mercredi 29 août 2018

Accueil > Les rubriques > Appareil > Quand le sujet se barre

Quand le sujet se barre

, Diane Watteau

Un document garde l’enforme d’un autre. Un corps garde l’enforme d’un autre. Nous observerons dans l’art contemporain cette dilatation du sujet et du corps à partir de trois dispositifs et projets artistiques. Dans la vidéo To be continued [3] de Sharif Waked, un martyr kamikaze [4] filmé dans le protocole suicidaire lit Shéhérazade à la place du Coran. Ryan Trecartin et Lizzie Fitch, deux jeunes artistes post-internet, proposent un véritable techno-nomadisme des identités et des corps : toute vie érotique se présente comme artificielle dans une autre psychologie et une topologie des masques. Quant à Vincent Macaigne, les excès de corps poursuivent leur route pour nous sortir de notre anesthésie actuelle politique, affective, libidinale, érotique, etc. On déboulonne tous les fétiches sur scène pour boire une bière.

La souffrance des horreurs quotidiennes (attentats, terrorismes, exécutions, actes barbares…) vécues dans le bassin méditerranéen nécessite une ouverture au monde réel que l’Histoire semble obturer. L’indifférence en matière politique se voit bouleversée par des œuvres complexes qui ne traitent pas les conflits comme un évènement historique, mais repensent la valeur testimoniale de manière éthique, esthétique mais aussi du côté de Sodome versus pacotille. Dans la vidéo To be continued [5] de Sharif Waked, un martyre kamikaze [6] filmé dans le protocole suicidaire lit Shéhérazade à la place du Coran. Dans cette œuvre de Waked, il n’y a pas que du manque ou de la vérité fantasmée, mais une autre fiction équivalent à un acte qui implique les sujets-spectateurs dans le réel, dans ce qu’ils voient, ce qu’ils ne peuvent pas voir ou préfèrent oublier. Un document garde l’enforme d’un autre. Un corps garde l’enforme d’un autre. Devant les installations-environnements de Ryan Trecartin et Lizzie Fitch, jeunes artistes post-internet, nous assistons à un véritable techno-nomadisme des identités et des corps : toute vie érotique se présente comme artificielle dans une autre psychologie et une topologie des masques. “I define myself as a situation hacker.” Quant à Vincent Macaigne, les excès de corps poursuivent leur route pour sortir de cette anesthésie actuelle politique, affective, libidinale, érotique, etc. On déboulonne tous les fétiches sur scène pour boire une bière. Je n’aime que le champagne rosé. Alors, je lui écris une lettre qui sera ma conclusion.

Un corps comme symptôme d’un autre. Quand le récit est devenu l’objet d’un autre récit : Sharif Waked crée une éthique et une politique à partir de la lecture d’un texte arabe mythique – ou quand Les mille et une nuits remplacent le Coran.

Sharif Waked, 2009, To be continued, vidéo couleur sonore, 41’33.

Sharif Waked déplace l’image du martyr vivant et de la vidéo kamikaze, des éléments très médiatiques, dans la rue, sur le Net, en Cisjordanie et dans la bande de Gaza. To be Continued fait référence à ces monologues des vidéos de kamikazes : un soldat annonce en direct l’opération suicide qu’il va mener chez ses ennemis. Portant les vêtements militaires, il est filmé assis devant la caméra fixe, derrière lui est tendu un tissu aux impressions politiques et religieuses symbolisant son appartenance, les kalachnikovs remplacent l’épée consacrée des calligraphies arabes de style thuluth habituelles : des déclarations de foi islamique reposent sur fond vert – « Se consacrer à Sa cause/S’efforcer à réussir comme on doit s’efforcer (avec sincérité et discipline). » Devant lui un livre ouvert et une arme à feu. Ce sera le dernier film de sa vie, largement distribué ensuite après l’exécution de son geste.

