LaRevue - Arts, cultures et sociétés


LaRevue
n°111


Éditorial

En signe d’hommage à Bernard Stiegler disparu cet été, quelques phrases, toutes extraites de son livre Dans la disruption, §118, p.376 à 379 (Babel, Essais, N° 1521).

« Dans l’absence d’époque, en l’absence de protension collective positive, chacun et chacune cultive plus ou moins efficacement ce mensonge qu’il se fait à lui-même ou à elle-même. Cela installe un symptôme particulièrement pathétique de la démoralisation : celui qui consiste à dénier la démoralisation elle-même.

Il en va ainsi parce que les individus psychiques aussi bien que collectifs sont clivés : une partie d’entre eux veut le contraire de ce que l’autre partie sait et tente de dire et de faire entendre.

En tant que dénégateurs que nous tendons tous à devenir pour défendre notre psyché, et pour ne pas exténuer tout à fait notre « moral », ce que nous faisons consiste à nier aussi et en tout premier lieu la nécessité de penser absolument à nouveaux frais.

Engendrant une lâcheté généralisée à laquelle personne n’échappe tout à fait – elle fonctionne à la fois comme une épidémie et comme une omerta -, cette dénégation généralisée pose comme jamais la question du courage : du courage de la vérité, dont la parrêsia est donc, selon Foucault, la ressource première. »

Pour cette rentrée, TK-21 LaRevue, met en ligne son N° 111, un numéro riche et éclectique, permettant de découvrir des zones peu explorées de l’actualité des pratiques artistiques et littéraires.

On y découvre un aspect peu connu de TK-21 LaRevue, son engagement sur le terrain éditorial auprès de jeunes artistes et auteurs, que ce soit par des publications faites sous son label TK-21, comme pour Florian Varennes ou par des livres publiés par des collaborateurs réguliers, comme c’est le cas avec l’essai que Jean-Louis Poitevin a consacré au peintre Silvère Jarrosson et qui est publié aux Éditions Marcel ou avec Cheville Ouvrière, celui que publie Antoine Tricot aux Éditions Créaphis.

Profitons aussi de cette rentrée pour saluer et remercier nos collaborateurs réguliers et occasionnels qui acceptent de produire et diffuser leurs textes gracieusement, ainsi que les artistes sans lesquels cette revue qui reste centrée sur les pratiques contemporaines et sur les questions que nous posent les images aujourd’hui, n’existerait pas.

TK-21 LaRevue au cœur de l'actualité éditoriale !

« Au long de l’histoire de l’art, la mise en œuvre picturale du mouvement fut un sujet millénaire et intimement lié à la création. Cependant s’interposait dès l’origine la notion de figuration de mouvement. Ou plus précisément : élaborer un signe visuel composé d’éléments saisis par la perception oculaire, les multiplier, les assembler et les accumuler afin d’encourager le regardeur à identifier le concept de mouvement. » Célien Palcy rend hommage, à travers un texte juste, à l’œuvre du peintre Silvère Jarrosson, que soutient activement TK-21 LaRevue .
Il le fait à l’occasion de la parution aux Éditions Marcel, de Genèse et gestes, avec un long essai que Jean-Louis Poitevin lui a consacré.

TK-21 LaRevue s’est engagée aux côtés de Floryan Varennes pour publier IN EXTREMIS son premier catalogue porté par trois textes de Florian Gaité - dont l’un a été publié dans le N° 103 (https://www.tk-21.com/Ultra-lesions) - et accompagné de deux préfaces, l’une de Claude Lévêque, l’autre de Catherine Soria.

