lundi 31 décembre 2018

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TRACES

Ghost Dance

, Télémaque

En 1983, Jacques Derrida joue son propre rôle dans un film de Ken McMullen, Ghost Dance. Il y répond notamment dans une scène devenue mythique à la question de la jeune Pascale Ogier — qui devait décéder l’année suivante : « Est-ce que vous croyez aux fantômes ? ». De sa réponse, ces quelques mots notamment eurent un effet assez durable.

 (…) Ce que Kafka dit de la correspondance, des lettres, enfin de la relation épistolaire, ça vaut aussi pour la relation téléphonique. Et je crois qu’aujourd’hui le développement de la technologie des télécommunications, au lieu de restreindre l’espace des fantômes, comme on pourrait le penser, on pourrait penser que la science aujourd’hui, la technique, laissent derrière elles l’époque des fantômes qui était l’époque des manoirs, d’une certaine technologie frustre, enfin d’une certaine époque périmée, alors que je crois au contraire que l’avenir est aux fantômes et que la technologie moderne de l’image, de la cinématographie, de la télécommunication décuple le pouvoir des fantômes et le retour des fantômes.(…)

https://www.youtube.com/watch?v=0nmu3uwqzbI

Or « Ce que Kafka dit de la correspondance, des lettres, enfin de la relation épistolaire », internet permet maintenant d’y accéder souvent bien plus vite que le temps nécessaire à ce qu’une personne ignorant ce que dit Kafka sur ce point se pique, après avoir entendu ou lu Derrida, d’aller chercher ce qu’écrivait Kafka, dans sa correspondance avec sa traductrice Tchèque Milena Jesenska datée de 1922 :

Vous savez comme je hais les lettres. Tout le malheur de ma vie — je ne le dis pas pour me plaindre, mais pour en tirer une leçon d’intérêt général — vient, si l’on veut, des lettres ou de la possibilité d’en écrire. Je n’ai pour ainsi dire jamais été trompé par les gens, par des lettres toujours.  

[…]

La grande facilité d’écrire des lettres doit avoir introduit dans le monde — du point de vue purement théorique — une terrible dislocation des âmes : c’est un commerce avec des fantômes, non seulement avec celui du destinataire, mais encore avec le sien propre ; le fantôme grandit sous la main qui écrit, dans la lettre qu’elle rédige, à plus forte raison dans une suite de lettres, ou l’une corrobore l’autre et peut l’appeler à témoin. Comment a pu naître l’idée que des lettres donneraient aux hommes le moyen de communiquer ? On peut penser à un être lointain, on peut saisir un être proche : le reste passe la force humaine. Ecrire des lettres, c’est se mettre nu devant les fantômes ; ils attendent ce moment avidement. Les baisers écrits ne parviennent pas à destination, les fantômes les boivent en route. C’est grâce à cette copieuse nourriture qu’ils se multiplient si fabuleusement. L’humanité le sent et lutte contre le péril ; elle a cherché à éliminer le plus qu’elle le pouvait le fantomatique entre les hommes, elle a cherché à obtenir entre eux des relations naturelles, à restaurer la paix des âmes en inventant le chemin de fer, l’auto, l’aéroplane ; mais cela ne sert plus de rien (ces inventions ont été faites une fois la chute déclenchée) ; l’adversaire est tellement plus calme, tellement plus fort ; après la poste, il a inventé le télégraphe sans fil. Les esprits ne mourront pas de faim, mais nous, nous périrons.
— Franz Kafka, Lettre à Milena

Etrange écho que trouvent ces propos de Kafka dans ceux tenus cinq ans plus tard en 1927 par Thomas Edison, agent de télégraphe et inventeur, notamment, du gramophone, au journal THE PEOPLE :

« Plus je pénètre les mystères de la science, notamment en électricité et dans mes études sur la télégraphie sans fil, plus je suis entraîné à accepter que les anciens maitres, lorsqu’ils certifiaient l’immortalité de l’âme et le libre échange des pensées entre les vivants et les défunts, en savaient sur ce point beaucoup plus que nous. »

En effet, il est assez peu connu que Thomas Edison a travaillé sur les dernières années de sa vie à une machine à communiquer avec les fantômes — et consacré le dernier chapitre de son autobiographie, intitulée « le royaume de l’au-delà », à ses réflexions sur ce thème. Celles-ci sont redevenues accessibles lorsque Philippe Baudoin en proposa il y a trois ans une réédition augmentée d’une préface qui ne manque pas d’évoquer la lettre de Kafka :

https://www.youtube.com/watch?time_continue=5&v=WDfmTgfXGQ8

Et si la vision de l’au-delà et du fantômatique d’Edison pourrait se rapprocher dans sa simplicité enfantine et presque caricaturale plutôt de celle des Zaziris de Charles Tiphaigne de la Roche telle qu’Yves Citton nous a permis de les redécouvrir, que des propos tenus par Derrida dans sa réponse à la question de Pascale Ogier, cette ambition de mettre le développement technologique au service des ambitions spiritistes a donné lieu à une pratique assez fascinante, consistant à casser dans une radio le mécanisme qui lui permet de se fixer sur une seule fréquence pour la laisser sauter d’une fréquence à l’autre et interpréter les messages ainsi aléatoirement reconstitués. On trouve ainsi sur internet des exemples de mise en œuvre de ce protocole artistique et du dispositif qu’il produit, plus connu sous le nom de « Frank’s box » (en référence à son créateur Frank Supton) :

Frank’s box ex.1 :

https://www.youtube.com/watch?v=3QGeY15uLIM

Frank’s box ex.2 :

https://www.youtube.com/watch?v=aVD4oQM_NNM

Coïncidence intéressante, il semble que les plans de ce mécanisme aient été diffusés publiquement par mise en ligne par Frank Supton en 1995, soit un an précisément après que Bernard Stiegler, qui préparait alors sa thèse sous la direction de Jacques Derrida, l’ait interviewé à son tour et en revenant avec lui sur son entretien de 1983 avec Pascale Ogier.

Si les six heures de film de cet entretien ne sont disponibles qu’aux visiteurs des archives de l’INA, un livre en a cependant été tiré, intitulé Echographies de la télévision — dont la version française est aujourd’hui rare, alors que sa traduction en anglais est disponible gratuitement sur internet en quelques clics.

Une dernière trace enfin se présente comme une forme d’aboutissement cumulé des précédents, à savoir l’interview en 2003 de Bernard Stiegler par Ken McMullen à propos à la fois de l’entretien de Derrida et Pascale Ogier et de celui conduit par Bernard Stiegler de Jacques Derrida.