Le « martyr vivant », ici l’acteur Saleh Bakri, fait la lecture des Mille et une nuits. Le kamikaze, comme Shéhérazade, essaye de gagner du temps avant son exécution. Shéhérazade symbolise le pouvoir du récit, des mots sur le destin. Elle ouvre le récit par une phrase, qui la signale comme sauveur : « Ô père ! Je désire tant sauver les filles des musulmans. » De la littérature sur le dessein. Dans Les mille et une nuits, le roi Shahrayar, découvrant l’adultère de sa femme avec un esclave noir, déclare toutes les femmes infidèles. Il décide de se venger en tuant chaque nuit une vierge. La fille du vizir chargé de trouver ces vierges, Shéhérazade, s’offre au roi et commence à dire un récit captivant, infini et interminable. Chaque jour, elle achète un autre jour de vie, déjouant ainsi le régime de vengeance et de destruction. « Il était une fois, une belle Shéhérazade, qui de la douleur a su faire un rêve [...] et le verdict a été ajourné. » Il y a une fonction inventive du pathos dans le travail de Sharif Waked : des humiliations quotidiennes des vérifications aux check-points de Gaza, Naplouse..., où les habitants palestiniens soulèvent leur polo ou leur veste pour que les soldats israéliens vérifient qu’ils ne portent pas d’armes, Waked a créé Chic Point [7], une construction d’images documentaires et d’un défilé de mode de vêtements pour hommes avec ouvertures pour faciliter ces surveillances comme contrepoint.

Sharif Waked, 2003, Chic point, vidéo, 7 min.

Waked renoue avec l’humanisme révolutionnaire, déplaçant les identifications aisées, faciles, factices. Au poing levé, Waked propose des corps comme événements, qui endossent des « déplacements défensifs » (Lyotard) et créent un trouble.

Là où la parole se défait, commence la violence. Waked fait de la lecture une arme de guerre. Le mot « kamikaze », escadre particulière de nom propre, alliant « vent » et « dieu », englobe dès 1945 le phénomène des avions-suicides japonais. L’attaquant devient l’arme elle-même. Chaque opération suicidaire se doit d’être spectaculaire. Le kamikaze, c’est un corps, mais aussi un acteur. Waked a tout saisi de ce dispositif en mettant en scène un très célèbre acteur palestinien (il aurait pu travailler avec un anonyme). L’acteur entre en scène. Il appartient au régime des apparences. C’est ce dispositif esthétique et technique qui est interne au kamikaze et dont l’objectif est la sidération.

Waked se situe entre deux pays, entre deux langues (l’hébreu et l’arabe), entre deux histoires. Le testament poétique d’un kamikaze qu’il « fictionne » signe un contrat de désappropriation. Le récit sacral des Mille et une nuits déborde les questions sur la déraison de la langue qui fait mourir celui qui croit « l’habiter de droit » (Abdelkébir Khatibi parle d’une jouissance narrative : le récit et la mort « se fécondent en une épreuve fabuleuse [8]) ».

Il est question dans cette lecture, de vie et de mort, de prise en otage d’un récit dans un autre. Waked met en crise l’enfermement de la langue. La tension du dispositif qui dépasse le simple détournement, crée un nouveau conflit dans ce rapport de puissance et de dissidence où se situe le langage. Le recours à la fiction pour déconstruire un stéréotype est politique. Comme un autre accès au matérialisme et à la vérité : on ne peut se sortir de cette folie des faux mots sauveurs testamentaires que dans la structure fictionnelle. Waked, comme Shéhérazade, emboîte des messages différents, dans une double épaisseur, pour un destinataire inconnu qui changerait de rôle : le témoin ne sera plus un partisan en guerre, mais un spectateur actif qui écoute ce film à double sens, à double entente.

C’est le cheval de Troie, une image dans une autre, un corps dans un autre, un texte crypté dans un autre, deux propositions : « sauver une tribu et soi-même » ou « se sacrifier en tuant au nom de Dieu » se superposent. La fétichisation de l’enregistrement testamentaire du kamikaze est dénichée par la lecture du conte qui dégage l’image de l’emprise d’une croyance et donne un accès à une autre figure de la vérité. Une des deux fictions en jeu fait sortir l’autre de sa représentation (et réciproquement).

Sous la douche. L’actualité de la fin août 2016 nous annonçait que les animaux du zoo de Gaza allaient être déplacés dans un refuge en Jordanie. L’épisode avait commencé avec un zèbre et un âne, des pirateries en toc. Il s’agit presque d’une fable de la Fontaine. Quand Waked rend compte de l’affaire dans le zoo de Gaza, il traite de cette question de la reconnaissance sous la menace de la méprise. La question de la puissance de l’artifice émerge dans l’idée de reconnaissance comme identification. Reprenons : en 2009, les médias internationaux rapportent la métamorphose de deux ânes en zèbres à Gaza. Ce camouflage a eu lieu dans un zoo endommagé par les incursions militaires israéliennes dans l’année. « En fait, c’est un âne. On l’a peint pour qu’il ressemble à un zèbre, a admis le propriétaire du zoo. [...] Ce n’est pas facile de fabriquer un zèbre : le henné n’a pas marché et ils ont trouvé la peinture à bois trop cruelle, donc finalement ils ont employé de la couleur pour des cheveux humains. » Un autre entrepreneur du zoo de Gaza a aussi cherché des façons d’attirer les foules. Il s’est ainsi tourné vers la taxidermie, qui permettait aux enfants de se promener librement à côté d’animaux sauvages mais inertes.

