mercredi 29 août 2018

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Un corps qui « éprouve » et s’abîme

, Sylvie Roques

La performance en gagnant les scènes contemporaines a généré nombre de bouleversements. Les formes spectaculaires qui en résultent multiplient les caractéristiques modifiant les repères traditionnels. Le corps des performers devenu « corps-relieur » s’y fait médiateur entre l’individu et la société. Tour à tour présenté comme un objet submergé, malmené, attaqué, meurtri, il devient emblématique d’une période mêlant outrage et outrance. Notre propos est d’effectuer une analyse panoramique, tout en privilégiant un thème devenu dominant aujourd’hui, celui de la violence, son enjeu, sa signification culturelle : manifestations effervescentes, débridées, atteintes physiques, souffrances, autant de brisures et de chocs qui saturent l’espace scénique contemporain.

La performance [1] a gagné les scènes contemporaines, générant nombre de bouleversements. Les formes spectaculaires qui en résultent modifient les repères traditionnels. Les piliers de ce qui constituait le drame occidental y semblent renversés, depuis la place du texte, celle de l’artiste devenu « acteur-performer », comme celle du jeu dramatique lui-même. Les frontières entre la réalité et la fiction s’en trouvent perverties, ce qui occasionne un « effet réel [2] », celui-ci étant d’ailleurs poussé jusqu’au passage à l’acte. Ces formes performantielles instaurent alors de nouvelles pratiques, faisant sortir « le théâtre de son cadrage habituel » comme le souligne Josette Féral [3]. L’acteur y devient matérialité sensible, individu englué, émiettement d’instants et de singularités. Il est révélateur d’une présence singulière où dominent émotions et investissement immédiat [4], celle d’un sujet limité à son espace le plus éminemment physique. Il est un corps placé au centre du plateau, exposé et souvent mis en danger. Ici plus qu’un corps esthétisé ou normé c’est un corps qui « éprouve » et s’abîme qui nous est donné à voir dans nombre de propositions artistiques.

Ce corps des performers se fait médiateur entre l’individu et la société. Tour à tour présenté comme un objet submergé, malmené, attaqué, meurtri, une ascendance de traits bien particuliers le rend emblématique d’une période mêlant outrage et outrance (excès, provocation, défi). Nous effectuerons une analyse panoramique des spectacles, tout en privilégiant, ce même thème devenu dominant aujourd’hui, celui de la violence, son enjeu, sa signification culturelle : manifestations effervescentes, débridées, atteintes physiques, souffrances, autant de brisures et de chocs qui saturent l’espace scénique contemporain. Notre objet est aussi de cerner de telles pratiques performatives en privilégiant l’observation rigoureuse des mouvements, des attitudes et des comportements, la réception des phénomènes, la position du spectateur et non la genèse de l’acte créateur lui-même.

L’orgie de la tolérance, Jan Fabre.

I. La mise en crise du politique

Sur les scènes contemporaines, la présence du corps prend une configuration particulière, donnant à voir parfois les représentations d’un corps malmené, soumis à un autre ordre. Plus précisément, à travers ce corps soumis du performer/acteur c’est toute une contestation de l’aliénation qui peut être donnée à voir. Or cette aliénation n’est plus présentée comme elle a pu l’être dans les années 1960-1970. C’est ici la société de consommation qui impose son image, ses illusions, ses effets : l’alimentaire, mais aussi les cumuls en tous genres deviennent plus précisément les instruments spectaculaires. Ainsi dans L’Orgie de la tolérance de Jan Fabre (2009), nous est proposé un corps dionysiaque en proie à une course effrénée à quelque quête infinie d’achats. Le principe de plaisir semble être l’objet d’un au rendez-vous indéfini, sollicité par le recours cumulatif à des produits en tous genres. Ici plus de remise en cause de type social, comme pour les avant-gardes historiques, un déplacement s’est opéré : si le plaisir semble à la mode, il est trompeur et aliène en réalité. Ce plaisir devient même insidieusement souffrance. On s’identifie alors aux chariots où s’amoncèlent des marchandises : « …on pourrait acheter à en crever… [5] ». Principe de consommation poussé à l’extrême : l’individu engendre la consommation à l’infini, l’enfantant, même. Le corps y devient lieu de passage, secrétant le débordement. Trois femmes, qui sont éclairées frontalement, accouchent dans la douleur de boissons, de produits de vaisselle, de cacahuètes et d’autres objets de consommation, accroupies dans des caddies [6]. Ainsi, ce qui est consommé est produit par le corps. Avec cet engendrement d’objets de consommation, l’espace devient métaphore d’un trop plein qui renvoie à un vide, autant d’ailleurs qu’à une souffrance aussi présente que mal perçue.

