mercredi 1er mars 2023

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Sur/peindre

, Jacques Cauda

Surfigurer est à entendre tel qu’on entendait figurer au XVe siècle : « Décrire un détour hors de la ressemblance et la désignation, entrer dans le domaine paradoxal de l’équivoque et de la dissemblance. »

Aujourd’hui que le réel est dans un rapport de stricte égalité avec le visible, rien n’existe en dehors de son image. Aussi la peinture ne saurait avoir d’autre objet que le déjà-vu et d’autres exigences que de l’interroger.

– Qu’arriverait-il à la peinture si on ne peignait que ce qui coïncide avec son image ?

– Peindre le déjà-vu ne revient-il pas à le maintenir dessus le monde des images par le signe efficace de sa propre destruction ?

– Dans la peinture, l’absence du peintre n’apparaît-elle pas comme une empreinte dans laquelle le spectateur peut glisser ses pas, alors que le photographe ne manque jamais à la photographie qui est la preuve de sa présence omnipotente dans laquelle le spectateur vient buter comme contre un mur ?

Peindre le déjà-vu, autrement dit se délivrer des clefs qui ouvrent la représentation, et redonner une figure au monde par le trou que fait la peinture dans cette image que le réel a pris pour seul modèle, et à qui elle se substitue.

Les visages peints par Poussin, par leur évidente appartenance au principe du déjà-vu, recèlent des signes avant-coureurs de surfiguration. Déjà-vu par l’œil, l’œil absolu (l’œil de Dieu) plus que jamais omniprésent dans l’approche surfigurative qui pose avec Lui un signe égal entre le visible et le réel. Ils ont aussi cette frontalité mystérieuse (l’expression est de Daniel Klébaner ) qui les présente, en quelque sorte, de face et de profil en même temps, un peu comme s’ils pariaient sur l’existence de Dieu (profil ou face ?), pari qui engage aussi la surfiguration. À la question de savoir s’il y a un moyen de voir le dessous du jeu, la surfiguration répond : « Oui, la Peinture et le reste. »

Du point de vue dialectique du destin de l’art, le passage de l’émotion dionysiaque au rêve apollinien n’est aucunement réversible. En revanche, avec la surfiguration, le rêve apollinien de la photographie est emporté dans le sommeil de l’émotion jusqu’au réveil de celle-ci par la peinture.

Edgar A. Poe : « Ainsi tout argument fondé sur la fiction est applicable à la vérité ; et la recherche de la vérité est le but. »

Au siècle dernier, au cours des années 1960/1970, le verbe « peindre », à l’exception de quelques (emplois) monochromes, a déserté le vocabulaire de la plupart des artistes. D’autres, comme Stella et Reinhardt, tentèrent même d’exécuter là leur « Dernier Tableau ».

Parallèlement, la théorie a alors quitté le champ de la représentation (jugée triviale) pour celui de la présentation et du présentateur. Dans le même temps, la télévision prenait le pas sur le cinéma, et, « Rio Bravo » était présenté comme le dernier western…

Jacques Cauda — Famille (Goya), pastel sur papier 2015

Pour mémoire, la présentation, dite performative, confondue à son énonciation, était son propre référent autoproclamé et totalitaire. Tautologiquement une et se désignant comme tout, elle ne désigna rien d’autre que sa propre fin.

Jacques Thuiller : « Plus un art limite ses moyens, et plus il se libère du temps ; plus il se veut total, et plus court est l’instant où il se réalise. »

Les figures de la surfiguration ont ceci en commun qu’elles comprennent l’acte d’imitation et non son résultat. Elles en comprennent la cause, « comprendre » au double sens d’avoir avec soi et de percevoir, la cause d’être causée par l’omniprésence de l’œil dont on ignore où il se trouve, et les effets qui en découlent : qu’il est impossible de rendre (visible) ce par quoi on est regardé, bien que ce par quoi on est regardé soit la cause de notre regard, sauf à l’inscrire dans l’imagination du rêve et du déjà-vu qu’il comprend avec lui.

