lundi 2 novembre 2020

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La bibliothèque de Majnoun

Rémanences du langage

, Mohamed Rachdi et Salima El Aissaoui

L’œuvre artistique de Mohamed Rachdi est un réel chantier d’art pluridisciplinaire.

Oscillant entre paragone [1] et intermédialité [2], elle se caractérise également par la richesse des versants culturels pluriels qui nourrissent sa démarche. Entre ancrage dans la culture occidentale et enracinement dans la culture arabo-islamique, l’œuvre de Rachdi évoque des problématiques universelles à l’ère de la globalisation et du développement de nouvelles technologiques numériques. L’amour et le désir, la nostalgie des origines et la pulsion de l’ailleurs, la spiritualité et la religion, tous sont des topos que Rachdi cherche dans la création littéraire et dans la culture du signe arabes et occidentales et qui s’unissent dans une « bi-pictura », comme le dit Khatibi, une création qui réunit à la fois la tradition et la contemporanéité, l’endogène et l’exogène. Pour ce faire, Rachdi choisit de s’exprimer à travers des intermediums qui répondent aux lois du paradigme de l’art contemporain. Parmi les jonctions paragonales et interdisciplinaires multiples qui se présentent dans le travail de Rachdi (la fusion entre la musique et les arts plastiques ou encore, entre la danse et les arts visuels), c’est le paragone entre texte et image qui semble proéminent et offre un vaste terrain de recherche.

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Afin de questionner la fabrique intellectuelle et littéraire, Rachdi recourt au livre comme une entité emblématique du rapport de l’homme au savoir et à la création. Il explore sa nature physique, sa portée intellectuelle et sa fonction culturelle et sociale en explorant à la fois ses moyens d’existence matériels et immatériels. Ainsi, son travail sur le livre en tant que forme plastique et en tant que concept culturel recèle des problématiques paragonales essentielles. Étant un support culturel traditionnel, le livre est entouré d’un halo de sacralité. Au-delà de sa connotation religieuse, la considération intellectuelle qui lui est accordée est justifiée tant pour son rôle de transmetteur de savoir que pour sa fonction de réceptacle de la création fictionnelle ou poétique. Or, la présence du livre dans l’art contemporain transcende son intérêt pratique puisque, une fois exposé, il est destitué de sa fonction utilitaire pour devenir lui-même sujet de l’œuvre. Dans la création artistique de Mohamed Rachdi, le livre prend plusieurs formes, des plus physiques et hautement matérielles aux plus abstraites et infiniment virtuelles. Ce va-et-vient entre plasticité et conceptualité soulève des questionnements sur l’utilité physique du livre dans le monde actuel, sur les enjeux esthétiques qu’il introduit à l’art et enfin sur sa dématérialisation progressive qui s’inscrit pleinement dans le paradigme de l’art contemporain.

Les dispositifs artistiques livresques de Rachdi sont d’une importance primordiale dans la redéfinition tant de la culture de l’écrit que de la culture de l’exposition. Il y a dans la démarche de cet artiste pluridisciplinaire une forte intention critique qui fait de tous ses dispositifs artistiques livresques un réel lieu de culture. Vu comme un important support de transmission et de conservation de la culture, le livre ainsi inséré à la sphère artistique par Rachdi, ne peut qu’apporter un vrai enrichissement au domaine des arts visuels. La présence du livre comme objet ou comme matériau plastique sous-entend la culture de l’écriture qui évoque d’une manière métonymique le domaine perpétuel de la littérature et du savoir. Le livre est donc cette entité médiane qui relie deux sphères : l’une se rapportant à l’art contemporain à facture avant-gardiste et l’autre à une tradition ancestrale qui résiste au temps et ne cesse de se renouveler. Ainsi, le livre est investi afin de donner à l’art une raison d’être culturelle et non seulement esthétique.