Waked fait de cette escroquerie pas banale le parcours aventureux de son installation au musée d’Aix-en-Provence. Derrière cette question d’un animal caché, d’un animal teint qui en cache un autre, d’un âne qui est pris pour un zèbre, l’idée de doublure devient une expérience dans laquelle l’artiste propose un monde sous les représentations et les codes : l’un ne devient pas l’autre et « le monde dépend de nous [9] ». La mystification est déjouée. Dans sa vidéo Bath Time [10], l’eau salvatrice efface la tromperie. La douche nettoie les rayures et l’âne redevient ce qu’il était : un âne. Cette idée était à côté de la plaque, mais le projet parle à côté aussi et encore : la substitution n’est pas possible. Comme Ulysse, déguisé en Dieu, – qui sera reconnu par son chien – « Je ne suis pas un dieu mais un père » ; « Je ne suis pas un zèbre, mais un âne ». L’âne, lavé de ses fausses rayures est finalement reconnu des siens ! L’œuvre de Waked constitue un récit emblématique de reconnaissance. Jamais trop tard pour reconnaître quelqu’un... peut-être !

Des images ventriloques comme symptômes. « Le symptôme représente le retour de la vérité dans les failles du savoir » (Jacques Lacan). Il crée des « situations incompréhensibles » parce qu’il sait conférer une évidence phénoménale aux jeux les plus complexes de la simultanéité contradictoire. Que se passe-t-il ici ? Signifiants et signifiés s’emboîtent, se télescopent pour produire une chose énigmatique, proche du lapsus. C’est à dire que ça peut se lire d’infinité de manières. Et c’est pour cela que ça se lit de travers. « Nous ne sommes qu’Un » affirme Lacan, pour dire l’inverse : cet UN est pur mirage. « Il y a autant d’Uns qu’on voudra – qui se caractérisent de ne se ressembler chacun en rien [11] ». Les corps et les récits devenus symptômes l’un de l’autre construisent des rapports nouveaux, voire font obstacle l’un à l’autre, entre réel et fiction, visible et signification. Ce dissensus vaut pour des dérangements : ça ne colle pas ! C’est « débile, à côté de la plaque, entre deux discours, (ça) flotte [12] ». Le chaos de la rencontre signe un devenir partagé face aux crispations identitaires fixes. Alors une fiction parle dans une autre. On parle avec la voix, avec la pensée, avec les gestes de l’autre.

« Le kamikase est un flash [13] » Finissons avec cette histoire de kamikaze. Le réel ne se donne plus comme fait aujourd’hui, à l’âge de la reproduction médiatique, puisque c’est l’image du fait qui sera enregistrée. Il faudrait reformuler avec Slavoj Zizek et Laurent de Sutter : c’est l’image, la fiction de la destruction de ce qui est, qui constitue désormais l’accès au réel. Le réel se donne en tant qu’image. Waked a très bien saisi ce pouvoir de l’image et du récit, le « ça a été » de Barthes ne suffit plus : l’événement qui a eu lieu est l’image elle-même ! La fiction devient dès lors autre chose. Continuons : « Le kamikaze est un flash », annonce de Sutter. Il aveugle pour être visible. Pour rendre visible l’ordre de la jouissance. Le visible se divise en visible et invisible. Il fallait donc bien un document kamikaze et un récit mythique, deux fictions qui parle l’une de l’autre, que l’une soit un flash pour l’autre, et vice versa pour rendre compte du réel impossible.

Ça fume ? Je suis plusieurs [14]. Ils sont dits post-internet. « Ces artistes sont ceux qui ont compris que leur talent n’est pas de produire des images qui critiquent la société, dans laquelle nous vivons de toute manière, mais ceux qui se servent de l’hyperdigestibilité des images et qui poussent cette logique à l’excès [15] ». Ryan Trecartin fait partie de cette mouvance post-, post-trash, post-apocalyptique, post-sexuelle qui repense la plasticité du sujet et de l’objet. Ses personnages sont des avatars monstrueux déjantés qui évoluent dans un genre de film gore sans hémoglobine. Êtres vivants ou animations ? Nous assistons à un véritable techno-nomadisme des identités : toute vie intime se présente comme artificielle.