Lorsqu’on fait un portrait, il y a trois manières de poser un visage : ou de face, ou de trois-quarts, ou de profil. De face, le portrait regarde son semblable, c’est-à-dire la mort droit dans les yeux. De trois-quarts, il regarde Dieu, l’éternité, l’infini. Et de profil, sa postérité, comme Érasme peint par Holbein regarde son acte d’écrire.

Et une quatrième, cubiste, qui est de rendre toutes les trois en même temps.

Dans tous les cas, le regard est porté sur le temps. Et davantage avec le cubisme qui ajoute du temps biologique au temps mathématique, métronome jusqu’alors en peinture. Pour la biologie, comme pour la peinture cubiste, 1 n’est pas égal à 1, le temps qui passe entre les deux les rend dissemblables, un peu comme s’il s’agissait du même sous les traits d’un autre qui défile sous les traits du même. En somme, une figure + une figure + une figure égaleraient une surfigure.

Roger de Piles écrirait aujourd’hui qu’il y a deux sortes d’idées : l’idée générale qui convient à tous les hommes, c’est la photographie ; et l’idée particulière qui convient au peintre seulement, c’est la peinture.

Cézanne : « La nature, pour nous hommes, est plus en profondeur qu’en surface, d’où la nécessité d’introduire dans nos vibrations de lumière représentées par les rouges et les jaunes, une somme suffisante de bleutés pour faire sentir l’air. »

Avec la surfiguration, la couleur représente aussi bien que le trait. Et tout particulièrement quand il s’agit d’un portrait où la profondeur n’est plus seulement une question d’espace mais d’intériorité. Un bleu, par exemple, exprimera l’articulation qu’il y a entre le souffle du monde et celui du déjà-vu.

Deux phrases à surfigurer au passé réminiscent :
1) Christian Boltanski : « Reconstitution d’un accident qui ne m’est jamais arrivé et où j’ai trouvé la mort. »
2) Roland Barthes : « Être photographié produit un sentiment de perte d’identité. »

Surfiguré, le temps est l’expression de la continuation de la photographie qui n’est plus dans la peinture.

La photographie relève du mythe de Diane, la peinture de celui d’Actéon.

Le geste surfiguratif se tient à mi-chemin du visible et de l’invisible, précisément là où rêve une image.

L’inconscient a été découvert pour redonner un œil à la figure du monde que la photographie venait de lui ôter.

Jacques Cauda — Frago

Le rapport qu’entretient la peinture avec la photographie au travers de la surfiguration est à rapprocher de celui qui, sous le coup de la naissance du Purgatoire au XIIIe siècle, permit à Giotto de faire passer l’art de peindre du grec au latin. Dans les deux cas, il s’agit d’un entre-deux, d’un espace nouveau, produit des relations qui unissent l’espace de la société des morts à celui de la société des vivants.

Le portrait nous montre les mots que nous sommes devenus. Surfigurée, la peinture d’un visage est à entendre comme une vocalisation.

La peinture aurait-elle des oreilles ?

Le portrait surfiguratif est fait de visages qu’il reçoit en lui comme un corps reçoit issu de lui-même des corps supplémentaires. Chaque corps a son avant-corps par la forme qui l’organise, et son après-corps par le prolongement de sa matière. Au geste surfiguratif de les faire tenir à la fois et en même temps, en eux-mêmes et hors d’eux-mêmes, y être tout en n’y étant pas.

Avec la surfiguration, la peinture fait un trou dans la suite ininterrompue de « maintenant » qu’est la vie et dans la suite « d’ici et maintenant » qu’est la photographie, un trou où plonger ce qu’il y a de plus ressemblant à la ressemblance par excellence : le cadavre. L’homme est ainsi fait (à l’image de son étrangeté cadavérique).

Goethe : « Dans toute forme organique, l’extérieur procède morphologiquement de l’intérieur. » Ainsi, avec la peinture le bœuf sera toujours écorché et la leçon toujours d’anatomie. De même, prise dans la perspective surfigurative, la peinture est à regarder comme l’intérieur d’une image (photographique), intestine à la représentation.

