lundi 18 décembre 2017

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Un peintre abstrait à l’époque du 3.0

, Jean-Louis Poitevin et Silvère Jarrosson

Silvère Jarrosson est entré en peinture pour répondre à un appel impérieux qui s’est manifesté à lui à travers un : « c’est cela que je veux faire ! », alors qu’il découvrait le travail pictural d’un ami. Quoi, cela ? La peinture !

Vocation

Rien au départ ne le destinait à devenir peintre. Son parcours avait été tout autre, puisqu’il devait devenir danseur classique. Confronté à l’impossibilité de poursuivre dans cette voie, il fit des études de biologie et découvrit la pratique de l’art à cette époque. Dès lors, avec une passion sans limites, il s’est mis au travail et n’a plus dévié du chemin qui s’est ouvert devant lui. Il est devenu ce qu’il avait à cet instant compris devoir être, peintre.

La force d’une vocation, c’est qu’elle donne le courage de passer les obstacles un à un, sans fléchir. La vocation ouvre un chemin et ce chemin qui s’ouvre de lui-même constitue la preuve que le but non seulement existe mais peut être atteint puisqu’il fait un avec le chemin. Chaque geste se voit ainsi légitimé et par leur succession, ces gestes transforment le chemin en une démarche concrète qui rend perceptible le fait que peindre est aussi, essentiellement, une démarche spirituelle.

Peinture et intensité

Étant jeune, Silvère Jarrosson aurait pu aisément se lancer dans des pratiques artistiques mobilisant les moyens techniques les plus récents. S’il a accepté de répondre à l’appel de la peinture, c’est bien plutôt parce qu’il a ressenti que la puissance magique liée aux appareils et au monde du 3.0 était relative et qu’il existait un domaine et une pratique susceptibles de mobiliser des forces plus complètes et plus complexes touchant aux racines de l’existence. Il a reçu comme une évidence le fait que la peinture pouvait faire vibrer en nous les affects les plus importants et participer autant sinon plus que ne le font les images techniques, à la mutation de notre perception du monde.

Peindre, contrairement à ce que l’on affecte de croire, ce n’est pas d’abord recouvrir une toile de couleurs et de traits. Peindre est un acte de la pensée. Certes, il s’agit d’une pensée qui s’invente en se faisant et pour laquelle les gestes sont des vecteurs d’intensités et des moyens de pénétration dans le visible. Mais c’est précisément cela, l’invention d’une nouvelle visibilité qui constitue le ressort de la peinture. Peindre, c’est apporter des « réponses » de type pictural à des questions qui concernent le devenir visible d’aspects inédits ou nouveaux qui émergent dans une pensée.

Il suffit de lire les textes écrits par les peintres pour saisir l’acuité des questions qu’ils se posent et la manière dont la peinture est un vecteur unique permettant de mettre en scène des intensités pures de pensée. C’est pourquoi la peinture est par essence abstraite, parce qu’elle tente de faire émerger comme visibles des éléments qui nous affectent mais que nous ne parvenons pas à reconnaître. Le recours à la figuration doit être compris en fonction de cet impératif de la pensée qui, en effet, pour s’exprimer et se communiquer, est contrainte d’en passer par des éléments de langage connus ou reconnaissables. La figure, la représentation de corps et d’objets, de paysages et de situations humaines jouent sur la nécessité de partage, là où la peinture abstraite tente, en passant à travers la figure, de remonter vers des sources plus indéfinissables, des instants plus reculés du processus affectif aux sources de la pensée, et d’en rendre compte avec des moyens qui se situent au plus près de leur « réalité » obscure.

Le figural ou la forme de l’abstraction

Sans l’avoir décidé, mais en réponse à l’appel de la peinture, Silvère Jarrosson a opté pour la voie la plus périlleuse qui est de plonger dans les strates du monde et de la pensée qui se trouvent de facto en deçà de la figure. Il se tient donc éloigné des jeux portés par l’imitation et la figuration.

Une figure est une forme dont l’homme affirme qu’elle a acquis une certaine complétude parce qu’il la connaît déjà car le plaisir obtenu provient essentiellement de la reconnaissance, mais surtout parce que ce qu’il y trouve c’est une sorte de confirmation de ses capacités de constructeur, qui font de lui un double de dieu.

Mais la nature, cette grande pourvoyeuse de formes, n’est pas nécessairement figurative même si elle est de part en part figurale. Tout ce qui est en mouvement – et même s’il s’agit d’un mouvement sans but – tend vers une forme ou passe par des formes et l’on sait que toute forme stabilisée n’est qu’un arrêt dans un processus d’évolution et, pour chaque individu, un moment dans le processus qui va de la naissance à la mort en passant par toutes les transformations de la vie.

