mercredi 1er mai 2013

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Quand les murs pleurent

Note sur les œuvres de Konny Steding

, Jean-Louis Poitevin et Konny Steding

C’est toujours de la rue que ça part, dans la rue que ça commence de la rue que ça vient, dans la rue que ça se joue et finalement à la rue que cela retourne.

Déambuler

Qui déambule aujourd’hui dans Paris, pas de quelques instants dans son quartier pour faire les courses, mais souvent et dans n’importe quel quartier, au gré de ses humeurs ou de ses obligations, quiconque donc se comporte un tant soit peu en poète urbain mental, les mouvements des yeux rejoignant l’errance du corps et la prolongeant de telle manière qu’ils glissent le long des murs autant que les pieds, eux, survolent les trottoirs, celui-ci ou celle-là rencontrera, au détour d’un carrefour, dans l’angle mort d’un recoin sali ou installé au milieu d’une place sur un support inattendu, lui faisant face ou l’observant de biais, l’un de ces grands dessins que Konny Steding fait et colle à l’envi depuis quelques années.

Le plus souvent, il s’agit d’un visage de femme, le sien. Mais elle n’est pas seule à se retrouver plaquée au mur en trois mètres sur quatre. Il y a aussi, par exemple, un jeune homme, genre bcbg ou genre jeune de banlieue ainsi que d’autres visages féminins qui ne sont pas le sien.

L’identité, ce n’est pas le plus important, même si le fait de se mettre en scène participe entièrement de la manière qu’a Konny Steding de déployer sa présence dans la ville et de laisser filer ensemble le fil rouge de sa vie et celui de son art.

Sur de nombreux dessins, ce fil rouge s’est transformé en une coulée de larmes qui semblent descendre d’une paupière pour former le delta d’un fleuve improbable. Parfois aussi, ce fil rouge est déployé au sol de la rue à la porte d’une galerie, par exemple comme la trace d’un crime qui n’aura pas lieu et dont la seule évocation suffit pourtant à faire se lever protestations ou questions, à faire s’éveiller l’agressivité ou le doute.

La rue

C’est toujours de la rue que ça part, dans la rue que ça commence de la rue que ça vient, dans la rue que ça se joue et finalement à la rue que cela retourne. Même si parfois elle expose dans une galerie, même si parfois elle intervient dans une foire d’art, même si c’est sur les toits qu’elle grimpe pour aller voir le ciel de plus près, ou dans les couloirs du métro qu’elle se promène, c’est toujours en relation avec la rue qu’elle agit et qu’elle pense.

La rue, c’est là que se croisent indéfiniment, non seulement les gens, tous les gens, et avec eux toutes les histoires, mais c’est là que ne cessent de se frotter l’une contre l’autre les peaux, et avec les peaux les enveloppes, celle qui distingue un individu de l’autre, celle qui sépare le public du privé, celle qui comme la feuille de papier à cigarette qui entoure le tabac se consume avec lui, allumée qu’elle est au feu de l’intensité des passions urbaines.

Konny Steding est moins une fille des rue qu’une actrice de la limite, une voyageuse impénitente qui ne cesse d’arpenter les lignes indécidables mais omniprésentes qui courent à travers la ville et dont l’enchevêtrement constitue la plus invisible et la plus constante des trames.

Ainsi les images qu’elle colle dans la rue ont-elles tout d’abord pour fonction de signaler l’existence de cette trame à laquelle elles donnent une visibilité à travers un visage ou un objet, car ne l’oublions pas, souvent un pistolet est là, présent dans l’image à proximité de la tête planant moins comme une menace que comme le signal muet d’une tempête en cours. Ou un slogan ironique comme celui qui semble couler de ses lèvres sur les œuvres collées en ce moment au centre de Paris et qui dit « God save the art institutions », qu’il faut entendre à la manière dont les Sex Pistols chantaient « God save the Queen. »

Le doute

Étaler sa tête ainsi sur les murs d’une ville étrangère, car Konny Steding ne vit pas à Paris même si elle y vient si souvent qu’on pourrait presque dire qu’elle en est l’un des fantômes les plus assidus, ne peut se faire sans que plane l’ombre du doute.

Pas le doute sur l’identité ou l’origine, ni même le doute philosophique sur l’existence, la sienne ou celle de dieu, non le doute comme dimension de l’existence, comme modalité d’une affirmation impossible, l’affirmation de soi comme élément vivant non pas dans la marge mais sur la marge, non pas dans l’ombre mais sur la ligne qui ne cesse de séparer et relier ensemble les contraires les plus évidents et les plus secrets.

Parmi eux, il y a ces faux contraires que l’on nomme art et vie depuis bientôt un siècle. Konny Steding ne cherche pas à prolonger leurs noces interminables, elle tend à interroger leur absurdité et donc la terrible maigreur de nos ambitions, la tenace faiblesse de caractère qui nous anime, la singulière hypocrisie qui nous fait aujourd’hui encore faire semblant d’hésiter entre le prix d’un tableau et la chaleur d’un feu de cheminée.

Elle le sait bien, et nous aussi d’ailleurs, nous voulons les deux. Elle, elle dit simplement, en étalant ses images dans les rues, que rien de tout cela ne tient debout, et que la seule poésie possible pour nous, urbains fatigués du XXIe siècle, serait celle, radicale, du doute comme pratique de « désécurisation » de nos certitudes asservies, comme manifestation de notre état psychique borderline.

Rouge

Qu’elle intervienne avec une poubelle au vernissage de la FIAC ou qu’elle joue avec des poubelles dans la rue, qu’elle marche en laissant couler un fil de « sang » rouge sur la chaussée et que ce fil rouge continue de couler lorsqu’elle pénètre dans une galerie, qu’elle intervienne la nuit sur les toits ou qu’elle fasse des actions encore avec des poubelles qu’elle marque de son passage ou qu’elle utilise comme des moyens de transport ou de séjour temporaire, Konny Steding ne cesse de tirer sur ce fil rouge dont on a dit qu’il est celui qui retient ensemble les autres fils qui composent la trame de la ville.

En testant la capacité d’habitation d’une poubelle ou en faisant saigner la rue, Konny Steding montre que la ville est une superposition de peaux dont on oublie souvent qu’elles sont cousues ensemble. Elle nous renvoie à cette mélancolie initiale et permanente, cette mélancolie de la rue parce que la rue, chaque rue, n’importe quelle rue, est, de ces peaux multiples, à la fois la couture et la ligne d’oubli. Et nous, chacun de nous est un fragment de ces peaux qui, reliées ensemble, la composent.

En étalant sa tête sur les murs gris de la ville, en ourlant son regard d’une larme de sang dont on a dit combien elle coud entre elles les paupières du temps, en ornant parfois le doute d’une arme de poing, Konny Steding irradie la ville de cette question sans réponse qui se prononce ainsi : où suis-je ?

En faisant suinter les murs de ces larmes rouge vie, Konny Steding fait se lever en nous la marée montante des pleurs, ceux par lesquels nous avouons que nous savons que nous sommes seuls, que chacun est personne et que personne ne viendra nous sauver.

Voir en ligne : Galerie moretti & moretti 6 Cour Bérard, 75004 Paris 09 50 90 29 01