1) Georges Bataille : « Toute question est d’abord une question d’emploi du temps. »
2) Walter Benjamin : « Ce n’est pas un hasard si le portrait a joué un rôle central aux premiers temps de la photographie. »

Pour le peintre surfiguratif, il s’agit d’objectiver la perception subjective, de prendre pour objet des sensations dont la source n’est plus la nature mais sa représentation rétinienne.

Voir c’est tendre le désir au miroir ou l’inverse ?

Le geste surfiguratif a pour ambition première de refaire l’amour avec la peinture, avec le monde par la jouissance qui fait que la peinture est la peinture parce qu’elle donne à jouir. Peindre est à concevoir comme phénomène érotique et le peintre comme amant.

Jacques Cauda — La-plage
toile, 100x73cm

Jean-Luc Marion : « L’amant n’aime pas tant pour être que pour résister à ce qui annule l’être. » « L’amour ne dérive pas de l’ego mais le précède et le donne à lui à lui-même. »

Bref, le peintre n’aime pas tant pour peindre que pour résister à ce qui annule la peinture.

Valentin Retz : « Marcel Duchamp ne haïssait pas seulement la peinture et, d’une façon générale tout ce qui l’avait précédé, il haïssait avec la plus grande indifférence, et donc avec la plus grande cruauté, tout ce qui de près ou de loin se rapportait à la jouissance. »

Le geste surfiguratif redonne un corps à la peinture dont l’histoire déjà écrite revient au monde.

Avec le geste surfiguratif, ce n’est pas le fait de produire de l’être qui est unique, c’est la manière de le produire. L’être produit par le peintre surfiguratif est univoque avec l’être produit par les effets de la peinture, (en considérant que le peintre agit en produisant l’acte d’exister concomitamment avec ses effets).

Dans une mise en perspective surfigurative, qui de l’image photographique ou de la peinture occuperait le point de vue ou le point de fuite ? La question, évidemment infondée, est absurde, elle relève même du n’importe quoi. Mais de la poser, nous invite à conclure que si, par extraordinaire, ces deux points se trouvaient à coïncider sur un même plan, ce ne serait plus comme autrefois par le seul effet d’une projection en miroir mais en imagination.

Gracian : « La transmutation est davantage fondée lorsque le thème transformé entretient quelques équivalences avec celui en lequel on le transforme, et il se trouve ainsi comme sous deux lumières, sur deux versants. »

Peut-on encore qualifier l’art d’anticipatif et doter l’artiste d’un don de double vue, prophétique et voyant ? Adorno :

« Anticipation d’un inconnu… » Berenson : « Modèles pour des générations futures… » Starobinski : 

« Anticipation des changements de l’esprit collectif… »

Kafka : « Miroir qui avance… » Etc… Aujourd’hui que le regard, coupé de son histoire, gît au fond d’un urinoir, il semble plutôt que pour beaucoup l’avenir n’est plus qu’au présent perpétuel et l’art au milieu.

Jacques Cauda — Lascaux ithyphallique

Louis Cane : « Il me semble qu’aujourd’hui, à part les hommes de lettres, plus personne dans le milieu de l’art ne s’intéresse vraiment à la représentation. »

Martial Raysse : « Parlant de peinture, il est surprenant d’entendre dire ces dernières années « retour à la peinture » comme si les intéressés y étaient arrivés… Les grands peintres, bien que situés dans le passé par le temps historique, sont en réalité, sur le plan de l’esprit, loin devant nous. »

Poser le déjà-vu comme ossature d’une théorie (et d’une pratique) de la peinture a l’avantage d’en être exclu. Voir est immédiat, alors que déjà voir donne le recul, l’exclusion, nécessaire à toute élaboration du regard. Rien ne se constitue sans la distance dont le regard est l’auteur. D’autre part, écrire sur la peinture, c’est aussi s’en faire regarder, car « c’est l’œil, dit Edmond Jabès, qui déclenche le vrai questionnement, l’interrogation des mille interrogations qui sommeillent dans la lettre » sous les traits d’un regard endormi.

