lundi 31 mai 2021

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Se rendre

Au fil des démarches artistiques de Karine Maussière et de Maryse Goudreau

, Laëtitia Bischoff

Cette idée, celle de se rendre, c’est celle de « la reddition à l’ordre du monde », reddition qui me semble s’opérer dans différentes démarches artistiques, que cela soit pour un lieu ou pour un animal par exemple.

Collage - Karine Maussière

Karine Maussière « arpent[e] un lieu et ce qu’il dit de nous et le cartographi[e] autrement, écri[t] depuis cet espace autant géographique qu’intérieur et accept[e] une forme de reddition à l’ordre du monde, contre nos artificielles fabriques fictionnelles. » Voici que je paraphrase le très bel article Régler ses contes [1] de Christine Marcandier pour parler d’une artiste plasticienne. Une idée traverse son texte, une idée qu’elle évoque pour la littérature et que je souhaite lui emprunter pour un petit bout de chemin du côté des arts visuels.
L’artiste Karine Maussière, se rend à l’île de la Réunion dans tous les sens de ce verbe. Elle est partie y vivre, partie s’y diluer, se fondre en ses chemins, son ciel, sa roche, partie se clore sous le végétal, l’élever en des murs nouveaux. Karine est partie couper les cartes, faire de chaque coin de ciel une expire, c’est-à-dire qu’elle cadre au polaroid et puis étire les lignes avec de l’or et du crayon.

Nuages étude - Karine Maussière

Elle me conte le cordon ombilical de cette île qui la relie au reste de la terre. Elle me conte aussi la constellation d’Orion au-dessus d’elle chaque nuit. Voilà ce qui donc la traverse. Une verticale terre-ciel [2] est à l’œuvre, une verticale sans pointillés, mais quelle ligne de force sur laquelle l’artiste se joint. Cette ligne terre-ciel est une posture artistique, une ligne nouvelle, du cordon à voûte pour narguer l’horizon, pour défaire des siècles de paysages calibrés à et pour la vue de l’homme. L’œil, même en photographie, n’est plus maître à bord ; les pieds, les tripes, le sommet du crâne dans leur ensemble et leur reliance sensible aux textures tentent de ne plus faire murmure mais d’élever un peu le ton.
L’artiste éteint presque sa présence au profit de ce qui la traverse, elle se met au service de elle est, son travail est elle est [3].

Géographe-libre, éthologue-libre, les artistes rapprochent leur démarche des disciplines de la géographie et de l’éthologie. L’œuvre devient alors une recherche historique, éthologique, biologique, mais elle est également œuvre de porte-parole pour un territoire, pour un animal. Les artistes rendent l’art à son objet. Ainsi il en va de Karine Maussière à l’île de la Réunion mais également de Maryse Goudreau, artiste de l’année 2020 en Gaspésie. Toute la démarche artistique de Maryse a pour corps, début et finalité le béluga, animal emblématique du Saint Laurent.
L’artiste québécoise fait ce que nul n’a a priori fait avant elle : rassembler des documents historiques, des données biologiques, auquels elle ajoute ses propres images artistiques et ses sculptures. De toutes ces occurrences glanées et travaillées, le béluga file la ligne rouge. Les biologistes la contactent pour recouper leurs informations avec les siennes. Sa connaissance de l’animal, de son espèce et de certains de ces spécimens est étendue et plurielle, mais libre car l’artiste porte sa propre éthique, elle a rendu tout son art au béluga. Avec une telle démarche, l’art ne sert plus l’art, il se rend à son objet, à son amplitude dévoilée.

Karine se voue désormais de manière similaire au lieu et chaque tirage est une dépose d’armes, une offrande presque à la majestueuse île. Porter à voir et sentir la structure de l’île, son pourtour, sa matière, ses épreuves, sa voûte, son ventre et ses dévers aussi.

Alors il nous faut trouver un terme pour ces artistes de la reddition à l’ordre du monde, de la reddition à l’une de ses parcelles, à certains de ses énergumènes rares. Elles – les artistes - mixent les échelles, rapprochent les disciplines et font de leurs démarches artistiques le cœur des retrouvailles de sphères découpées jadis par la connaissance.

étude du Béluga - Maryse Goudreau

Notes

[1Christine Marcandier, ‘Régler ses contes  : Jean-Christophe Cavallin, Valet noir (Vers une écologie du récit)’, DIACRITIK, 2021 https://diacritik.com/2021/05/03/regler-ses-contes-jean-christophe-cavallin-valet-noir-vers-une-ecologie-du-recit/ [accessed 10 May 2021].

[2terme évoqué par Tim Ingold, Marcher avec les dragons (Zones sensibles, 2013).

[3terme emprunté à Jean-Christophe Cavallin dans son interview par Christine Marcandier, ‘Le Chien, le rat et le héron : Valet noir. Vers une écologie du récit’, DIACRITIK, 2021 https://diacritik.com/2021/05/03/le-chien-le-rat-et-le-heron-valet-noir-vers-une-ecologie-du-recit/ accessed 10 May 2021.