vendredi 1er mai 2020

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Vertigo, Hitchcock et l’art II/III

Seconde visite du musée

, Gaëtan Viaris de Lesegno et Jean-Claude Moineau

Scottie arrive en voiture surplombant le musée de la légion d’honneur.

Retour à la case départ. « Madeleine » est vue de profil, depuis l’entrée, ainsi qu’elle avait déjà été entrevue au début puis à l’issue de la première visite du musée où la scène précédemment décrite était de surcroît enserrée entre deux plans pris de profil (ou, plus exactement, trois, le premier se dédoublant selon deux grosseurs de plan différentes). Encore, pour reprendre le terme employé par Louis Marin, la « latéralisation » du dispositif perspectiviste — qui est aussi dispositif d’énonciation et de narration — est-elle incomplète, Scottie demeurant lui-même à l’entrée, au premier plan, de façon à ne pas rompre l’identification du spectateur. Le dispositif dans son ensemble ne s’en trouve pas tant ici exhibé, donné à « lire », et encore moins mis à plat, écrasé, que cassé, désarticulé.

Le portrait de Carlotta a cédé la place à « Madeleine » qui, échappant à la paralysante tenaille du double regard de face-de dos, commence à perdre de son immobilité et de son invisibilité — même si elle n’est toujours qu’une silhouette sans visage — ainsi que de son icônicité. « Madeleine » se lève pour s’avancer (vers la gauche, à l’inverse du sens habituel de lecture, comme si, plutôt qu’elle ne s’avançait, elle revenait en arrière vers le tableau qui, sous cet angle, demeure, pour nous comme pour Scottie, indiscernable. Elle ne rejoint cependant pas le tableau mais s’arrête à une certaine distance de celui-ci, s’immobilisant à nouveau, Scottie lui-même s’est immobilisé ce qui fait que son mouvement se réduit encore au simple passage d’un état à un autre, d’une distance de vision à une autre. Puis, opérant un virage à angle droit, elle se dirige vers le devant de la scène où se trouve Scottie, forçant celui-ci à quitter le champ) et à abandonner son poste de surveillance (le surveillant doit toujours demeurer invisible au moins de ceux qu’il surveille). C’est au moment où « Madeleine » va devenir visible qu’elle retombe dans l’invisibilité — pour nous comme pour Scottie —, la vue exigeant en effet le maintien de la distance. Fondu enchaîné sur une vue de l’extérieur du musée (le musée lui-même ne s’interrompt pas brusquement mais se prolonge, comme il se doit, à l’extérieur de ses murs par le truchement de quelques sculptures dont une réplique du Penseur de Rodin.

Le musée sans murs

Cependant Scottie, lors de son premier passage au musée, s’était procuré auprès du gardien de service le catalogue dans lequel est imprimée la reproduction du portrait de Carlotta, une simple photographie en noir et blanc qui a perdu toute valeur esthétique mais qui n’en permet pas moins une comparaison plus soutenue — la superposition, même si c’est dans des poses et des grosseurs de plan différentes — de l’image de Carlotta et de celle de « Madeleine ». Confrontation rituelle entre image photographique et image de mémoire où n’est pas toujours gagnante celle qu’on croit (bien qu’en réalité fausse image de mémoire qui n’est elle-même qu’image photographique). La facture photographique contribue encore à résorber les différences. Carlotta et « Madeleine » sont ramenées à un même plan dont se trouve nécessairement exclu Scottie. Notre flic scientifique, plus qu’il ne « monte », en vue de reconstituer le puzzle, « mixe » ensemble les images de Carlotta et de « Madeleine », cependant que sa propre image ne peut à son tour être rapportée à la double image — au « mix » de Carlotta et de « Madeleine »— que par un artifice de montage.

Comparative models

L’original, ici, n’est toutefois pas Carlotta mais le portrait de Carlotta qui, par delà ses transferts de support, plutôt que d’être un portrait représentant Carlotta, joue le rôle de modèle. Modèle servant à la fois à « Madeleine » dans la construction de son personnage (construction à laquelle Scottie a pu assister lorsqu’il l’a surprise ou a cru la surprendre — ou s’est fait surprendre par elle — en train d’acheter un bouquet alors qu’il la filait pour la première fois), à Elster qui, hors champ, a façonné « Madeleine » sur le modèle de Carlotta (et non pas du tout de la vraie Madeleine quand bien même Judy a dû être recrutée pour sa vague ressemblance avec Madeleine ), et enfin à Scottie lorsque lui-même cherchera à son tour à façonner Judy à l’image non tant de « Madeleine » que de Carlotta. Carlotta qui n’est elle-même pas une personne ayant « réellement » existé mais seulement une image, un « personnage » qui n’existe nulle part ailleurs que dans son image (image statique de surcroît).