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Le concept de la bibliothèque plastique met en évidence la dimension purement formelle du livre qui se révèle à travers les dispositifs que Rachdi propose sous l’intitulé la Bibliothèque de Majnoun, comme à travers les livres-objets d’autres expositions. Elle agit comme un stimulus visuel pour mettre en lumière le paradoxe de l’abondance du livre face à sa pauvre consommation dans le contexte culturel local. Aussi, à travers les goûts de lecture des Marocains, l’artiste dévoile un autre paradoxe, cette fois, de nature socioculturelle : autant les Harlequins sont excessivement lus, achetés, vendus et revendus par ses compatriotes, autant l’amour et le désir sont tabous, tus, indicibles, inexprimables par le langage. Les pages des livres sont camouflées, brouillées comme pour signifier cette incapacité du Marocain de dire l’amour. Le livre plastique de Rachdi agit donc comme un miroir à cette acception biaisée de l’amour dans notre société. Par ailleurs, l’artiste réfléchit aussi, à travers le livre, sur le changement du rapport de l’homme à la lecture. Il semble d’ailleurs qu’il mimétise le développement industriel du livre. Par ces livres ouverts sur des aplats bidimensionnels que sont les Carrés de la bibliothèque de Majnoun, l’artiste évoque deux moments opposés de l’histoire du livre. L’aspect aplati et horizontal des dispositifs fait écho à la fois aux formes anciennes du livre (le volumen, le rotulus ou le parchemin,...) et au livre électronique voire à l’hypertexte numérique qui s’étend à l’infini dans l’espace virtuel d’Internet. Ainsi, Rachdi traite la question du changement de la culture du livre tout en invoquant son passé historique. L’illisibilité et l’abondance du texte confèrent à ces œuvres une dimension chaotique, mais organisée, à l’image justement de ce chaos numérique que sont les sources d’informations dont regorgent le web.

L’effacement de l’identité des auteurs des livres exploités et l’entremêlement des pages, des textes et des mots dans ce chaos organisé se font afin de créer une œuvre plastique palimpseste. Rachdi attribue tous les livres de la Bibliothèque de Majnoun à ce personnage fictif de « Majnoun » qui n’est autre que le poète arabe Qays ibn Al Mûlawah. L’invocation de ce personnage mythique de la culture littéraire arabe se fait dans le but de mettre en exergue le problème de la création individuelle face à celle collective. Tant que les livres de la Bibliothèque de Majnoun sont inidentifiables, la préposition « de » signifierait que les livres de la bibliothèque sont la production de Majnoun, un être fictif, qui agit comme une métonymie, comme auteur absolu, presque divinisé de tous les livres de la bibliothèque. Attribuer un tas de créations textuelles à une entité fictive appuie le postulat barthésien de la mort de l’auteur et celui borgésien de la bibliothèque de Babel où toute création verbale est considérée comme le palimpseste de l’autre et où s’efface la notion d’auteurs pour privilégier davantage la qualité de la création. Par conséquent, l’artiste critique ce halo de sacralité qui entoure la personne de l’artiste créateur, en créant une œuvre à partir de celle des autres. Cette distance que Rachdi prend par rapport à son œuvre en créant cet avatar fictif qu’est Majnoun et la dimension participative que prend l’œuvre quand elle est composée par un contenu verbal qu’un autre auteur a créé donnent à l’entreprise de la « Bibliothèque de Majnoun » cette acception universelle de la création que proclame Borges.

Désir

Dans l’œuvre de Rachdi, le livre est un instigateur culturel, mais aussi économique. Ainsi, le livre est présent dans l’art du plasticien pour penser, pour ouvrir l’art sur des questionnements relatifs aussi à l’économie culturelle. Par la posture médiane entre la culture du livre et la culture de l’art, le plasticien crée une certaine ambivalence. Entre l’abondance de la production du livre et le fétichisme du monde de l’art, les dispositifs artistiques livresques de Rachdi font entrer le livre dans la logique commerciale de l’exposition régie par le principe de la rareté. Ceci implique donc l’élévation de la valeur pécuniaire du livre. Ainsi, l’entreprise artistique de Rachdi autour du livre revalorise la culture de l’écrit aussi en authentifiant l’objet livre, c’est-à-dire, en le rendant authentique, « copie originale » au même titre qu’un rare objet de collection. L’ambiguïté est donc ce paradoxe entre les valeurs démocratiques du livre et celles élitistes de l’art. Ceci peut se voir comme une critique de ce snobisme culturel auquel remédie Rachdi en équilibrant les forces économiques de la production culturelle.

