LaRevue - Arts, cultures et sociétés


LaRevue, n°84-85


Éditorial

Machine force éructante de feux,
le corps premier ne connaît rien
ni famille ni société,
ni père ni mère,
ni genèse hantée,
par les sbires institutions
des entités.
Antonin Artaud

TK-21 LaRevue est heureuse d’accueillir pour ce numéro double d’été, 84-85, un ensemble particulièrement intéressant d’œuvres et de communications toutes issues du colloque Corps, encore... organisé par Eun Young Leepark et Pascale Weber en collaboration avec Le Non-Lieu de Roubaix où il s’est tenu les 8, 9 et 10 juin.

TK-21 LaRevue partenaire de cet événement publie la quasi-intégralité des conférences et des performances qui se sont tenues lors de ces trois jours.

Ce numéro s’ouvre par une brève évocation du Non-Lieu par Olivier Muzellec, qui porte cet endroit avec détermination et large ouverture d’esprit. Pascale Weber aborde, dans une rapide présentation, les enjeux et les œuvres exposées durant ces journées passionnantes, dans ce lieu atypique.

Nous avons choisi de composer ce numéro double 84-85 sans pour cela suivre le déroulement chronologique du colloque afin d’offrir un cadre à ce foisonnement de réflexions excessivement riches.

Un premier moment explore les arcanes des commencements, des possibilités méconnues du corps activables par un travail sur soi à l’expulsion hors du paradis, du face à face avec le silence de la montagne au cri jeté à la face du silence comme une protestation et un aveu.

Avec Le corps comme création, Pascale Weber, nous fait entrer dans ce monde de la performance d’une manière à la fois précise et radicale. En effet, c’est le corps qui est mis ici en perspective et qui nous est présenté d’une manière qui outrepasse les usages habituels que nous en faisons. Mais c’est surtout à nous reconduire à l’origine biologique du rêve et de la fabulation que nous invite ce texte, un voyage initiatique qu’il est essentiel d’entreprendre.

C’est avec Faute d’Éden que se poursuit ce voyage, une performance à multiples entrées réalisée par les performers Hantu (Weber + Delsaux) avec une musique live de Bordel Pavelski et une récitante en la personne de Sylvie Roques. « Une plate-forme surplombe deux énormes cuves. En arrière-scène improvisée, sur une grande toile noire, a été grossièrement peinte au Blanc de Meudon la forme incertaine des deux corps. Sur cette surface de plâtre est projetée l’image des performers nus dans la pose d’Adam et Ève. » Bienvenue dans cette action qui nous plonge dans ces instants fatals qui ont vu le changement radical de statut du corps tel que le raconte la Bible au moment où Adam et Ève ont été chassés du paradis.

Avec La honte, un sentiment originaire ?, écho à cet événement que chacun réinvente pour tenter de comprendre comment advient sa propre existence, Jean-Louis Poitevin s’est proposé d’investir un champ largement occulté depuis quelques décennies. « Elle se situe, cette honte, à l’articulation entre mémoire du corps, héritage d’un vécu culturel auquel on ne peut guère échapper, et pressentiment individuel qu’elle est liée à notre humanité. » Du Théâtre de marionnettes de Kleist à l’Hippolyte d’Euripide, c’est la question du statut de ce que l’on nomme aujourd’hui désinhibition qui est ici visée.

Avec Création, Pulsion et Corps, Eun Young Leepark nous entraîne dans une action participative dans laquelle « la mise en abyme de la performance avec la vidéo « Boca » permet de croiser la fonction du cri dans l’art coréen traditionnel et dans l’art contemporain occidental. »

Jean-Louis Poitevin, à la demande d’Eun Young Leepark, a prolongé cette performance par la lecture de Séquences au paysage crié, une tentative d’immersion dans l’absolu du paysage, lisible et visible ici même. « Alors crier, oui crier à la montagne vers la montagne contre la montagne dans la montagne sur la montagne et sentir que c’est l’écho du cri qui revient et explose dans la tête dans le crâne dans les veines ... »

Un deuxième moment nous invite à plonger dans les arcanes du corps, dans ses zones non visibles, dans les possibilités nouvelles qu’il peut offrir à des esprits ouverts et actifs.

Ainsi pouvons-nous parcourir l’imposante installation de Laurence Dervaux qui propose une approche symbolique relative à la quantité de sang pompé par le cœur humain en une heure et vingt-huit minutes. Des récipients de tailles et de formes variées et installés avec précision offrent une vision paradoxale de ce qui est sans doute l’élément essentiel à la vie de notre corps, le sang, ce carburant du cœur.

Avec Corps à corps, Simona Polvani nous fait découvrir les arcanes de l’œuvre théâtrale du prix Nobel de littérature, Gao Xingjian. « Si nous examinons plus précisément le sujet, le regard de Gao Xingjian plonge de l’extérieur de la vie des personnages vers leur vie et monde intérieurs. Sa dramaturgie ne s’intéresse pas à la représentation de la vie quotidienne. Elle met en scène les processus mentaux conscients et inconscients des personnages. »

Maria Clark a donné une conférence performée, intitulée À fleur de peau, qui nous conduit dans un voyage au sein d’une pensée du tactile et du vivant et qui aborde les questions de l’empreinte, de l’espace interstitiel et de la rencontre. C’est à partir de la peau qu’est pensée ici la relation intérieur-extérieur. « La peau, à la fois matière et réseau, interface relationnelle et contenant individuel, imprime, partage, cartographie, nous place dans une alternance fusion-scission, nous tisse aux différents mondes du dehors et du dedans. »

Corps, Rituel et temporalité est une réflexion proposée par Angelica Maria Alves de Carvalho à partir de l’opéra de Matthew Barney, River of Fundament (2014), œuvre basée sur Ancient Evenings, le roman de Norman Mailer. Elle se compose d’un opéra de cinq heures et demie, de films et performances réalisés sur une période de sept années et de l’installation d’une série de sculptures dans l’espace d’une galerie. « Les conditions d’apparition des images de Matthew Barney, la matérialisation plastique dans différents registres, la structure narrative non linéaire au sein d’un symbolisme ouvert et la possibilité de distendre la durée à travers la répétition et la pause au sein de l’œuvre, soulignent plusieurs moyens de matérialisation plastique du temps construit par des rythmes. » Et c’est sous la figure tutélaire de Gaston Bachelard que cette analyse se déploie.