La pratique de l’art est toujours en avance sur la théorie. Plus exactement, c’est la théorie qui est toujours en retard sur la pratique. Pour la surfigure et la surfiguration, la pratique et la théorie sont expressément contemporaines.

Paul Valéry distingue le regard de l’homme de celui du peintre : « L’homme vit et se meut dans ce qu’il voit mais il ne voit que ce qu’il songe. Quant au peintre : « il ne peut qu’il ne voie ce à quoi il songe, et songe ce qu’il voit ». Par conséquent, au plus fort de la surfiguration, ce qu’il voit le meut à toujours revoir ce qu’il songe comme ce à quoi il songe.

Surfigurer c’est raconter une histoire, avec un début et une fin, qui détache la figure du fond qui l’enveloppe et qui signe en cela l’absence de la réalité d’où elle a été extraite, en l’occurrence de l’image industrielle. Ainsi, la figure surfigurée ne se doit pas seulement à la ressemblance mais surtout à la présence masquée et signée par l’absence de cette image.

L’image c’est avant tout une présence. La présence d’une chose dont elle se détache sans jamais la quitter. Elle présente le retrait de cette chose qui lui colle à la peau. Elle en montre l’absence par la présence, et dans un même mouvement : elle représente. C’est ce mouvement que surligne la surfiguration.

La peinture n’est pas une image. Elle n’est pas non plus une non-image. Elle est entre deux, la passe entre l’attrait et le retrait, entre le portrait et le soustrait, entre le trait et l’extrait.

Georges Didi-Huberman : « Chaque image offerte à notre regard ne se sera donnée, dans son évidence même, qu’à travers l’économie déconcertante de paradoxes toujours noués à d’autres paradoxes. Chaque image ne se sera donnée que comme l’intensité affolante, souvent sublime, d’une simultanéité contradictoire, d’une réunion d’ordres hétérogènes, dans le passage le plus libre des représentations de choses aux représentions de mots. »

Jacques Cauda — Lascaux

Livrer l’image photographique au jeu de l’étrangeté, la défigurer pour mieux la surfigurer dans l’atteinte visuelle d’une coloration déconcertante, surnaturelle.

La surfiguration rend à la mémoire ce que l’image industrielle a abandonné à la lumière : le trop-perçu.

Surfigurer c’est donner à l’image une peinture du dedans dissoute dans la couleur et la lumière.

La surfiguration ne modèle pas, elle module, pour reprendre le verbe de Cézanne, elle module sur tous les tons les effets de cette négation : la peinture n’est pas une image.

Jean Clair : « Dans son rapport au réel, ce que le regard envisage c’est le visage de son propre néant. »

Jacques Cauda — Les Transats
toile, 100x73cm

À l’origine de la peinture il y a Lascaux, et, à l’origine de l’Origine du Monde, Courbet. D’un côté, un homme ithyphallique, de l’autre une fente. La corne et la muleta. Deux « histoires » croisées qui font tout le regard.

Bernard Teyssèdre : « La grotte peinte dans l’Origine du Monde a pu montrer que ce qui se passe dans l’écriture, se passe sous les deux yeux de la mort. Deux yeux non pas d’un côté mais l’un en retrait de l’autre, dans la profondeur. Car pour peu que l’on se souvienne (comment ne pas s’en souvenir ?) que le sujet du tableau, c’est un sexe de femme, peut-être se représentera-t-on l’autre sujet, celui du désir, sous l’aspect de l’homme-pénis qui tombe roide mort à travers un double trou de regard, l’œil aveuglé du Cyclope qui saigne au bord du trou, l’œil qui regarde Caïn. »

Surfigurer c’est faire que le regard redevienne le miroir de la mort de l’image aveuglée.

L’artiste surfiguratif n’estime que les arts plans. Il rejette la sculpture et l’architecture. Au théâtre il préfère le cinéma, et à la danse Fred Astaire. De la photographie, complice, il s’amuse et se sert, complice aussi, des écrans. Il aime également les pages rectangulaires de toutes les littératures, la sacrée comme la profane. Avec un goût marqué pour la première qui a l’avantage sur la seconde d’attabler la peinture à la mort : « Si Dieu peut accomplir des miracles à travers les os, il est clair qu’il peut en faire aussi à travers les images ». Concile de Nicée II.