L’absence de texte dans les œuvres de Rachdi utilisant le livre met en valeur sa matérialité formelle. L’image se trouve donc valorisée grâce à l’autoréflexivité du livre, ce qui le rend non un médium de lecture, mais un médium d’art visuel qui n’a à offrir à son consommateur que son image. Il cesse d’être un moyen de communication des idées et devient lui-même un sujet de réflexion. Il devient un créateur de sens après n’avoir été qu’un transmetteur de sens. La mise en valeur de sa matérialité pure est à voir non comme une entrave à la conceptualité mais, au contraire, comme une manifestation de son pouvoir spéculatif. Malgré l’amplification de son volume physique, le livre-objet est à voir comme un art conceptuel rematérialisé. Le caractère physique et la dimension iconographique de l’œuvre redeviennent alors des critères interprétatifs de base avec lesquels la conciliation entre matérialité et intellectualité redevient possible.

Gravure aubergine

D’ailleurs, dans l’œuvre plastique de Rachdi, le livre agit comme support matériel d’une immatérialité (récit, poésie ou n’importe quel autre discours verbal). Donc, la valeur conceptuelle du livre dans l’art réside dans la valeur idéelle intrinsèque au livre qui se déclenche rien que par sa représentation ou par sa présence physique réelle, dans le cas des installations. Mais aussi, dans la dimension interprétable que l’artiste ajoute à ce livre, et ce, précisément, dans le cas des livres-installations. Ils sont là pour véhiculer un certain nombre d’idées à travers les livres qui les constituent. Du coup, les livres-installations sont souvent des transpositions d’art du livre qu’ils incluent, une interprétation plastique de ce livre. Rachdi crée une nouvelle catégorie esthétique intermédiale, textuelle, mais illisible, iconique, mais augmentée d’une sphère intellectuelle autre que celle des arts plastiques. Mais le livre de Rachdi surpasse carrément cette dimension physique, en donnant à son art un élan virtuel qui profite du progrès numérique et qui s’inscrit résolument dans la réalité du monde contemporain.

Le livre persiste toujours dans le monde contemporain, mais pas uniquement sous sa forme connue et traditionnelle du codex, mais bien également sous des formes spatiales et d’autres virtuelles. Rachdi investit l’idée du livre comme répertoire d’expression verbale en créant des livres postmodernes, à savoir des livres expositionels et des livres virtuels. L’exposition du livre est à voir comme une nouvelle forme d’existence de l’écrit et donc du livre qui s’ouvre sur l’espace, devient visible et iconique. Le livre devient un concept et non une forme matérielle rigide. Il est donné à penser comme une entité culturelle et artistique malléable et modulable qui s’enrichit au contact d’autres médiums.

Un degré ultime de dématérialisation est atteint chez Rachdi à travers son activité d’artiste performeur. L’éphémérisation permet à l’artiste de reconsidérer les formes orales de la création intellectuelle. Ainsi, il conçoit la performance, éphémère et discursive, comme une espèce de livre virtuel, évolutif et non limité par l’espace. Encore, si le livre a longtemps été un réceptacle pour la littérature, celle-ci sort de son cadre habituel à l’avènement de l’art contemporain. Au-delà de l’adaptation théâtrale ou cinématographique de la littérature, les arts visuels récupèrent désormais la création littéraire, qu’elle soit poétique ou fictionnelle, pour la mettre en exposition.