Par contre, lorsque l’on se met à voyager dans les mondes d’avant, avant la venue des hommes sur terre, avant l’existence d’un regard extérieur sur ce qui se manifeste de soi-même à tous les degrés du vivant, avant donc l’apparition de formes visibles par le regard humain, on découvre à la fois l’infinité des processus en cours dans la genèse du monde, leur intense perpétuation parce que tout vit et bouge et ne cesse de se transformer et on aborde le continent oublié ou mal connu des diverses strates dans lesquelles rien n’existe de ce que l’on appelle figure.

Dans le monde de l’abstraction, qui signifie ici celui d’une abstraction non géométrique, tout est en mutation et chaque élément peut être saisi tant dans le mouvement d’une transformation, que dans le moment où il est en train de se former. Si l’on tente de rendre compte picturalement de ce qui a lieu alors, on rencontre ce que l’on pourrait appeler la matrice de l’abstraction, une tension entre processus et genèse, entre forme non encore stabilisée et forme apparemment stable. Cette matrice de l’abstraction est à la fois la source la plus vraie de la peinture et la source la plus profonde du figural.

Genèse et gestes

Si l’on prend en considération le geste même de peindre, il n’y a pas de véritable séparation entre figure et abstraction sinon celle que produit à un moment donné de l’histoire le déploiement d’une culture dans telle ou telle région du monde. Du point de vue des gestes picturaux, l’enjeu est le même, faire que quelque chose advienne sur la toile, ou sur la feuille de papier, qu’importe. Dans un cas, l’impératif culturel impose que cela soit une figure, dans l’autre, il suffit que cela soit une forme en train de « naître ».

Silvère Jarrosson, en choisissant de pratiquer une abstraction liée à la fois au geste et à la non-représentation volontaire de figures, accepte de se trouver face à la nécessité de renouveler les modalités de la manifestation de ce qui tremble et vibre dans les strates les plus obscures de la terre, de la vie comme du psychisme. Il peint à la source même des genèses.

Corps en action

Quelle que puisse être l’ampleur ou la retenue qui préside à l’acte de peindre, le corps s’y trouve toujours impliqué en quelque manière. L’irruption sur la scène de l’art, dans l’immédiat après-guerre, d’artistes peintres dansant autour de la toile ou méditant la brosse à la main prêts à lâcher la bride aux pulsions les plus lancinantes en vue de parvenir à l’imminence d’un surgissement magique de « présences » variables sur la surface qui les attend, a modifié radicalement et la réception et la genèse des œuvres plastiques qui ont vu le jour par la suite.

Plus d’un demi-siècle plus tard, pour Silvère Jarrosson, c’est moins dans une affirmation sans partage de la puissance expressive du corps qu’il s’agit, que dans l’élaboration mentale d’un devenir visible de forces en jeu dans les processus qui affectent la nature au sens le plus global du terme. Pourtant, danseur au devenir suspendu par le hasard d’une blessure, il s’agit bien de permettre au corps non pas tant de s’exprimer que de porter vers le dehors, d’accompagner dans le visible des devenirs qui sans cela resteraient inconnus. Peindre, toujours, c’est danser, que la danse soit aussi limitée et fine que celle d’un poignet qui oscille entre palette et chevalet ou qu’elle soit celle d’un corps dansant avec les couleurs, les pots, les tubes et faisant aussi par des gestes multiples danser la toile même afin de permettre qu’elle devienne le réceptacle de formes en devenir.

Et l’on se souvient alors, que de toujours, peindre est un geste de la main porté par la puissance entière d’un corps qui lance vers l’inconnu l’affirmation vitale, mais « nulle » à cet instant, de son existence même.

La loi du hasard

La technique picturale qu’a mise au point et développée Silvère Jarrosson, et qu’il est le seul à pratiquer ainsi, a ceci de proprement pictural qu’elle puise ses ressources dans l’acceptation du hasard comme élément central du processus créatif. En effet, il en invente au fur et à mesure et les règles et les modalités, ce qui n’est possible que parce que cette technique picturale ouvre la porte à une interaction directe avec le hasard. Ceci ne signifie en rien que c’est le hasard seul qui « ferait » la toile. Tout au contraire, c’est précisément parce qu’il met en jeu et un corps et une pensée que Silvère Jarrosson peut ouvrir la porte au hasard comme force créatrice parmi d’autres.

