LaRevue - Arts, cultures et sociétés


LaRevue, n°58


Éditorial

Images en boucle, un peu partout, actualité sociale oblige. Dans Le concept du 11 septembre, page 146, Jacques Derrida remarquait que la figure de la boucle s’impose pour trois raisons, une continuité reproductive liée à une compulsion de répétition liant jouissance inavouable et terreur, une spécularité circulaire et narcissique et enfin un cercle vicieux qui s’avoue dans la dénégation. Et depuis plus d’une décennie, disséminées sur chaque écran, de telles images hantent notre quotidien, matière de nos affects, matériaux de nos pensées.
Antonio Porchia, lui notait : « Ma voix me dit : « tout est ainsi ». Et l’écho de ma voix me dit : « tu es ainsi » (Voix, p. 358). Et aussi : « Tout ce qui nous perd, personne ne voudrait le perdre. » (Voix, p. 342).

Ce numéro 58 de TK-21 LaRevue s’ouvre avec la présentation d’un geste créateur d’une rare amplitude, une vidéo d’une heure en douze parties présentées simultanément sur douze écrans, chacun représentant un mois de la vie de Kevin O Mooney, une vie qu’il photographie inlassablement du soir au matin et dont il a monté la totalité des images. Avec un texte de Susan Aurinko et une musique au rythme puissant de Melody Eötvös, nous voyons défiler, non tant « sa » vie qu’« une » vie et donc « notre » vie. Cette œuvre correspond à l’année 2012. Il a poursuivi depuis, chaque année, ce travail. Cette œuvre est un moyen de découvrir sinon ce que nous sommes du moins comment nous sommes et partant à quoi nous tenons et à quoi nos gestes quotidiens révèlent que finalement nous croyons.

Nous publions dans ce numéro la première partie des entretiens que deux personnalités exceptionnelles nous ont accordés en mars dernier.

Le premier entretien de ce N° 58 donne la parole au chef du nouveau service de l’hôpital Saint-Louis, médecin et chirurgien en chirurgie plastique et réparatrice, Maurice Mimoun. Il y développe des réflexions d’une haute teneur éthique autour de la question du visage et de l’identité, montrant à travers maints exemples comment notre visage, notre corps sont le produit de nos pensées, celles que nous projetons, et qu’il n’existe aucune image objectivable de soi. Il évoque en particulier son concept de « corps-écran », né de sa pratique et de son écoute de ses patients et nous fait comprendre que la « vraie face », comme la fourmi de dix-huit mètres avec un chapeau sur la tête (Desnos), ça n’existe pas !

La seconde vidéo est la première partie de l’entretien que le Professeur José-Alain Sahel, qui dirige l’Institut de la Vision et enseigne au Collège de France, nous a accordé en mars dernier. Nous l’avons interrogé sur l’image, dont il nous livre ici une approche à la fois dynamique et évolutive, montrant qu’en un sens quelque chose comme une image fixe, du genre photographie ou peinture n’existe pas pour le cerveau. D’autres positions tant sur la vision que le regard, ainsi qu’un hommage appuyé au philosophe Gilbert Simondon font de cet entretien un moment d’une rare intensité. Tous ceux pour lesquels l’impermanence et l’étonnement constituent des éléments centraux de leur approche du monde trouveront là de quoi approfondir leur méditation.

Avec la deuxième partie de Logiconochronie IX, suite et fin de cet ensemble d’aphorismes déjà anciens, intitulé « Néant sans l’être », Jean-Louis Poitevin poursuit l’exploration des implications sur notre relation aux autres, de notre croyance indéracinable en l’être et au-delà de notre besoin absolu de croire.

Olivier Sultan rend un hommage au photographe africain Malik Sidibé disparu récemment, à travers un texte montrant combien il aimait les gens qu’ils photographiait. Il montre aussi comment Malik Sidibé lorsqu’il travaillait « invitait l’incongru ». L’instant d’après venait le débordement du cadre qu’il nommait « c’est pas ma faute », inscrivant ainsi son œuvre entre malice et modestie.

Hervé Rabot dont nous avons déjà présenté et le travail photographique et le travail textuel est présent dans ce numéro à l’occasion de la sortie de son livre Les petites tables aux Éditions Trans Photographic Press. Ce livre composé d’un texte dont nous avons publié un état antérieur moins développé (N°. 32/33/34) et de nouvelles images inédites, corps et arbres mêlés. Nous publions ici « Photographie au rabot », le texte de la préface de ce livre que nous devons à François Michaud, conservateur en chef au musée d’Art moderne de la Ville de Paris. Rappelons que lors de présentation dans facebook de certaines images d’Hervé Rabot parues dans TK-21 LaRevue nous avons subi la censure exercée par la grande morale « wasp » qui sévit dans cette zone grise et sombre du net, zone prétendant pourtant être sinon bien éclairée du moins celle qui éclaire le monde des projecteurs aveuglants de sa probité sans faille.

Nous publions la seconde partie de Histoire(s) de la photographie, un texte de Bernard Perrine sur les débuts de l’histoire de la photographie dont il nous raconte avec forces détails en une analyse puissante tant les conflits pour la paternité de l’invention entre France et Angleterre que les débuts de ce débat qui est encore parfois d’actualité sur le fait de savoir si la photographie est un « art » !

Xavier Pinon revient avec une série singulière qui « raconte » la fermeture d’un atelier dans la proche banlieue parisienne. Ce genre de disparition ne donne lieu à aucun appel d’urgence sur les médias. Un lieu de vie s’éteint en silence. Les images ici sont la voix muette d’une vie défaite.

JaeWook Lee revient ce mois ci avec Treatise on Rhythm, Color, and Birdsong — Part I, première partie d’un essai qui va tenter à travers la présentation d’œuvres contemporaines méconnues du XXe siècle de nous faire prendre conscience du décalage entre nos connaissances et notre vision du monde, y compris dans l’approche historique que nous avons de l’art. « Remedios Varo (1908-1963), was a Spanish-born Mexican painter. For most Americans, she is perhaps one of the least-known great Surrealist painters. » En nous faisant découvrir l’œuvre de cette artiste il montre combien, « The current scientific accounts of the world can retroactively help us understand art of the past more broadly. »

Laetitia Bischoff poursuit son travail de décryptage d’associations visionnaires entre des œuvres éloignées dans l’espace et le temps qui la traversent. « Il est, dans ma tête, des ateliers partagés. Dans chacun de ces ateliers, se regroupent des artistes éloignés par l’histoire et la géographie. J’aime à faire ressurgir entre leurs pratiques des fils rouges, des forces parallèles, des quêtes similaires. » Aujourd’hui, elle nous propose de nous pencher sur la figure de Proserpine, fille de Déméter et de Zeus et sur quelques œuvres dans lesquelles elle est « présente ».

Comme souvent, ce N° 58 se clôt avec un texte de Joël Roussiez qui nous conduit à la rencontre d’une princesse à qui une voix déclare : « Princesse, je suis le silence qui se propose à tes désirs. » Mais au-delà, encore et toujours cette question sur ce qu’il en est de l’homme ?