Gravure bleue

Le travail de Rachdi se joint particulièrement à ce genre nouveau du faire artistique dans la mesure où il incarne avec ses œuvres l’univers poétique de ses pères littéraires. Qu’il s‘agisse de Qays ibn Al Mûlawah, dit Majnoun Leila, d’Ibn Arabi, de Stendhal ou de Guillevic, Char, etc. chacun de ces poètes fait, par son art poétique, irruption dans l’œuvre de Rachdi parfois en gardant son récipient initial (livresque ou scriptural) qui se voit inséré matériellement dans le dispositif plastique et, d’autres fois, en étant libéré de son cadre empirique et livré à une mise en scène plastique originale. Ainsi, l’art emprunte à la littérature à la fois ses sujets et ses structures propres ce qui lui permet de se renouveler et de s’enrichir.

La littérature est présente dans l’œuvre de Rachdi à la fois par sa logique interne que l’artiste adopte dans son processus créateur et par la transposition artistique des œuvres littéraires. Cette dernière stratégie créatrice qui, d’habitude, garde à chaque art son autonomie au sein de l’opération paragonale, se trouve agrégée de la dimension intermédiatique en raison de l’intégration de l’élément scriptural à l’œuvre d’art. Ainsi les œuvres littéraires transposées font cette mutation vers les arts visuels en gardant une partie de leurs médiums de base. Dans la transposition d’art, le peintre transpose un poème ou un récit narratif en en dépeignant l’univers imagier. Sa quintessence poétique est transformée en image par le biais des formes et des couleurs. Or, dans l’art contemporain, et particulièrement dans l’œuvre de Rachdi, cette transmutation de l’art littéraire à l’art visuel transporte avec elle non seulement le contenu iconique, mais aussi le matériau initial de l’œuvre littéraire, le langage. On peut parler alors, au lieu de transposition d’art, d’exposition de la littérature. Du coup, celle-ci est accueillie par l’espace d’exposition et donne ainsi à l’expression artistique par le langage une existence visuelle et spatiale.

Gravure rouge

D’ailleurs, la littérature est essentiellement une création mentale se matérialisant par le moyen du langage prenant à son tour corps dans l’écriture qui, elle, est transvidée sur le support concret et tangible du livre. Ainsi, l’existence de la littérature sous la forme éditoriale n’est qu’éventualité. Rachdi choisit de réaliser une œuvre plastique en choisissant de la faire exister par le biais du médium autre qu’est l’installation. Ainsi il crée un récit littéraire sous une forme plastique en dehors de son cadre scriptural ou livresque. C’est pourquoi le livre et l’écriture ne sont présents que de manière métonymique dans ses travaux s’inspirant de la littérature ou l’exposant. Rachdi fusionne alors deux moyens d’expression pour engendrer une nouvelle forme de création à cheval entre la littérature et les arts visuels.

Pour ce faire, il adopte une approche littéraire pour réaliser son œuvre plastique personnelle ou pour mener des opérations artistico-curatoriales avec d’autres artistes. Rachdi s’inspire de la construction de l’art du récit pour penser et établir son œuvre artistique. C’est pourquoi ce dernier est à voir comme un récit plastique et visuel. Or, la littérature fait exposition sans forcément se soumettre à une structure narrative. Le protocole d’organisation du contenu hybride de l’exposition de la littérature s’autonomise parfois pour n’investir cette dernière que comme matériau.

De fait, le contenu verbal de l’œuvre littéraire devient visuel dans l’œuvre de Rachdi. L’artiste transforme l’écriture en objet iconique à voir considérant ainsi le poème non seulement comme un contenu sémantique, mais aussi comme un élément visuel. En effet, il met en exergue la faculté de la littérature à créer des images en leur donnant une existence physique dans plusieurs de ses œuvres. Ainsi, nombre de ses pièces sont l’interprétation plastique de certains textes ou de l’ensemble de l’œuvre littéraire d’écrivains ayant façonné son imaginaire. La littérature est à voir comme étant un matériau de travail qui peut être associé à d’autres : livres, écriture, peinture, bois,... etc. C’est le contenu transcendant de l’œuvre poétique ou narrative qui est investi dans ces installations littéraires et non forcément son aspect diégétique. Cependant, la narrativité est également largement développée dans l’œuvre de Rachdi, à travers le personnage de Majnoun qui donne à l’œuvre de l’artiste l’allure d’une saga littéraire.