Homme de l’image et de la voix, Antoine Tricot publie aujourd’hui Cheville Ouvrière, essai de journalisme critique en quartier populaire, aux Éditions Créaphis.
« J’ai passé deux ans en résidence d’écriture à Saint-Pol-sur-mer, ville de 23 000 habitants du Nord, commune fusionnée avec Dunkerque. Je devais écrire la chronique d’une rénovation urbaine de deux quartiers limitrophes. Une vieille cité-jardin construite dans l’entre-deux-guerres pour loger les cheminots et une barre construite dans les années 1970 pour loger les ouvriers des usines alentours. Je devais écrire. Mais je me suis aussi laissé aller à la photographie. À l’image. La maison d’édition Créaphis a choisi d’intégrer ces photographies à la réalisation du livre faisant cohabiter les deux formes de récit ainsi produites. »

Interrogations actuelles

Spécialiste de la projection numérique, Philippe Binant nous expose ici de manière détaillée et convaincante ce qu’il en est de la projection des images et de la projection numérique en particulier. « Je me propose dans cette étude de rappeler, quelques notions de base historiques. La deuxième partie est dans mon esprit une introduction aux fondements scientifiques du cinéma numérique. J’analyse ensuite, le projecteur prototype Mark V de Texas Instruments – en tant qu’innovation de rupture – et présente une expérience séminale réalisée avec cette « machine cinéma ». La quatrième partie me permet d’aborder une technologie connexe. Enfin, je termine par la description de quelques applications. » Car l’image n’est pas « que » l’image que l’on voit mais évidemment « tout » ce qui permet qu’elle existe !

Fidèle à TK-21 LaRevue , l’artiste et enseignant Jae Wook Lee nous propose une visite d’une exposition qui se tient au Coconino Center for the Arts, Flagstaff, Arizona, du 11 septembre 2020 au 9 janvier 2021. Comme souvent, il présente des œuvres et des artistes qui occupent une position essentielle dans le panorama de l’art puisqu’ils situent leurs pratiques à la rencontre de nombreuses disciplines, ouvrant ainsi la voie à des renouvellements vitaux comme ici dans ce travail commun autour des eaux de la rivière Colorado : « The artists spent a week together, participating in what the curator calls “the Boot Camp” to visit places in Arizona, such as Gray Mountain, Glen Canyon Dam, Navajo Generating Station, and Tuba City. During that time, the artists learned from scientists, policymakers, and conservationists about the ecosystems of local water, water management, and the biogeography of the Colorado River, and other topics related to water. »

Laetitia Bischoff analyse avec brio deux installations de Claire Morgan datant toutes deux de 2011, qui se posent en vis-à-vis l’une de l’autre. Il s’agit de Gone to seed, et de Here is the end of all things. Ces œuvres mettent en scène certains aspects de notre relation aux animaux, ici des oiseaux. Ces installations mettent littéralement en scène des aires. « Mais la question qui me taraude quand je suis au contact de la grammaire de Claire Morgan, est la suivante : à qui sont ces aires ? Appartiennent-elles à l’animal qui les traverse ? » Et, embrassant ces questions, revient nous hanter celle qui restera à jamais sans réponse : elle porte sur l’état du monde tel qu’il existerait pour les autres êtres vivants en l’absence de l’homme. Voilà un « invisible » qui ne doit rien à celui qui excite tant les théologiens et autres sectateurs des raccourcis aussi vains que mortels.

Maria Cosatto note que « la série d’installations ME NE FREGO de l’artiste Guillermo Forchino nous confronte à la problématique environnementale contemporaine avec l’humour corrosif, la parodie et l’ironie qui caractérisent son œuvre ». Cette mise en scène sans fard des questions qui nous hantent, est à vivre comme une exposition immersive au ON-OFF STUDIO.

TK-21 LaRevue se réjouit d’accueillir une nouvelle fois le travail de Francine Flandrin. « Pour sa première exposition personnelle à la Galerie L’Œil Histrion, à Caen, l’iconoclaste Francine Flandrin déploie toute la mesure d’un travail dont l’esprit hétérodoxe frappe dès le premier regard. Peintures et dessins, sculptures et objets réunis en cabinets de curiosité (ou en plus désinvoltes « chambres des merveilles ») rendent sans aucun doute la vie plus intéressante que l’art » note Marie Deparis-Yafil dans le très pertinent texte qu’elle lui consacre. Et la leçon de ce voyage artistique qui dit que « Francine Flandrin est une artiste frivole, mais la frivolité est un état sérieux », devrait nous servir de viatique en ces temps si sérieusement obscurs.