Cette critique de la société de consommation est également reprise dans plusieurs des propositions de Rodrigo Garcia, mêlant la violence des interpellations à la mise en scène concrète des corps. La subversion traverse le projet de part en part. S’y ajoute aussi la provocation. L’originalité de Rodrigo Garcia est bien de dépasser les vieux modèles contestataires des années 1960, centrés sur la remise en cause des interdits et de l’autorité, pour s’attacher à stigmatiser une société du « tout achat » annihilant les individus par une culture du « plus » qui ne devient rien d’autre qu’une culture du « vide ». Tout concourt à créer un état d’immersion chez les spectateurs, assaillis de part en part par les symboles de la consommation de masse, par la nourriture qui sort de ses gonds, par une interminable abondance de flux, par un écran sursaturé laissant déferler des images hypnotiques ou transgressives. La subversion chez Rodrigo Garcia consiste à « dénoncer » le social en exposant jusqu’au délire une saturation des choses imposé par ce même social.

Même projet dans Jardineria Humana (2003) [7], le monde y serait comparable à un jardin bien entretenu où les humains se désagrègent peu à peu. Le corps s’y déforme comme l’espace où les objets s’amoncèlent – sacs de farine, paquets de chips éventrés, bouteilles de lait –. Une femme se déverse la totalité de ses courses sur son corps, dans sa bouche, son sexe : chaque produit est ouvert, vidé, avalé, régurgité [8]. L’extrême est exploré jusqu’à l’excès, jusqu’à la douleur et la nausée. Frôlant l’indécence, la chair s’expose et bouscule les tabous, mêlant sexualité, critique de la société de consommation et de la mondialisation, explorant le corps dans l’ensemble de ses enveloppes comme de ses orifices. Si la vision qui en résulte est empreinte d’un certain cynisme, elle reflète pourtant l’opinion du metteur en scène : « Mon théâtre est sale et laid comme ma vision du monde [9] ». Sa critique vise alors les représentations corporelles relayées notamment par les médias et la publicité qui, à la manière d’un jardinier façonnant haies et bosquets en imposant une vision toute ordonnée de la nature, modèlent des normes de la beauté qui n’ont rien de naturel. La violence des scènes répond alors aux violences sourdement ressenties dans la vie quotidienne.

Le sens de la démonstration peut recourir à d’autres axes pour dénoncer un excès censé traverser et déformer nos sociétés. Autre corps, autre type de béance, lorsque la surface met en évidence un jeu du « dehors ». La scène se déplace de la consommation à l’atteinte plus directement physique. On peut songer à certaines scènes récentes telles celles de la « Nuit des longs couteaux » dans Les Damnés (2016) mise en scène par Ivo Van Hove [10] où Le Baron Konstantin Van Essenbeck joué par Denis Podalydès, après avoir semblé arracher l’oreille de son partenaire avec ses dents lors d’une étreinte, s’amuse à glisser, nu, sur un plateau couvert de bière. L’acteur se fait performer [11]. Frôlements des corps nus qui finissent aspergés par un seau de sang, maculés et salis comme si la pulsion sexuelle et celle de mort coïncidaient brusquement. À cette salissure des corps semble correspondre la corruption d’un régime autoritaire et son administration directement répressive, comme un constat mis en visibilité par des traces directement perceptibles.