Gravure verte

En effet, l’œuvre de Rachdi converge avec l’art du récit à travers deux points essentiels : la représentation de soi et la structure syntaxique. Ainsi, son œuvre est traversée par le personnage de Majnoun qui fait office d’alter ego pour l’artiste, puisque sa création a une dimension fortement autobiographique, mais surtout à valeur d’autoportrait. L’artiste admet que son œuvre est constituée d’éléments biographiques qui renseignent sur sa personnalité réelle. La vie et l’œuvre du plasticien se confondent dans ses expositions qu’il conçoit comme des autoportraits, adoptant l’acception de Michel Beaujour de l’autoportrait qu’il distingue de l’autobiographie par son manque de narrativité. C’est ainsi que l’œuvre autoportraitiste de Rachdi est composée non de récits suivis, mais de « thématiques » puisées dans son vécu propre et qui ne se correspondent, d’une exposition à l’autre, que par le récurrent personnage de Majnoun. Rachdi donne à ses expositions personnelles et celles qu’il commissarie une allure syntaxique grâce à cette impression du fondu enchaîné qu’il crée par le biais de ses autoportraits plastiques. Une syntaxe qui évolue dans le temps grâce à ce processus d’« allographisation » [3] des œuvres.

Ainsi, l’espace entre la littérature et l’art devient étroit dans la création de Mohamed Rachdi, d’autant plus que la littérature permet un enrichissement de l’art. Cet enrichissement est plus notable dans les propositions artistiques interactives de l’artiste. L’art interactif qu’il pratique est favorable à l’insertion du littéraire. Ce nouvel environnement intermédiatique est une subversion à la fois des anciennes manières du faire artistique et des valeurs sociales traditionnalistes, dont l’orthodoxie religieuse que connaissent les sociétés contemporaines.

Toupie Afrique

Rachdi choisit de parodier la littérature sacrée en la transposant plastiquement dans le cadre de l’exposition interactive Wahat Hawa. S’il reste fidèle à la description coranique de la structure du paradis, l’artiste se donne l’occasion d’y associer les religions monothéistes et donne au public l’opportunité d’y accéder et de le personnaliser. Ainsi, l’intolérance religieuse est palliée par une transposition d’art d’un texte sacré augmenté d’abord d’autres textes sacrés issus de religions différentes, ensuite de textes poétiques et enfin de créations textuelles des visiteurs de l’exposition.

L’aspect interactif de l’œuvre de Rachdi est aussi prolongé dans ses œuvres du Net Art. Le recours à l’expression littéraire est aussi de mise dans ses interventions artistiques sur le réseau social Facebook, ce qui permet au spectateur virtuel plus de liberté d’expression. Rachdi propose aux internautes d’interagir avec des textes, des phrases, des mots et même des lettres qu’il expose sous le masque du personnage virtuel de Majnoun. Ainsi l’artiste exerce une mutation de l’activité littéraire vers des espaces virtuels qui pourront être le futur de la création par le langage. Par cela, il adopte l’un des principes essentiels du mouvement Fluxus qu’est l’intégration du public dans le processus de création, faire de lui un artiste à son tour.

Cette vision nouvelle de l’art tend également à porter en elle une pulsion subversive. Comme il détourne la représentation du paradis, Rachdi donne à l’emblème de la foi musulmane, la Ka’ba, une dimension ludique et divertissante se basant, dans son entreprise parodique, sur le récit d’un illustre homme de lettres soufi, Mohiédine ibn Arabi. De ce fait, malgré l’aspect joueur de l’art de Rachdi frôlant souvent le non-art, sa démarche, elle, s’appuie sur une documentation érudite, souvent de nature littéraire, et porte un vrai engagement culturel et social. Cette envie de faire de l’art une affaire publique, non cantonnée dans les espaces institutionnels des musées et des galeries, porte en elle un éminent esprit subversif attaquant les structures officielles produisant et organisant la création artistique.

