mercredi 30 septembre 2020

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Grand écart

Petit essai d’« hantologie » sur quelques photographies rehaussées au pastel de Jean-Francis Fernandès

, Jean-Francis Fernandès et Jean-Louis Poitevin

Certains photographes sont sporadiquement ou régulièrement intervenus avec crayons feutres peinture ou autre, c’est-à-dire avec la main, sur leurs propres images. Leur objectif, généralement, consiste à rendre à ce qu’on appelle « la main » une fonction à la fois sensible et agressive voire prédatrice.

« Remise des insignes de Chevalier de l’ordre National du Mérite sous la Pyramide du Grand Louvre » Paris 16 novembre 1993

Le président d‘une grande agence de communication de Paris me charge de photographier la remise de sa décoration par Emile-Joseph Biasini Secrétaire d’Etat chargé des Grands Travaux sous la présidence de François Mitterrand.
Parmi les invités : l’architecte de la Pyramide Leoh Ming Pei, le président de l’Etablissement public du Grand Louvre et ses directeurs, ainsi que de nombreux invités, journalistes, chefs d’entreprise, écrivains, chanteurs, politiciens, etc. Enfin du beau monde… Sans oublier à l’appel le P.D.G d’Euro Disneyland.

En effet, la même année Kodak-France me demande d’essayer pour la promotion de sa dernière émulsion, le film couleur Ektapress Gold 400 au Parc d’attraction Euro Disneyland, une parodie commerciale folklorique voir burlesque à mes yeux. Plus tard en consultant mes planches de contacts sur la distinction de l’ordre National du Mérite, j’ai cherché à comprendre ce qui me tiraillais, (sans vouloir cracher dans la soupe) c’était l’opulence des petits fours et les invités honorables se congratulant aisément.

En février 1997, je mis à jour ma conscience en utilisant du papiers périmés N&B support épais 13x18 cm en barbouillant les petits tirages au pastel gras. Une façon de contester les Elus de la société et rendre hommage à ma façon aux Déshérités bien souvent dans une Solitude extrême.

JFF

Lorsque la main s’emmêle, l’image, le tirage photographique donc, change immédiatement de statut, passant de double d’une capture à l’immédiateté supposée d’un fragment d’une réalité fictionnelle confirmée par ce qui est visible sur la surface, à vecteur et recueil d’une activité physique à l’intensité manifeste.

Les traits en rehaussant la supposée réalité bidimensionnelle d’une aura « charnelle » transforment l’image photographique qui, de support d’une activité « technique », devient à travers l’action d’un corps le support d’une activité « psychique ». Ce qui était comme retenu dans la seule action d’un regard qui se cherche et d’un doigt appuyant sur le point magique d’un appareil sans états d’âme, cette tension psychique d’un prédateur non autorisé à « dévorer » sa proie, cette force expressive et vitale se trouve alors libérée.

De tels gestes, s’ils expriment quelque chose, c’est avant tout cela, mais la violence sans appel dont ils sont porteurs est le plus souvent détournée en vue de conférer à l’image un surcroit d’aura, la faisant glisser du registre du témoignage à celui de l’artifice propre à l’art.

Le bref ensemble d’images intitulé « Remise des insignes de Chevalier de l’ordre National du Mérite sous la Pyramide du Grand Louvre » Paris 16 novembre 1993, que montre pour la première fois ici Jean-Francis Fernandès, relève à l’évidence de ce jeu complexe allant de la prise de vue au tirage et de la pression du doigt à l’envol de la main. Pourtant quelque chose d’autre se passe qu’il importe de préciser. Dans la note qui ouvre cette présentation, Jean-Francis Fernandès, en donnant à la fois la date et l’enjeu des prises de vue, confirme que ses images s’inscrivent dans le jeu normé d’un reportage de commande. Mais il précise aussi que quelque chose à dérapé, en lui. Une force plus grande que celle du respect de l’engagement est venue percuter l’accomplissement de sa mission.

La main a bien appuyé sur le déclencheur, mais l’esprit était ailleurs et les images sont restées lettres mortes. Elle reparaissent aujourd’hui près de trente ans après les faits auréolées d’une aura absolument non mystique.

La main qui est venue recouvrir de pastel gras les corps représentés n’est pas aimante, et quoique vengeresse sans doute elle est surtout critique en ce qu’elle passe au crible le visible feutré de l’image photographique et fait émerger un grain qui n’est pas celui du papier mais bien celui d’une « folie ».

Entendons-nous bien, il ne s’agit pas de la folie du photographe devenu dessinateur parce que recouvrant de traits irrespectueux des figures importantes du Gotha français de la fin des années 90, mais bien de la folie de basse intensité qui anime sinon directement les individus qui sont représentés sur les images du moins à la fois leur conception des relations humaines et le sens qui préside à leurs diverses activités.

Quelque chose s’est grippé dans la machine qui unissait le photographe et ses « sujets ». Un petit grain de sable a fait dérailler la belle mécanique de l’accord parfait du beau monde et des petits fours exquis et c’est lui, ce petit grain de sable, qui est en quelque sorte venu « hanter » les images en les « rayant » de sa puissance aussi infime qu’irrésistible.

Et sous nos yeux ce qui devait être un moment d’anthologie est devenu, pour reprendre la formule si efficace proposée par Jacques Derrida, un véritable moment « d’hantologie ».

La main avec crayon a permis de faire ce que la main avec appareil ne permet guère, faire apparaître le fantôme qui hante chaque image et cela « dans » l’image même.

Il y a plus ! En le faisant au nom d’une réaction « épidermique » qui est chez lui la manifestation d’une position éthique, Jean-Francis Fernandès, parvient à révéler ce que le philosophe est un des rares à avoir pensé, le fait que toute image, chaque image, et les images photographiques en particulier portées qu’elles sont par la croyance qu’elle saisiraient ne serait-ce qu’un peu de la réalité, est avant tout la présentation d’une réalité fantomatique ou plutôt fantomale.

Par ce geste, le grand photographe qu’est par ailleurs Jean-Francis Fernandès renvoie l’idéal d’une capture du « réel » au temps, jamais révolu à ce jour, qui a permis de penser les manifestations de l’esprit humain comme étant avant tout chose, des animations irréelles quoique « réellement perçues » se produisant dans la grotte sombre et magique où s’allument ici et là quelques lumignons, et qu’on appelle, depuis peu, le cerveau.