Le jeu du « dehors » a d’autre visée : celui d’une remise en cause à caractère politique. Dans ce type de propositions, à travers le corps du performer/acteur, c’est toute une contestation de l’aliénation qui est donnée à voir. L’artiste peut s’imposer une douleur, afficher un « supplice objectif », faire jaillir le sang, pour mieux « saisir » le spectateur, le convaincre du mécanisme oppresseur. Contester, c’est aussi choisir de montrer les abus subis, symbolisés ici par la souffrance. La peau en porte alors la trace, jusqu’aux marques de blessures et de sang, jusqu’aux déchirements de sa surface. Est-ce une manière de choisir le dénuement pour mieux convaincre de l’outrance ? Une manière de choisir l’image de la victime dans une société où seule la compassion pourrait avoir quelque effet ? D’où le choix de certains artistes, pour contester tout pouvoir d’oppression, de montrer des corps malmenés afin de souligner les contraintes de la société, qui rend les corps dociles. Ces corps, objets de violence et d’effroi, constituent alors comme le montre Olivier Neveu le « support exhibé de la condition (toujours) victimaire des sujets [12] », véhiculant ce que Roméo Castellucci nomme le « victimisme [13] » conçu par lui comme le nécessaire fondement de la création théâtrale contemporaine. Plus généralement, une telle tendance à s’identifier plutôt à la victime dans notre société est l’indice d’une mutation. Elle s’explique « en partie par le sentiment d’être exclu du pacte politique [14] » évoqué par Antoine Garapon. La seule alternative possible pour exister ne serait plus agir mais subir. Cette représentation semble au plus près caractérisée par la description qu’en fait Alain Brossat dans son ouvrage L’Épreuve du désastre précisément dans son chapitre, « le malheur comme représentation [15] ». La représentation de la catastrophe conduisant au sentiment actuel d’impuissance face à des forces insurmontables. Un consensus compassionnel accompagne alors l’une des mutations de nos sociétés démocratiques [16].

Sagazan, Transfiguration

II. De la contestation à l’épuisement des corps

Dans les années 1960-1970, cette émergence intempestive du corps a servi une contestation par gestes et pulsions, ce qui est encore différent. Elle prenait place dans des performances ou des happenings qui participaient « [...] d’un mouvement de contestation des valeurs traditionnellement attachées à l’art et se voulait l’éperon d’un mouvement de rejet de l’œuvre artistique comme objet [17] » comme le souligne Josette Féral. Si de telles performances pouvaient avoir un rôle fondamental de transgression et occuper une fonction particulière dans la critique et la dénonciation à l’encontre de la société et de l’oppression exercée sur l’individu, de nos jours un déplacement s’opère. La contestation ne disparaît pas, on l’a vu. Elle a en revanche changé d’objet, portant sur la consommation, les illusions du bonheur, la superficialité et « l’opium » des divertissements. Elle a aussi changé de forme. Elle se limite aux actes singuliers, quasi privés, ceux de personnes et non plus de groupes organisés. Jusqu’à refuser les écoles de pensée. Manifestations toujours personnelles, toujours émiettées, renvoyant au régime individualiste de nos sociétés.

Autant le dire, ce corps en spectacle est alors plus que jamais porteur d’interrogations. De tels questionnements ne sont cependant pas récents. Dans de nombreuses performances s’inscrivant dans le courant du Body Art, souffrance et douleur sont sollicitées comme autant de gestes majeurs, mais aussi individuels que singuliers. La réalité des actions s’oppose alors à toute imitation supposée théâtrale comme le rappelle Marina Abramovic : « […] le couteau est réel, le sang est réel, et les émotions sont réelles. C’est un concept très différent. C’est à propos de la vraie réalité [18]. ». On peut retenir dans cette perspective le travail de Gina Pane tel dans Psyché, action réalisée à la galerie Stadler où elle reproduit ses traits sur un miroir à l’aide d’un bâton de rouge à lèvre puis elle choisit de se maquiller avec une lame de rasoir et se coupe les arcades sourcilières. Le sang coule sur le miroir et souligne le dédoublement spéculaire à l’œuvre. Le maquillage, qui d’habitude est artifice et s’inscrit dans un processus de séduction, laisse place à la mise en visibilité de blessures. Le corps de l’artiste ici s’impose une souffrance révélatrice. Sans nul doute la filiation avec le théâtre de la cruauté est manifeste. Y est perceptible tout autant la volonté de « libérer le corps pulsionnel [19] » et de s’éloigner de l’image pervertie qu’en propose la société marchande, que de démystifier l’image du corps « ressentie comme bastion de notre individualité [20] ».