L’image photographique a mauvais genre, elle est le reflet de ce que Castiglione appelait la pédanterie de l’exactitude, et à laquelle il opposait le principe de suggestion. Elle copie à l’envi les moindres accidents que la nature impuissante à corriger répète inlassablement. Mais elle le fait sans faille, sans erreur, sans accident. Autrement dit, elle rend l’imparfait à la perfection. Maintenant numérique, on lui a décerné le titre d’artifice jusqu’alors dévolu à la peinture, et considéré par Vasari comme le seul antidote au naturel empoisonnant. C’est donc désormais une image à deux têtes, une tête artificielle et une tête naturelle, qui a pour regard les yeux de la suggestion : le principe surfiguratif.

Galilée : « Artistique au plus haut point sera l’imitation qui représente le relief par son contraire qui est le plan. »

Jacques Cauda — Velázquez — Les lances

La question de l’imitation qui ne se posait plus depuis l’invention de la photographie revient sur le devant de la scène picturale grâce au geste surfiguratif. Et rien n’est moins provocant que de regarder le passé sous les traits du présent. Et le déjà-vu comme une nouveauté.

André Breton : « Autrement appréciable m’apparaît la tentation ininterrompue de confronter tout ce qui existe à tout ce qui peut exister, de faire surgir du jamais-vu de tout ce qui peut exhorter le déjà-vu à se faire moins étourdiment voir. »

La photographie ne questionne jamais la mimèsis, elle ne se demande pas ce qu’il faut retenir, ni comment le faut-il : ou en totalité ou en partie ? Elle enregistre tout machinalement. Que penser alors de la surfiguration qui la prend pour modèle ? Reviendrait-elle à renouer avec la peinture d’imitation tant décriée par Baudelaire ? Non. La surfiguration réinscrit la peinture au cœur de la modernité et rend à l’imagination l’imitation heureusement sacrifiée au désir de revoir ce que Gaëtan Picon appelle « l’inchoatif d’un monde qu’il serait faux de croire achevé. »

Surfigurer c’est capter le mouvement de la chair et du sang dans les corps devenus exsangues et fantomatiques parce que vidés de leur temps par des machines à fabriquer de l’image. Surfigurer c’est redonner des couleurs aux fantômes que nous sommes devenus.

Merleau-Ponty : « Non pas voir par le dehors, comme les autres voient, le contour d’un corps qu’on habite, mais surtout être vu par lui, exister en lui, émigrer, être séduit, capté, aliéné par le fantôme. »

Le geste surfiguratif « parle » la peinture dans une langue encore inconnue à la peinture. Les mots sont les mêmes mais leur sens a glissé vers un autre toujours dérobé. Ce glissement entraîne la surfiguration à présenter l’image à l’épreuve de la peinture, dont le visible à l’invisibilité provocante se dérobe lui aussi sans cesse. Faut-il préciser que l’appareil photo et la caméra ne produisent pas de visible (ce ne sont pas des lunettes) mais seulement des images ?

La surfiguration pose la question de savoir comment retourner le gant du mensonge en vérité ? Comment pousser la nature amplifiée de toutes ses copies à recouvrer l’imagination, la reine du vrai, positivement apparentée avec l’infini, selon Baudelaire ?

L’atelier surfiguratif est le dernier lieu où reposent les images. Le trou où elles tombent sous l’œil de la peinture. Leurs cendres, l’obscur le noir l’oubli, sont à la naissance du geste surfiguratif, la lumière la couleur la mémoire.

Picasso : « Le rôle de la peinture n’est pas de peindre le mouvement, de mettre la réalité en mouvement. Son rôle est plutôt d’arrêter le mouvement. Il faut aller plus loin que le mouvement pour arrêter l’image. Sinon on court derrière. »

Constantin Brunner a introduit, entre la réalité fictive (reconnue par les sens) et la réalité abstraite (reconnue par la pensée abstraite), le fictivisme qui prend pour objet la réalité convertie en absolu ou l’absolu fictif. La surfiguration, entre la réalité de l’image et la réalité de la peinture, prend pour objet la surfigure convertie en absolu.