Le troisième grand moment de ce numéro 84-85 de TK-21 LaRevue nous conduit à explorer le corps à partir de ses « manifestations » sociales. On pourrait ici comprendre ce moment comme l’approche au sens large d’une « politique du corps ».

Présentées durant les trois jours du colloque, les œuvres de Reed 013 nous entraînent aux confins de la réalité, là où l’image devient monde. « L’image numérique, que je rapproche davantage de la peinture que de la photo, me permet de représenter d’une manière crédible mes obsessions concernant la perception d’un monde se situant au-delà du sensible. Dans celle-ci le corps/monde est une allégorie de la représentation. »

Avec Quand le sujet se barre, Diane Watteau nous fait partager ce qu’elle observe dans l’art contemporain, « cette dilatation du sujet et du corps à partir de trois dispositifs et projets artistiques. Dans la vidéo To be continued de Sharif Waked, un martyr kamikaze filmé dans le protocole suicidaire lit Shéhérazade à la place du Coran. Ryan Trecartin et Lizzie Fitch, deux jeunes artistes post-internet, proposent un véritable techno-nomadisme des identités et des corps : toute vie érotique se présente comme artificielle dans une autre psychologie et une topologie des masques. Quant à Vincent Macaigne, les excès de corps poursuivent leur route pour nous sortir de notre anesthésie actuelle politique, affective, libidinale, érotique, etc. On déboulonne tous les fétiches sur scène pour boire une bière. » Un voyage passionnant nous permettant de découvrir des œuvres singulières.

Avec Intime invisible, corps dévorés, les nouveaux paradigmes de l’effondrement anthropophage, Jeanne Laurent nous conduit en s’appuyant sur la pensée de Maurice Blanchot dans des zones où le désastre a déjà eu lieu. « Les catastrophes de Tchernobyl et Fukushima changent définitivement notre rapport au monde, entre le désir de survie et l’acceptation de notre anthropophagie au monde et à nous-mêmes, où la prothèse du compteur Geiger ne permet pas à se conforter à vivre en zone contaminée. » On croise ici à nouveau des œuvres picturales cette fois de Gao Xingjian mais surtout « une analyse détaillée du travail et de la démarche de l’artiste Jacob Kirkegaard, et de ses œuvres AION, réalisée à Tchernobyl en 2005, et STIGMA, réalisée à Fukushima en 2014, explorant par l’image et le son cet intime invisible de l’après catastrophe, lequel nous dépasse et à la fois nous unit en notre destinée commune. »

Dans son texte Un corps qui « s’éprouve » et s’abîme, Sylvie Roques pose, elle, directement la question de la mise en crise du politique à travers l’analyse d’œuvres de Roméo Castellucci, et de L’Orgie de la tolérance de Jan Fabre, où « nous est proposé un corps dionysiaque en proie à une course effrénée à quelque quête infinie d’achats ». Avec Transfiguration d’Olivier de Sagazan, la performance intitulée Pearls to pigs de Filipe Espindola et Sara Panamby et Mam I can’t sing de Franko B., on s’approche d’œuvres qui ont recours à la violence directe contre le corps ou d’autres qui s’apparentent ainsi à des « rituels » et qui toutes illustrent l’état actuel du corps et sa peau meurtrie par les agressions du monde. Ce texte historique d’une grande richesse ouvre des perspectives passionnantes sur des œuvres souvent peu vues.

Ce numéro se clôt par le texte de Valentina Gioia intitulé DissociationAltérité, Ré-appropriation, Du corps exotique au corps post-exotique. Elle y évoque de manière précise et claire des artistes provenant de toutes les régions du monde. Ainsi découvre-t-on « les œuvres shinto-futuristes de l’artiste japonaise Mariko Mori, les sculptures-mannequins habillés avec des vêtements du XIXe siècle en tissu wax de l’anglo-nigérian Yinka Shonibare, les installations de tapis liquéfiés de Faig Ahmed, le travail de l’Égyptien Moataz Nasr qui mélange constamment les références esthétiques traditionnelles aux questions socio-politiques actuelles, les sculptures-fétiches de Pascale Marthine Tayou, mais aussi, parmi les artistes qu’on pourrait définir « occidentaux », Jan Fabre et ses constantes références esthétiques et formelles à la Renaissance flamande, Berlinde De Bruyckere et ses installations qui rappellent la tradition des Vanitas, les tableaux de Nicola Samori qui témoignent de toute son obsession pour le réalisme et les tonalités sombres de la peinture baroque italienne. »


Photo de couverture : REED 013 : “New Attitude” (Projet ART CLONE) 2001/2017

De nombreux problèmes subsistent encore pour des utilisateurs de Safari. Le mal semblant être profondément ancré chez Apple, nous vous conseillons de lire TK-21 sur Firefox ou Opéra par exemple.
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