D’autres performances plus récentes recourent au sang, maculant le corps. Ainsi, Franko B. multiplie, depuis le milieu des années 1990, des actions le montrant couvert de sang, nu, violenté, assommé de coups [21]. Son but : symboliser les caractéristiques des « phénomènes actuels » de nos sociétés : « violence, sadisme, perversité, solitude, désespoir, isolement, aliénation [22] ». Les effets psychologiques de la mise en scène sont tangibles et s’appuient sur la monstration de son corps, sa chair, sa pigmentation, les fluides corporels qui s’en échappent. Les représentations esthétiques qui s’en dégagent peuvent assimiler l’artiste à une figure du martyr dans la peinture. La performance Mam I can’t sing (1996) s’apparente ainsi à un « rituel » et illustre une peau meurtrie par les agressions du monde. Sans doute faut-il insister sur ce versant « victimaire » adopté par nombre de telles réalisations. Leur projet recoupe les remises en cause installées, dès l’origine, au cœur même des propositions des avant-gardes historiques. Elles appartiennent intimement à son univers : troubler un ordre, manifester par un acte physique, refuser quasi « organiquement » les conventions établies. Le corps y est alors symboliquement le médium le plus adéquat : celui qui, par ses gestes, sa présence, sa densité, concrétise la contestation, la mise à distance, le refus. Il est aussi une des voies permettant d’illustrer la puissance « excessive » de l’ordre. La peau, pour mieux le montrer, se fait alors symbole, image concrète de souffrance : figure de quelque insupportable excès. « Refuser », serait d’abord montrer une souffrance, « contester », serait d’abord mettre en scène un abus. La peau en serait la trace, jusqu’aux marques de blessure et de sang. C’est bien elle qui les figure sans doute le mieux. C’est bien elle qui peut le plus choquer et provoquer le regard. Jusqu’au plus triste déchirement de sa surface. Une manière de choisir le dénuement pour mieux convaincre de l’« outrance » ? Une manière de choisir l’image de la victime dans une société où seule la compassion pourrait avoir quelque effet [23].

Dans de tels exemples, le corps performatif introduit des effets de réels. Au centre du plateau, il en détourne les usages et les conventions. Des tendances s’avèrent néanmoins repérables : travailler sur la perception, l’immersion et la déconstruction. Un certain nombre de propositions artistiques font de l’expérience perceptive, de son bouleversement et de son activation un enjeu essentiel. Le thème consiste à rendre inconfortables des univers sensoriels jugés trop conventionnels. Ce qui s’avère important dans des périodes, comme les nôtres, où les certitudes habituelles semblent remises en cause et où s’estompe le sentiment de pouvoir tout dominer, alors même que s’accroît la nécessité de s’interroger, sinon de s’inquiéter.

Pearls to pigs.

III. Revendications identitaires et dépassement

Peut-on voir enfin, au-delà des chocs et des atteintes extérieures, des atteintes plus dissimulées, plus intériorisées, des formes aussi secrètes que difficiles à formuler ? Incontestablement, la performance s’inscrit parfois dans un processus de dépassement, transcendant doutes et malheurs. Sur les scènes contemporaines d’autres formes de corps subversifs, touchant à un indépassable intime, émergent. Ils mettent en visibilité un corps entré en résistance qui cherche à dépasser les interdits et les usages d’une société établie, qui cherche surtout à subvertir les limites du dedans et du dehors du corps. L’atteinte n’est plus celle qui atteint l’enveloppe, mais celle qui bouleverse le « dedans ».

C’est le cas notamment avec la performance intitulée Pearls to pigs (2015) [24] de Filipe Espindola et Sara Panamby. On y voit la performeuse, coiffée selon la mode amérindienne, avaler une sorte de bouillie blanchâtre qu’elle recrache après l’avoir absorbée tandis que son partenaire coud des parures de perles blanches à même sa peau nue et frissonnante. Un changement s’opère lorsque Sara Panamby, tête, dos et poitrine entièrement parés de perles cousues, se lève lentement. Nous faisant traverser la surface corporelle – à la manière de l’artiste américaine, Carolee Schneemann, dans Interior Scroll (1975) qui extirpait un rouleau de papier de son vagin pour le lire – la performeuse dévide depuis son vagin un long sautoir de perles qui semble ne jamais prendre fin. Elle attire ainsi l’attention vers l’intérieur du corps dans un bouleversement de repères. Son corps semble se vider de manière symbolique, s’épuiser. Symptôme de malaise et d’une mise à nu radicale. La proclamation anticolonialiste n’est pas oubliée mais devient secondaire devant l’étrange et dérangeante beauté du spectacle. L’idée serait ici celle d’un dépassement transformant la douleur en esthétique.