Mythes

Mythe vivant, Fred Forest poursuit sa critique en acte des institutions artistiques en s’attaquant au si officiel, si célèbre et si insipide Prix Marcel Duchamp en proposant la remise du Prix Marcel Duchamp bis, qui aura lieu le 19 octobre 2020 à partir de 19h00 dans un lieu tenu secret jusqu’au dernier moment. Seuls les signataires de la pétition et les journalistes recevront les informations à temps. La cérémonie sera diffusée en replay dès 21h00. TK-21 LaRevue ne pouvait manquer d’être partenaire de ce moment unique. Il est à noter qu’avec Fred Forest l’artiste d’hier devient un « philosophe » en acte. C’est pourquoi son œuvre doit être interprétée en particulier à partir des concepts qu’a produits son ami Vilèm Flusser.

Quoi de mieux que le Musée de l’illusion pour y déposer en secret le secret le moins secret dont chacun dispose, son empreinte digitale ? Voilà à quoi s’est délibérément livré Aldo Caredda, l’homme sans visage qui a fait du dépôt du presque rien l’assomption du dévoilement du mystère, dans le #8 de sa série sans fin de courtes vidéos intitulées Lost in the supermarket.

Patrick Houguet peintre, Pol Lujan photographe, Maïka artiste visuel et graphiste, Silvia Molinari peintre, Polska sculpteur plasticienne, Jean-François Ramolino artiste peintre, Verog artiste plasticienne exposent ensemble au 59 rue de Rivoli des œuvres dont le maître-mot qui les relie est le papier. Christian Noorbergen indique aussi dans son texte que « c’est là, sans doute, dans une dure solitude, qu’ils vivent ce qui réellement les rapproche, l’impossible union du vide et de la plénitude, et la nostalgie du pays des tableaux. Leurs presque-riens sont traces du grand tout. »

Dans un article documenté et précis, Denis Sanglard nous permet de découvrir, pour la première fois ici, le travail d’Hélène Barrier. Artiste polymorphe dont la pratique trouve sa source dans l’apprentissage qu’elle a fait de la danse Butô, Hélène Barrier nous propose un voyage rare en compagnie du Minotaure. Car comme le remarque Denis Sanglard « Installations, performances, broderies, dessins sont des actes de résistances et le Minotaure en est l’incarnation. Il faut accepter de se perdre dans le dédale de cette œuvre, d’y chercher même à tâtons son propre chemin. Ce à quoi Hélène Barrier nous invite au final, c’est de trouver en chacun de nous son propre Minotaure. »

Images, images, images

Jean-Louis Poitevin poursuit, dans sa Logiconochronie L, sa réflexion sur le statut et l’histoire des images en abordant en particulier la question de l’incarnation telle que la pose la Renaissance. « Si l’image prend une nouvelle fonction, c’est bien qu’elle devient une sorte de double du monde. Non plus au sens où l’est la cathédrale, dans son sens d’une présence englobante, mais au sens où il est possible de faire tenir dans le cadre du tableau une sorte d’explication de la conjonction entre les mondes divin et humain. » L’image, sous nos yeux, va passer, par exemple, du statut d’objet de représentation à celui d’idée. Et sous nos interrogations angoissées, nous retrouverons des traces de celle qui nous fait peut-être le plus défaut aujourd’hui, la beauté.

Certains photographes sont sporadiquement ou régulièrement intervenus avec crayons feutres, peinture ou autre, c’est-à-dire avec la main, sur leurs propres images. Leur objectif, généralement, consiste à rendre à ce qu’on appelle « la main » une fonction à la fois sensible et agressive voire prédatrice. Jean-Francis Fernandes l’a fait dans un cadre si particulier que ce geste prend une valeur particulière et constitue en tant que tel une réflexion puissante sur ce que sont les images photographiques, comme tente de le montrer dans son texte Jean-Louis Poitevin.