“I define myself as a situation hacker.” Les délogés de Ryan Trecartin et Lizzie Fitch [16], nous présentent le monde dérangeant du gaspillage de la mobilité identitaire, de ses métamorphoses : le genre (la construction sexuelle), l’âge, l’apparence et la fonction sont autant de données aléatoires dont la permutation sert de ressort à la fiction. Le monde réel et les règles du langage se régénèrent étrangement intimement liés à un ancrage biologique, c’est la théorie de Catherine Malabou [17]. C’est la fin du rapport entre objet et sujet, la fin de cette relation que Quentin Meillassoux [18] nomme « corrélationnisme ». La concurrence homme-machine est dépassée, une autre aventure poétique entre création et invention est pensable. L’intérêt majeur de cette œuvre gênante se situe dans un nouveau rapport créé entre imitation et simulation. Ces hommes démultipliés, traversés par l’autre, sont des créations : ils inventent ce qu’ils imitent, comme dans la simulation dont parle Malabou : simuler, ce n’est pas copier, c’est faire croire qu’on fait vraiment, « faire comme si » et faire tout pour ne pas être démasqué.

Ces personnages se construisent avec l’extérieur. Ils s’accommodent.

Permission Streak est un ensemble de scènes de jeunes, grégaires, aux voix modifiées, aux dialectes mélangés : ça ne se traduit pas, ça ne se comprend pas. L’explosion de la culture du divertissement, de la téléréalité, des jeux vidéo est pensée jusqu’à ses limites. La « réalité », le « naturel » se pensent simplement comme un cadre créatif pour l’existence et sont remplaçables. L’humain se situe dans un état de flux permanent. La contingence absolue devient la seule forme nécessaire de toute réalité et le réel est pleinement pensé comme devenir et processus dans l’irraison ou le délire. Toutes ces œuvres font symptômes dans le paradoxe de l’usure, l’anesthésie et la mémoire pour ressurgir comme images dans les images. Les personnages alter ego des artistes performent l’aliénation. Tout appartient ici au monde du double, de l’image : l’original n’est qu’une doublure trompeuse et perverse. Toute satisfaction est pulsionnelle, le langage inarticulé, intense, réinventé sans cesse véhicule la jouissance d’un corps désenclavé de l’identité. Tout est ajouts, bannissement de l’altérité hors de l’intime. La contagion est totale, l’amalgame entre sujet et objet peut avoir lieu. L’homme n’est pas si bien séparé, les frontières poreuses déconstruisent toute idée d’accès au lieu interdit dans l’intime, au secret. Les personnages sont envahis par le langage de l’autre. Le blablabla pèse, étouffe, devient parasite, il est devenu moteur d’un autre monde.

Du côté de l’intime, il y a l’intérieur, l’intérieur le plus personnel, le fermé et le profond. Lacan crée le néologisme extime, c’est ce qui est le plus proche, le plus intérieur, tout en étant extérieur. Il se construit sur le terme de l’intime. Intimus, c’est déjà, en latin, un superlatif. La formulation est paradoxale. Il est du type, du modèle corps étranger. Et là, nous voici face à des créations humaines qui repensent la question de l’intime du côté de la migration du pulsionnel dans la confusion des espaces psychiques. Leur carence de représentation est en errance, à la recherche d’un corps.

Une nouvelle version du moi est rendue – ou, comme pourrait le dire Trecartin, « automatisée », dans le moule de ses ambitions. L’humain se situe dans un état de flux permanent.