Le hasard, c’est moins celui qui hante le jeu que celui qui taraude la nature, celui qui agit à travers l’infinité des processus d’essai et erreur, d’inscription et d’effacement de choses apprises, retenues, effacées par tel ou tel élément vivant ou non qui la compose, cela tant du point de vue de la cellule que de celui de l’espèce. Le hasard est le nom du possible à l’œuvre dans le mouvement de mutation générale à laquelle chaque élément, vivant ou non, est soumis.

Il est la voix du singulier dans la rumeur de l’universelle cacophonie des bruits qui parcourent le monde en tous sens.

Face aux appareils

Il y a de la morgue et de la grandeur à choisir aujourd’hui d’exprimer sa relation au monde à travers et au moyen de ce medium qu’est la peinture quand n’importe qui ou presque dispose aujourd’hui d’appareils qui peuvent lui permettre aussi bien d’explorer l’inconnu et l’invisible en rassemblant des informations qu’en « créant » des formes en mouvement, capables de rejouer sur la scène bornée de l’écran la pièce improbable mais bien réelle d’une genèse.

L’enjeu, ici, est à la fois fort et simple même s’il peut paraître de peu de poids face à l’emprise mentale des appareils sur notre psyché. Il s’agit, par la mise en mouvement du corps pensant et dansant, de produire des images d’une puissance et d’un impact affectifs de plus grande intensité que celle que développent les images techniques.

Et cela ne se peut précisément que parce qu’il y a une sorte d’effet de feed-back du possible et du hasard mêlés sur l’esprit de celui qui reçoit ces œuvres. Il n’est pas possible de douter qu’elles ont été faites par quelqu’un, et c’est comme la « preuve » de cette implication et de cette intrication du corps et de la pensée que cherche à retrouver, même sans s’en rendre compte, celui qui découvre un tel travail pictural.

L’imagination reine

Le danseur qu’il a été et le chercheur en biologie qu’il aurait pu être ont trouvé dans le peintre qu’il est désormais une voie à la fois maximale et médiane pour exister en lui. En effet, l’implication du corps est suffisamment importante pour que les apprentissages liés à la danse puissent être mobilisés dans l’acte de peindre. Quant aux voies ouvertes par l’approche à un haut niveau de la biologie, elles trouvent dans le jeu du corps associé aux variations dues au hasard le moyen de s’incarner visuellement, car ce qui est donné à voir dans les tableaux de Silvère Jarrosson est un mélange subtil et dense de formes à la fois incertaines et saisissantes qui font se rencontrer en nous la puissance imaginale de la nature avec les « images » que produit sans cesse notre imagination.

Imaginer, c’est produire des images dont le statut est peut-être ambigu, mais c’est surtout permettre à des scénarios improbables, ou a priori jugé impossibles, d’être testés. L’imagination est la puissance absolue en nous de la simulation. Elle est le double mental de ce que les appareils rendent aujourd’hui possible de manière infinie. La différence entre l’imagination et la production technique d’images tient, et elle est essentielle, à ceci que l’imagination agit directement sur nous parce qu’elle agit directement à partir de nous. L’imagination est l’une de nos facultés, et à ce titre, elle est essentiellement productrice. Le discrédit dont elle a pu souffrir à tel ou tel moment de l’histoire de la pensée reste marginal face à la reconnaissance de ses puissances infinies.

Un tableau de Silvère Jarrosson, est à la fois un produit pur de l’imagination et une image à caractère non déterminé signalant l’apparition mais aussi la potentielle disparition d’une forme en cours de mutation. Chacun de ses tableaux est un possible qui s’éveille, une affirmation qui est extraite de la nuit, une forme qui s’essaye.

Chaque tableau est une image née du mélange de la danse et du hasard, de l’appel des formes en sommeil dans le giron de la nature et de l’intention magistrale de donner corps à des formes improbables. Chaque tableau est la capture non pas d’une chose réelle par l’imagination, mais d’une figure interne à l’imagination elle-même. En ce sens, à chaque fois que nous faisons face à l’un de ses tableaux, nous pénétrons tout simplement à l’intérieur d’un rêve. Et ce rêve n’est pas le rêve d’un moi, mais le rêve que chacun peut faire quand il laisse en lui la nature chtonienne et cosmique tendre ses filets dans le flux de son imagination.

Chaque tableau de Silvère Jarrosson est une porte qui ouvre directement sur le rêve qui nous rêve.

De Natura, œuvres de Silvère Jarrosson et de Peng Pi, exposition à la Vanities Gallery du 11 au 31 janvier 2018. 16, rue Popincourt 75011 Paris.
Vernissage le 11 01 18