Virginie Rochetti accompagne d’une méditation textuelle poétique les images d’Aurore Valade qui font se rencontrer la boue et le ciel à travers les plumes blanches des oiseaux. « La poésie sourd de cette série photographique d’Aurore Valade comme l’eau de la résurgence. Elle apparaît doucettement, à bas bruit, coule d’on ne sait où. Une beauté tranquille, modeste même, naît de ces endroits austères. »

Dans le cade de ses échanges réguliers avec la revue Corridor Éléphant, TK-21 LaRevue présente le travail photographique de Cathy Peylan. À partir de la présentation d’images provenant de plusieurs séries, on s’approche d’un secret bien gardé relatif au corps au sujet duquel l’artiste déclare : « De la photographie de danse j’ai appris le langage du corps… même du corps immobile. »

Dans un bref texte, Dominique Moulon évoque l’installation No tears in the loss landscape de Thomas Depas présentée au 46 Digital du Centre Wallonie-Bruxelles. Le visage, objet central du désir de la représentation qui anime l’homme, est en train de changer de statut puisque de représentation il devient résultat d’un calcul effectué par des machines reliées à d’autres qui le gravent au laser sur du marbre noir. Est-ce que dès lors notre image n’est pas déjà notre tombeau ?

Christian Globensky revient dans TK-21 LaRevue pour évoquer un autre aspect de sa pratique artistique multiple. « J’ai depuis plusieurs années une pratique de l’image prise au smartphone dans les stations du métro parisien. » Rien de plus important que la « révélation » qui en découle pour lui, la prise de conscience de ce que les constructions mentales que sont ces images, font de nous les otages des appareils et des machines.

Jérôme Sevrette, connu pour ses images d’artistes musiciens prises sur le vif, a ouvert un nouveau champ dans sa pratique grâce à sa maîtrise du drone. Travaillant pour des commanditaires institutionnels le plus souvent, il peut aussi réaliser des images puissantes d’éléments naturels ou construits, le plus souvent non identifiables par nous, spectateurs, mais qui révèlent les beautés que seuls « les dieux » peuvent voir. Ces dieux, nous les sommes devenus grâce à ces yeux mobiles et volants qui nous permettent d’accéder à ce rêve qui hante l’humanité, celui de voir sans être vu et de comprendre qu’en effet le « hasard » à l’œuvre dans la nature comme dans l’esprit est porteur de sens. Mais qui pour le traduire en mots ?

Littérature

Comme toujours, lire Joël Roussiez c’est partir à l’aventure, celle des mots et des images qu’ils génèrent en nous. Alors laissons-nous porter, emporter et ravir par ce texte intitulé Manière de faire ce qui se chante encore ou la mort de Rowshan. « Le nouveau régent, et notre cavalier, je le dis nôtre car on s’attache à lui, dut s’occuper d’organiser le mouvement des troupeaux, la perception des redevances, les embauches, les mariages dont les responsabilités sont grandes. Qui s’allie avec qui, voilà une affaire sérieuse. »

Alain Coelho ouvre ici la troisième et ultime partie de son œuvre en cours Images d’aurore. Avec ce chapitre intitulé « Manifestation » il tente cette fois de faire coïncider dans le Tunis des années cinquante, la puissance de la sensation et l’insaisissable force d’effraction de l’histoire. « Au-dessus de la foule, longs rectangles de drap tendu entre de hauts bâtons dressés, des banderoles se déployaient comme des affiches incertaines et flottantes, molles dans l’air, ondulaient dans un mouvement organique de peau et de chrysalide, arboraient les dessins courbes de leurs belles lettres arabes. Au centre, dans un léger ressac de cette arène vivante, avançait haute et droite une immense effigie. »

 


Photo de couverture : photographies rehaussées au pastel, Jean-Francis Fernandès

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