Le portrait de Carlotta, plutôt qu’une peinture — fort conventionnelle au demeurant, tant par sa pose que par sa composition et sa facture ainsi que par le genre auquel elle appartient, la peinture de portrait — apparaît comme une simulation (à commencer par une simulation au sens simulationniste de peinture), même si cette simulation n’engendre pas tant une réalité que — quand même Scottie la prend pour une réalité — une fiction, un autre simulacre, « Madeleine », même si celui-ci est susceptible de prendre vie, de s’animer (ce qui montre en passant que la simulation n’est nullement une question de medium : il ne saurait être d’ontologie de la simulation, la simulation étant ce qui vient ruiner toute ontologie).

The studio (1 heure 04)

Reste cependant un autre tableau, l’autoportrait de Midge en Carlotta. Tenu pour illégitime, jugé illégitime, il n’a pas le droit au Musée et est condamné à ne pas franchir les portes de l’atelier dans lequel il a été peint.

Illégitime, il l’est d’abord par son accointance — qu’il partage avec la photographie — avec l’art industriel, tenu qu’est celui-ci par l’art qui se veut authentique pour inauthentique (charge supplémentaire : l’industrie ici est celle du sous-vêtement, dont le caractère d’intimité se situe à l’antipode de la pompe qui est celle de l’art du portrait), mais n’en cherchant pas moins à rivaliser avec le « grand art » (à moins que ce ne soit plutôt le « grand art » qui cherche, par pure vanité, à rivaliser avec lui).

Et, illégitime, il l’est également en tant que contrefaçon, en tant que contrefaçon du portrait de Carlotta (contrefaçon qu’était déjà, à sa manière, la reproduction figurant dans le catalogue du musée). Contrefaçon qui tend à la caricature par le fait que, si Midge se peint en Carlotta, elle n’en conserve pas moins, à défaut de chignon, sa paire de lunettes. Inversion du sens de la vision : les lunettes, qui servent ordinairement, tout comme l’appareil photographique, à faire voir le monde alentour, font voir ici l’imposture de celle qui les porte. Ce qui, constate Jean-Louis Schefer, revient à la même chose qu’orner la Joconde d’une paire de moustaches : même procès de dé-esthétisation, de dé-sacralisation, de banalisation, encore qu’ici le portrait perde non seulement son caractère esthétique comme dans L.H.O.O.Q. mais également tout caractère artistique, du moins tout caractère d’art prétendument authentique.

Non seulement le portrait de Midge en Carlotta n’est qu’une copie mais c’est une « mauvaise copie », par opposition à la « bonne copie » qu’est malgré tout la reproduction photographique du portrait de Carlotta figurant dans le catalogue du musée et à cette autre « bonne copie » qu’est « Madeleine » elle-même.

Et pourtant le tableau peint par Midge n’en est pas moins un vrai tableau et pas seulement une photo ou une simulation comme s’est avéré l’être le portrait de Carlotta.

Tableau écartelé cependant entre deux « modèles » : Midge en personne qui, placée à côté de son autoportrait, forme avec celui-ci comme un diptyque à la façon des Jocondes de Warhol, et le portrait absent de Carlotta qui encourt désormais le risque, comme dans le cas de L.H.O.O.Q. rasée, d’apparaître comme l’autoportrait de Midge auquel on aurait soustrait ses lunettes.

Le tableau peint par Midge est, bien qu’il s’agisse d’une peinture et non pas d’une photographie, une réappropriation. Et, comme dans le cas des History Portraits de Cindy Sherman, l’enjeu de la réappropriation n’est pas tant de se substituer à l’original que de contester l’original.

Mais la réappropriation échoue ici, parce que non légitimée, parce qu’ayant perdu non seulement tout caractère esthétique mais également tout caractère artistique, et parce que Midge, éprise de Scottie, cherche encore malgré tout davantage à s’identifier avec l’objet des désirs de Scottie —en décalquant par là-même l’identification de « Madeleine » à Carlotta— qu’à s’y attaquer de front. Ce qui fait que l’identification échoue elle- même et produit un effet contraire à l’effet escompté en éloignant Scottie d’elle au lieu de l’en rapprocher. Ce qui fait qu’il ne reste plus à Midge qu’à détruire sa propre peinture, sans, ici, contrairement à ce qu’il en est pour Maître Frenhofer dans la nouvelle de Balzac, que la mise à mort de la peinture n’équivaille à une mise à mort réelle ou n’entraîne de mise à mort réelle, ce en quoi, en définitive, ce n’était vraiment pas une « bonne peinture ». Et ce même si Midge ne va pas tarder à disparaître (avec l’entrée en scène de Judy), mais sans faire de vagues, sans violence, en silence, comme effacée.

L’exposition "Gaëtan Viaris - Le Champ des Impossibles" est reportée en mai 2021 (https://www.lechampdesimpossibles.com/artiste/gaetan-viaris)