Toupie Amérique

Le paragone du texte et de l’image est aussi vérifiable dans le travail de Rachdi dans les intermediums intégrant l’écriture comme un élément esthétique, voire comme un matériau artistique. L’œuvre rachdienne, composée à la fois d’installations, de Net Art, de Mail Art, d’interventions artistiques dans le milieu urbain et d’opérations artistico- curatoriales, donne à l’expression verbale une place de proue. Elle est tantôt plastique et essentiellement matérielle tantôt conceptuelle et délibérément immatérielle ; mais elle est surtout un lieu commun dans le travail du plasticien marocain où sont soulevées des problématiques fondamentales relevant tant de l’esthétique que de la société et de la culture. Les dispositifs engageant l’écriture chez Mohamed Rachdi semblent inhérents à l’esthétique du groupe lettriste fondé par Isidore Isou dans les années cinquante. Ainsi, le mot est devenu une entité visible grâce à la mise en exergue de son caractère plastique et visuel. Néanmoins, Rachdi célèbre la dimension iconique de la lettre qui n’est pas destituée de sa faculté signifiante.

Ainsi, telle qu’elle se manifeste dans l’œuvre de Rachdi, la lettre est un révélateur identitaire. Le recours à la fois à l’alphabet latin et à celui arabe renseigne sur la double appartenance identitaire de l’artiste qui puise ses références culturelles à la fois dans la tradition arabo-islamique et dans la culture occidentale, francophone précisément. Ce transculturalisme est augmenté par l’invention d’un troisième langage, mis en place par un système de signes figuratifs qui imite la formation historique du langage et que l’on peut également rapprocher de l’hypergraphie lettriste. L’image devient lisible et la lettre devient visible dans l’œuvre de Rachdi. L’artiste convoque dans l’écriture son corps plastique, mais cherche dans la figuration du corps de la lisibilité. Ainsi, ce dernier devient un signe sémantique ayant pour objectif le détournement de l’aniconisme de l’art islamique. La plasticité de la lettre est décidément une composante importante de l’art actuellement puisque l’usage du texte dans l’art, depuis l’époque moderne, s’est détaché de la littérarité pour se présenter comme une entité physique autonome sans référer à la création poétique. Cette nouvelle acception de la lettre dans l’art vient pour pallier à un problème sérieux dans l’art de la représentation qu’est l’essoufflement au Maroc de l’expression picturale, tant figurative qu’abstraite. L’investissement de l’écriture comme un système signifiant dans les arts plastiques devient chez Rachdi comme une réponse à cette impasse de l’art de la deuxième moitié du 20ème siècle. Ce renouveau esthétique se prolonge dans ses œuvres artistiques relevant de l’art conceptuel.

Toupie Europe

Rachdi aime la pratique d’un art à la lisière de l’institutionnel, une sorte de non-art à la manière des artistes Fluxus. Aussi, son travail prend- il place dans l’esthétique et la philosophie de divers mouvements avant-gardistes, produits du développement des technologies de la communication, comme le Mail Art et le Net Art, outre l’art conceptuel, qui sont tous des sphères de création se caractérisant par leur étroite liaison avec l’expression verbale.

À côté d’un art exhibant seule la qualité plastique de la lettre, Rachdi propose aussi des œuvres où le langage est « conceptique », comme dirait Duchamp, c’est-à-dire, dégageant une intention sémantique. La présence du langage dans le corps des installations fait partie de la faculté de l’œuvre à produire du sens. Ainsi, le langage est engagé dans l’opération créatrice pour ses fonctions habituelles (comme l’assigne Jakobson) : expressive, conative, poétique... C’est pourquoi l’art conceptuel trouve son application dans les œuvres contenant du texte. Par conséquent, l’œuvre conceptuelle de Rachdi montre le caractère ambivalent de l’œuvre contemporaine : elle est à la fois hypermatérialisée et hautement conceptuelle. La pesanteur volumique de l’objet d’art n’est plus convoquée dans l’œuvre pour faire de l’esthétisme à l’ancienne (en se fiant au régime du beau). Au contraire, l’hypertrophie de l’objet est augmentée de l’élément textuel qui élucide sa matérialité et la rend davantage signifiante. De ce fait, l’œuvre d’art conceptuelle de Rachdi est à la fois matérialisée et conceptuelle grâce à la présence du langage.