Faire craquer, comme programme. Les œuvres de Trecartin sont des machines de décadrage pour essayer d’aborder la question de l’intime dont on ne parvient plus à rien en penser. Le fantasme d’une « vie nue », d’une excitation déconcentrée du sujet intérieur nous questionne sur la quête d’un contenant. Le monde des techniques, TV, internet, téléphonie, réseaux, fait du sujet, un homme ou une femme lié aux prothèses et aux adjonctions de suppléments. Elon Musk propose de lier directement notre cerveau à un ordinateur, une opération dangereuse. Le problème soulève Zizek, n’est pas que nous devenions tout-puissants potentiellement : quand je pense à quelque chose, l’ordinateur le lira, fera bouger un objet, mes pensées changeront la réalité. Comment ne pas spéculer qu’ainsi hyperconnecté, mes pensées seront sous surveillance. La question politique et psychologique s’envisage ainsi : qui va contrôler tout cela ? Si ce lien direct entre corps et ordinateur devient la réalité, nous ne serons plus des êtres humains parce qu’être humain, c’est faire la différence entre moi dans mon esprit et la réalité. Que se passe-t-il quand cette distance disparaît ? De manière post-romantique dans une sorte de paysage de ruines, celles de l’être et de « son » intime, Trecartin et d’autres artistes sonnent l’alerte.

Vincent Macaigne, Voilà ce que jamais je ne te dirai, expérience théâtrale, partie de Je suis un pays, Théâtre de la Colline, Paris, 31 mai au 14 juin 2018.

Une autre alerte. Lettre à Vincent Macaigne : Voilà ce que moi je te dirai. Voilà ce que jamais je ne te dirai [19], c’est le titre de la pièce : C’est une expérience théâtrale. On lit cela dans le programme de la Colline. On m’avait donné une place, un abonné pris par ailleurs. Et je me retrouvais dans le dispositif de la création de l’artiste Je suis un pays. On nous met un petit bracelet vert au poignet, une combinaison blanche genre antiatomique post-Tchernobyl, et une torche sur le front. Il fait chaud. On attend. À un moment, on descend dans des sous-sols. On doit circuler dans une sorte de corridor de la mort, j’imagine le pire toujours, pour se retrouver une trentaine sur des bancs devant un écran géant. Un entretien entre deux types dont un spécialiste de l’art, Ulrich von Sidow, sur les limites entre l’art et la réalité, les enjeux de pouvoir de l’art contemporain, avec un faux projet d’un artiste cynique post-moderne de vider les Offices de Florence. Ça cause beaucoup. Les spectateurs sont tous en combinaisons blanches. On s’ennuie beaucoup. Et on s’attend à quelque chose. On attend surtout quelque chose. Un acteur en slip déboule ensanglanté et écrit sur l’écran vide je suis mort ici avec son faux sang. Il crie, etc, embrasse une comédienne sur la bouche. Ils parlent d’amour, qu’on doit embrasser son voisin. Je donne un baiser sur la joue à un copain que je n’ai pas envie d’embrasser du tout sur la bouche. Comme à la messe désormais. Ah, du corps, y’en a ! Et puis, d’un seul coup, on quitte le lieu et on se retrouve sur scène sur un gradin face au public nombreux. Et là, on ne comprend pas bien : un type se suicide, une fille pleine de terre déguisée en bébé avec une tête monstrueuse sort d’une poubelle et vient se frotter contre nos combinaisons blanches anti-tout. On sort de tout cela limoneux, même pas trop, avec une canette de bière dans les mains, et tout le monde pourrait danser comme dans une rave party. Le projet est dit par certains, autoritaire ou génial.

Vincent Macaigne cherche une réaction. Il veut se confronter à l’anesthésie actuelle. Contre les aboulies affectives et politiques. La politique marque le retour sur scène de ce que la police veut évincer pour constituer « le » politique. Dans une sorte de servitude volontaire, d’abrutissement collectif, la masse ayant gentiment remplacé le peuple, l’oblation des sensations s’empare d’un sujet passif, avec un corps passif et soumis. Nous sommes tous dans un truc post-apocalyptique, en combinaisons blanches, dont seul l’amour pourrait sauver de l’impossible excitation désormais impensable, etc.

Vincent Macaigne, Voilà ce que jamais je ne te dirai, expérience théâtrale, partie de Je suis un pays, Théâtre de la Colline, Paris, 31 mai au 14 juin 2018.