Franchir les limites, dépasser, transgresser tel est aussi le sens d’autres propositions artistiques. Elles peuvent aussi s’accompagner d’un sentiment d’étrangeté plus fondamentalement que de révolte. « Inquiéter le voir » comme le dit Georges Didi-Huberman [25] est bien ici au cœur de la proposition d’Olivier de Sagazan, Transfiguration (2016) [26], avec plus de conviction et de clarté encore. Il produit toute une variété de métamorphoses avec son visage, devenu support d’images énigmatiques, poétiques ou monstrueuses interrogeant les limites de l’humain et de l’animalité. Le travail de l’artiste prend pour appui un crâne « [modélisé] sur de la terre et de la boue [27] », défigurant l’apparence, arrachant le masque de la personne. Les identités semblent alors se succéder, se confondre, se déformer dans un seul geste. Cet arrachement conduit au morcellement. L’artiste donne à voir une multiplicité de figures étranges et inquiétantes, qui se succèdent et excèdent la figure humaine à la manière d’un Bacon dans une défiguration/transfiguration. L’artiste semble échapper à lui-même dans un véritable vertige, mêlant extérieur et intérieur.

Les couleurs, les formes, les expressions changent jusqu’aux plus totales distorsions, des enfoncements, des trous se produisent aussi, des éructations semblent émerger, esquissant un obscur jeu de va-et-vient entre le « dedans » et le « dehors ». La transe est particulièrement saisissante lorsque le performer se tape violemment la tête contre une surface de tôle, faisant émerger nombre de « faces » ou « identités » qui paraissent venir de profondeurs abyssales. Une comparaison avec une forme de rituel ne peut manquer de surgir. Une inquiétante présence en émerge. La performance devient passage. L’étrangeté de l’Autre, son irréductibilité semblent rendues palpables. Apparaît la prise de conscience de la métamorphose possible de l’humain. Altération et destruction semblent le guetter : le drame est alors au cœur de l’humain.

Conclusion

Ces mises en jeu corporelles manifestent par leur exacerbation les revendications d’un corps qui se dit de part en part aliéné et soumis aux pouvoirs. Reflétant les excès d’une société qui les secrète, de telles pratiques se veulent dénonciatrices des abus en assumant de nouvelles formes de création.

Maintes dynamiques culturelles s’indiquent alors, mêlant contestation ou victimisation, affirmations individuelles ou collectives, malaises obscurs ou vitalités aériennes, tous messages jouant avec la surface autant qu’avec la profondeur du corps. Celui-ci agit ainsi en véritable révélateur, explorant différences et marginalité, violence et identité, en troublant la perception. Gage d’une forme de catharsis, ces théâtres d’images et de pulsions affirment leur force à l’aune des traumas qu’elles reflètent et instillent.

Notes

[1J’entendrai ce terme de « performance », non pas au sens étroit comme relevant des arts plastiques et d’une forme spécifique mais davantage comme l’entend Christian Biet in « Pour une extension du domaine de la performance (XVIIe/XXIe siècles) », Communications [Performance], n° 92, 2013, p. 23-24, se référant à « la définition minimale, donc très large de la performance formulée par Richard Schechner (2003), qui consiste à distinguer being (l’existence d’un corps ou d’un chose en elle-même) et doing (l’activité de cette chose et de ce corps qui existent) de la performance, qui est showing doing (ce qui fait que cette activité est soulignée, organisée, vue, privilégiée ».

[2Bost B., Danan J. (2007), « L’utopie de la performance », Études Théâtrales, n°38-39, p. 120.

[3Josette Féral (2011a), « De l’évènement au réel extrême », André Helbo (dir.), Performance et savoirs, Bruxelles, De Boeck, coll. « Culture 1 Communication », p. 37.