Baudelaire : « Je suis comme un peintre qu’un Dieu moqueur condamne à peindre, hélas, sur les ténèbres… C’est Elle, Noire ! Et pourtant lumineuse… » Peindre sur les ténèbres, peindre pour recouvrir l’image, l’obscurcir, la brûler et trouver dans cet acte cette lumière qui apparaît, tel est le palimpseste mis en place par le geste surfiguratif : tons superposés, recouverts, traces martyres, jeux d’images, photos défigurées puis surfigurées.

Jacques Cauda — Velázquez – Vénus

Christine Buci-Glucksmann : « D’emblée, le travail de l’œil « mort » est travail de mémoire, rassemblant des traces pour faire advenir de l’Être. D’emblée aussi, la peinture s’origine dans la blessure de l’œil souvent peint comme aveugle, anonyme, sans regard. »

La surfiguration privilégie le portrait. Tout portrait tient à la fois de l’apparaître et du disparaître : un visage apparaît à la lumière de sa propre fin et dit : « Ça a été. » Exactement comme l’image photographique, cinématographique, vidéographique, arrache à la mort des moments ça et là. Pourquoi alors peindre ce que l’image nous donne immédiatement et beaucoup mieux, en regard de l’imitation, que ce que la peinture ne pourra jamais faire. Yves Bonnefoy annonce que la disparition du portrait dans la peinture, à la fin du XXe siècle, est un mauvais signe pour l’avenir qu’il nous reste à vivre. Sans doute parce que la peinture réfère davantage à la mort que l’image. Par l’image, la mort est arrêtée ; par la peinture elle est en plein travail. Et dans le geste surfiguratif, qui a pour modèle l’image du modèle et non plus le modèle lui-même, la peinture multiplie le disparaître par deux, et par autant son pouvoir de subversion, c’est-à-dire ses chances de survie.

Que l’image industrielle serve de modèle à la surfiguration importe plus qu’il n’y paraît. Cette image marque le territoire des yeux. Elle est le voile (le manteau avec lequel Sem et Japhet recouvrirent la nudité de Noé) sans quoi rien de visible ne saurait être permis. Il revient ensuite au geste surfiguratif de recréer le regard en aveuglant cette image de vérité.

Francis Picabia in Jésus Rastaquouère :

1) Nous sommes un tube digestif.
2) Notre tête a deux besoins comme le ventre.

La première phrase éclaire d’un jour nouveau l’impératif eucharistique cher à la surfiguration : « Avale et tu verras ! »

La seconde enfonce le clou : le ventre commande à Jésus de rentrer par la bouche avant que la Peinture ne Lui ordonne de ressortir par la tête. Tandis que les mains font le reste.

Kandinsky écrivait, il y a près d’un siècle, que la peinture était encore presque réduite à se contenter des formes qu’elle empruntait à la nature. Avec la surfiguration qui emprunte ses formes à l’image industrielle, qui est à la nature ce que le poisson rouge est à son bocal : un centre du milieu d’autour, il ne s’agit plus d’une réduction mais d’une somme. Une somme théologique dont le total trinitaire (centre+milieu+autour) est toujours égal à Un. Pour Kandinsky, cette trinité est géométrique, c’est un triangle qui figure assez bien, dit-il, la vie spirituelle. Un triangle dont la partie la plus proche du sommet atteindra « demain » l’endroit où la pointe était « aujourd’hui ». « Aujourd’hui » et « demain », précise-t-il, doivent être pris dans le même sens que les jours de la création dans la Bible. À la base du triangle se tient une foule affamée de pain spirituel qui convient à ses besoins. C’est le pain de la transsubstantiation que lui tend aujourd’hui la surfiguration.

Le mystère de l’eucharistie, la transsubstantiation du pain et du vin qui ouvre le corps réel à sa possible représentation, c’est-à-dire à la peinture, est le credo de la surfiguration.

La table : le tableau.

Frontispice : Jacques Cauda — Raphaël