoue la bidimensionnalité de la toile, mais donne en même temps une inclinaison et un relief nouveaux à la figure qui semble être en train de s’extraire du plan, de repousser le cadre, d’échapper à la perspective.

Cette puissance ascendante de la silhouette est soutenue par le clair-obscur, qui ne garde du décor que d’imperceptibles lignes de force, et par l’inversion du négatif, qui permet de donner une assise à l’anatomie. Le retournement horizontal du négatif de Viaris de Lesegno semble en effet appliquer les préceptes harmoniques de Wölfflin, en permettant de concentrer à gauche le déséquilibre des lignes obliques et de « déboucher à droite sur des formes claires, délimitées et élaborées ». De plus, la texture photographique du noir et blanc et les effets de focale exaltent la finesse du modelé de Gleyre et redonnent à la peau un grain, des imperfections, une carnation : le corps reprend chair.

Ainsi, en même temps que cette « image d’image » postmoderne joue de l’« après » et affirme sa nature de reproduction, elle renoue avec l’« avant » du tableau en retrouvant quelque chose du corps du modèle qui, en 1867, posait dans l’atelier de Charles Gleyre. Gaëtan Viaris de Lesegno active ainsi un vertige temporel et artistique, renforcé encore par le choix de la toile. Car dans le Paris du peintre et du modèle du Coucher de Sapho, les « tableaux vivants » existaient. Dans les salons, les foires et les cabarets de l’époque, des figurants se donnaient en spectacle en imitant, immobiles, des compositions d’artistes. Et Sapho, justement, était un sujet très prisé de ces poses plastiques, en vertu de la sensualité licencieuse qui se dégageait de ce corps dès lors que le canevas académique était personnifié. Gaëtan Viaris de Lesegno se réapproprie donc une pratique historique et l’actualise en créant un « tableau vivant » reproductible. Son geste artistique semble de fait ressusciter les corps vivants des modèles qui, de l’atelier à la scène, ont incarné ce corps pictural – désormais habité d’une vie photographique.

Septembre 2010

Le coucher de Sapho (1867) Charles Gleyre

Tirage manuel 100x100 cm, noir et blanc baryté, contre-collé sur alu, encadrement sous verre.
Réalisé à partir d’un négatif format 6x6 [laboratoire Cyclope Paris, contrôlé par l’auteur]
Prise de vue in situ en 1990 au Musée cantonal des beaux arts de Lausanne, dans le cadre d’une commande du Musée de L’Elysée intitulée Voir la Suisse autrement