Rachdi pratique aussi ce que l’on peut appeler un art communicationnel de par la fonction phatique du langage amplement mise en œuvre dans ses créations. Engageant le langage, l’art communicationnel se déploie chez lui en trois médiums différents : la performance, le Mail art et le Net Art. La performance comprend de façon systématique le langage puisque c’est à travers lui que l’artiste s’exprime avec le public (Atelier d’artistes ?) et constitue ses interventions artistiques foncièrement communicationnelles (Nature-dénaturée). Le Mail Art et le Net Art de Mohamed Rachdi conjuguent à leur tour image et texte, un rapport extrêmement important dans la démarche paragonale.

Série - Carré de la bbliothèque

Une des préoccupations essentielles de l’artiste est la question de la spiritualité qu’il exprime dans des œuvres ou des expositions basées sur la lettre. Dans ce sens, Mohamed Rachdi cherche tant dans la plasticité de l’écriture que dans le pouvoir expressif de la lettre le chemin vers la spiritualité. L’usage de l’alphabet arabe concorde avec l’ésotérisme soufi d’Ibn Arabi alors que l’usage de l’alphabet latin, en l’occurrence la lettre O, dans l’exposition « O O O les puits du désir » ayant eu lieu dans une église, exprime une spiritualité laïque. Ainsi, l’expression d’une problématique aussi complexe que celle de la spiritualité est livrée par la voie de la lettre aussi bien en tant que signe signifiant et interprétable dans la pensée soufie que comme une forme géométrique pétrie de références religieuses.

Taschen

L’œuvre artistique de Mohamed Rachdi inaugure plusieurs champs d’expressions artistiques nouvelles au Maroc. S’intégrant de manière profonde dans l’esthétique de l’art contemporain, son œuvre est à l’écoute des changements techniques et technologiques qui modifient la vision du monde de la création et engendrent des enjeux nouveaux pour l’esthéticien et pour l’historien de l’art. Dans un univers artistique transgenre et interculturel, l’œuvre d’art contemporaine peut être un réservoir de plusieurs genres et de plusieurs médiums artistiques. Cet esprit paragonal et intermédial fait de l’art de la représentation un carrefour de rencontre et de dialogue entre la culture de l’image et celle du langage. L’œuvre de Mohamed Rachdi est un éloquent témoignage sur cette tendance, dans le monde contemporain, vers un art holistique qui rend poreuses les frontières entre les arts et s’affranchit infiniment de l’esprit canonisant et hiérarchisant des expressions artistiques.

Notes

[1Du mot italien paragonare qui veut dire « comparer ». À la Renaissance, « paragone » est le mot que Leonardo de Vinci utilise pour parler de la rivalité entre les arts. Ainsi, la peinture, pour De Vinci, est supérieure à la poésie grâce à sa faculté d’embrasser le sujet qu’elle représente en une même surface bidimensionnelle, ce qui est à la fois, esthétiquement plaisant et accessible à la compréhen- sion par le spectateur. L’art de la poésie a, selon lui, le défaut d’être ennuyeux et difficile à saisir. Or, à l’ère actuelle, le paragone, que revisite Pierre Sauvanet, dans son livre Éléments d’esthétique (Paris, éd. Ellipses, 2004.), concerne moins la hiérarchie des arts que leur contiguïté et leurs confluences.

[2L’examen de l’esthétique paragonale dans la création artistique actuelle révèle un second niveau d’interaction des arts qu’est l’intermédialité. Si, dans le paragone, chaque art garde son autonomie au sein d’opérations interartistiques ou transartistiques, dans l’art intermédiatique engendré par l’art contemporain, la création se fait par le biais d’une interaction transfrontalière des arts, de leurs médiums et de leurs matériaux.

[3Nathalie Heinich, Le Paradigme de l’art contemporain, op. cit. p. 104.

Mohamed Rachdi Fragments de la Bibliothèque de Majnoun FRAG/SHART/OCT-NOV.2020
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