mercredi 30 septembre 2020

Accueil > Voir, Lire & écrire > Lire & écrire > Graines de pissenlit

Graines de pissenlit

Du jour et de la nuit dans les installations de Claire Morgan

, Laëtitia Bischoff

Deux installations de Claire Morgan datant toutes deux de 2011, se posent en vis-à-vis l’une de l’autre. Il s’agit de Gone to seed, et de Here is The End of All Things.

Dans Gone to Seed, un corbeau taxidermisé est figé dans sa chute au sol. Il s’écroule et nous arrivons, nous spectateurs, au moment où son corps, heurte l’asphalte. Les lignes dispersées du corbeau vont bientôt se briser sur ce qui est trop lisse, trop plat, trop horizontal pour l’empêcher de se démembrer. La trajectoire du corbeau qui tombe est un vide en cône renversé qui tranche en son milieu une sphère faite de centaines de graines de pissenlits. Ainsi deux demi-sphères se détachent l’une de l’autre de part en part de la trajectoire du corbeau. La sphère est maintenant éventrée par un cône parfait de vide, elle s’est comme fendue au passage éclair de l’oiseau qui choit.

La pièce est sombre, on ne voit pas de recoins. Les petits pixels de pissenlits sont une aire de lumière entre le noir qui les entoure et l’entité au plumage sombre qui éventre leur construction géométriquement parfaite. L’ombre même des graines est signifiée au sol par un cercle parfait de petits points noirs. Ainsi une tragédie a lieu, le corbeau a chu, l’aire de pissenlits recouvrira-t-elle sa plénitude, a-t-elle suffisamment de plasticité de mémoire de forme pour se reconstituer sphère, une fois la trajectoire du corbeau consumée ?

Dans cette histoire de nuit, la mort d’un oiseau diurne s’est fait accueillir par une sphère de graines de pissenlits suspendue. Et la combinatoire de l’oiseau taxidermisé et de cette entité géométrique, est emprunte d’une fluidité qui fait que les mouvements de l’un meuvent les mouvements de l’autre. La reconstruction post-chute est-elle possible ? La sphère protègera-t-elle la dépouille ? Restera-t-elle, elle aussi brisée ? Dans cette histoire, l’humain spectateur n’a pas beaucoup de clefs pour comprendre cet environnement qui s’offre visuellement à lui, les dynamiques, les potentialités lui sont étrangères. Seul l’effet arrêt-sur-image lui offre la possibilité de projeter son espérance (la sphère se referme pour couver le corbeau mort) ou son sens de la tragédie dans la potentielle image-d’après.

La tragédie est du côté du titre dans Here is the end of all things. C’est une installation bien plus au-dessus du sol que Gone to seed. Trois aires cubiques formées aussi de graines de pissenlit se succèdent suspendues l’une après l’autre dans l’espace. Ces aires sont éventrées de manière non-géométrique cette fois-ci par ce qui signe le passage d’un oiseau. C’est un spécimen Effraie des clochers, taxidermisé dans une posture majestueuse d’envol, ailes déployées, serres en avant. L’oiseau rayonne au cœur du troisième cube, il est en chasse et capte sur ses ailes, son visage et ses flancs le maximum de lumière. Il rassemble le blanc que chaque graine de pissenlit avait détaillé minutieusement dans l’espace. Chaque graine est un éclat lumineux.

Cette installation est un écrin spatial pour un oiseau nocturne qui rayonne face à nous. Son blanc plumage capte la lumière autant que le font les graines de pissenlit. Une dynamique d’espérance s’offre au spectateur, dans la trajectoire et la posture de l’oiseau, dans la rivière de lumière, qu’il capte et qu’il semblerait avoir traversé. Et pourtant le titre nous indique une fin. Va-t-il traverser de part en part le troisième cube comme il l’a fait des deux autres ?

Cette trajectoire de vol, ces aires suspendues en toute absence de pesanteur, que nous racontent-t-elles d’elles-mêmes si tout doit s’arrêter là, si les aires ne se refermeront pas, si la chouette ne continuera pas sa route ?

Mais la question qui me taraude quand je suis au contact de la grammaire de Claire Morgan, est la suivante : à qui sont ces aires ? Appartiennent-elles à l’animal qui les traverse ? Ont-elle une vie, une intentionnalité propre, une fluidité qui ferait de leur plasticité et de leur forme une réponse à quelque chose, à quelque chose comme à la trajectoire d’un oiseau ou au regard d’un spectateur ? Oui sa grammaire me laisse dire, que je n’ai pas tout compris des forêts, des granges, et des champs qui accueillent la chouette et le corbeau. Où sont ces aires dans la mémoire de mes sens, quelles activités ou quelle place occupent-elles dans les vies des oiseaux ?

Quelque chose se joue dans les vides au cœur des aires de graines de pissenlit, quelque chose du lien entre elles et l’animal. Ce lien est pour l’humain un espace étrange dans lequel je ne peux que projeter mon imaginaire sans être conviée.