[4Biet C. (2016), Émotions expérimentales : théâtre et tragédie au XVIIe siècle français affects, sens, passions, in Vigarello G. (dir.), Histoire des émotions [De l’Antiquité aux Lumières], vol. 1, Paris, Le Seuil.

[5Luk Van Den Dries, « Orgie de la tolérance », Texts & lyrics, 2009, disponible sur le site : <http://www.troubleyn.be> .

[8Tackels B. (2016), « Notes de cuisine/ notes de salle », Théâtre Public, Avril-juin 2016, n°220, p. 10.

[9Propos de Rodrigo Garcia (2003) in Dossier de presse Festival d’Automne 2003, p. 4.

[10Les Damnés d’après Luchino Visconti, Nicola Badalucco, Enrico Medioli, Mise en scène Ivo van Hove, Comédie Française, salle Richelieu, 24 septembre 2016.

[11Nous utiliserons le terme d’acteur/performer dans la suite de l’article.

[12Neveu, O. (2007), L’état de victime : quelques corps dans la scène théâtrale contemporaine, Actuel Marx, n°41, p. 101.

[13Castellucci R. &C (2001), Les Pèlerins de la matière. Théorie et praxis du théâtre, trad. K. Espinosa, Besançon, Les Solitaires intempestifs, p. 116.

[14Garapon A. (1998), « Une société de victimes », France : les révolutions invisibles, Paris, Calman Levy, p. 88.

[15Brossat, A. (1996), L’Épreuve du désastre. Le XXe siècle et les camps, Paris, Albin Michel, p. 447.

[16Erner G. (2006), La société des victimes, Paris, La Découverte.

[17Féral J. (2011b), Théorie et pratiques du théâtre, Au-delà des limites. Montpellier, L’entretemps, p. 222.

[18« Pour être une performance artist, il faut haïr le théâtre. Le théâtre est faux ; il y a une boîte noire, vous payez votre ticket et vous vous asseyez dans le noir et vous voyez quelqu’un jouer la vie de quelqu’un d’autre. Le couteau n’est pas réel, le sang n’est pas réel et les émotions ne sont pas réelles. La performance, c’est exactement le contraire : le couteau est réel, le sang est réel, et les émotions sont réelles. C’est un concept très différent. C’est à propos de la vraie réalité. ». Propos rapportés dans un article de The Guardian, écrit par Chris Wilkinson, du 20 juillet 2010 et extraits d’un entretien avec Robert Ayers.
http://www.guardian.co.uk/stage/theatreblog/2010/jul/20/noises-off-performance-art-theatre, et http://www.askyfilledwithshootingstars.com/wordpress/?p=1197, consultés le 30 septembre 2010. Traduction de Chloé Déchery in Corporéités quotidiennes, nouvelles pratiques du corps en scène dans la performance en France et en Angleterre, 1991-2011, Thèse de doctorat, Paris Ouest-Nanterre, 2011.

[19Neau F. (2008), L’action corporelle en images : notes sur le travail de Gina Pane, L’Esprit du temps, 4, n° 52, p. 112.

[20Neau F.( 2008), ibid.

[21Tel dans la performance Mama I can’t sing le 18 avril 1996 où le performer apparaît dans une chaise roulante, nu et violenté.

[22Amstrong R. (1996), “Franko B. interview”, Totally wired : science, technology and the human form, Londres, Institute of Contemporary Arts.

[23Garapon A. (1998), « Une société de victimes », France : les révolutions invisibles, Paris, Calman Levy, 1998, p. 87-88.

[24Pearls to pigs (2015) de Filipe Espindola et Sara Panamby, performance proposée en décembre 2015 lors de la manifestation « Rétrospective-‘ Experience of immobility ‘ », Au Commun, Genève.

[25Didi-Huberman G. (1992), Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Minuit, p. 53.

[26Performance reprise le 20 décembre 2015 à la Rétropective Yann Marussich au Bac à Genève et le 27 juin 2016 au Théâtre Déjazet à Paris.

[27« A journey to the edge of anxiety : an interview with Olivier de Sagazan » cf. http://en.artmediaagency.com/102911/a-journey-to-the-edge-of-anxiety-an-interview-with-olivier-de-sagazan/.

Illustration couverture : Archives festival 200, Jardineria humana.