Je suis d’une colère qui ne me lâche pas pendant une journée en sortant de cette supercherie théâtrale. Quand soudain, je me dis que cette expérience que je ne savais pas que j’allais vivre me faisait penser. Et que finalement elle faisait suite à ces clowneries de Ryan Trecartin, mais également à ces arlequinades obscènes et grotesques de Paul McCarthy et Mike Kelley, quand déguisés, ils font dégorger des tubes de ketchup anti Pollock, hystériques. Elle suit également les actionnistes viennois qui cultivaient l’autodestruction d’un corps censé symboliser les tabous dictés par la société répressive, avec matières fécales, sang, animaux sacrifiés qui s’entremêlent. Macaigne n’est pas de cette génération-là. Le parricide et l’exorcisation d’une généalogie est à l’œuvre dans son théâtre. Les comportements déviants, autorisés, les récupérations du genre, du care par les studies, avec dangers d’essentialisation, etc, deviennent les piliers d’un spectacle comme parc à thème et farces caricaturales. Les liturgies collectives où le corps fait théâtre, pour repenser le sacrifice du corps deviennent une bien grosse blague : le fameux Witz. Que se passe-t-il là-dedans qui me dérange ? Dans mon corps, j’attendais un choc violent. La préparation longue nous mettait dans une condition d’attente périlleuse. Le pré carré du fantasme était ouvert. Et la déception ne peut s’ensuivre que gigantesque. Comme cette déception grandissante des corps actuellement. Les corps, symptômes, soumis au retour de la vérité oppressée sous une forme différente, sont devenus des fétiches, assignés à des feintes qui structurent notre vie entière. « Le fétiche est l’incorporation d’un mensonge qui nous permet d’endurer l’insupportable vérité. ». Le réel lui-même. Macaigne a lu Zizek, Lacan sûrement, Marx aussi, il propose donc le besoin d’un acte politique face à l’endormissement face à l’écran, un acte qui modifierait les conditions de possibilités face à la postmodernité. Face aux fausses alternatives, aux anesthésies ambiantes, à qui s’identifier dans ce bazar-là ? À ce type en kilt, à ce mec qui porte une robe, à cette femme avec une tête de bébé géante, à cette princesse dégoutante, à cette fille footballeuse qui hurle... La charge érotique, sa dépense vide, créent la confusion entre le figural et le libidinal. Macaigne écrit, peint avec des corps qui crient. Ça crie si fort qu’on ne peut pas entendre le texte, dit un critique d’art de La Dispute (émission France culture). Ça crie si fort qu’on écoute pas. J’ai de toute façon des boules quies dans les oreilles qu’on m’a données et que j’ai mises de suite car je m’attendais au pire. C’était le retour à Sodome de pacotille. Et – j’ai – adoré !

Conclure avec Lacan : « Tout cet effort du tableau pour attraper ce plan évanouissant qui est proprement ce que nous venons apporter, nous tous baguenaudeurs qui sommes là dans une exposition à croire qu’il ne nous arrive rien quand nous sommes devant un tableau : nous sommes pris comme mouche à la glue, nous baissons le regard comme on baisse culotte et pour le peintre, il s’agit, si je puis dire, de nous faire entrer dans le tableau [20]. »

Notes

[1Sharif Waked, 2009, To be continued, vidéo couleur sonore, 41’33.

[2Laurent de Sutter, 2016, Théorie du kamikaze, Paris, PUF.

[3Sharif Waked, 2009, To be continued, vidéo couleur sonore, 41’33.

[4Laurent de Sutter, 2016, Théorie du kamikaze, Paris, PUF.

[5Sharif Waked, 2009, To be continued, vidéo couleur sonore, 41’33.

[6Laurent de Sutter, 2016, Théorie du kamikaze, Paris, PUF.

[7Sharif Waked, 2003, Chic point, vidéo, 7 min.

[8Abdelkébir Khatibi, 1980, De la mille et troisième nuit, Paris, Mazarine, p. 17.

[9Gilles Deleuze, 1969, La Logique du sens, Paris, Minuit, chap. 20, 21, 24. « Sur la distinction de l’événement et de l’état des choses ».

[10Sharif Waked, 2012, Bath time, vidéo couleur sonore, 2’12.

[11Jacques Lacan, 1999, Encore, Séminaire, Livre XX (1972-73) , Paris, Seuil, p. 61.

[12Jacques Lacan, 2011, Le Séminaire, Livre XIX (1971-1972), ... Ou pire, Paris, Le Seuil, p. 131.

[13Laurent de Sutter, La théorie du kamikaze, Paris, PUF, 2016.

[14Reprise d’un moment d’une communication, D. Watteau, « “She’s a toxic bisexual wearing unstable flip-flops.“ Casser les nœuds », colloque Corps et création artistique : perspective psychanalytique, Université Rennes, laboratoires EA 4050 et EA 3208, 30 et 31 mars 2017.

[15Armen Avanessian, « les philosophes devraient travailler avec les artistes, et non écrire sur eux », in Zérodeux, revue d’art contemporain, www.zerodeux.fr/guests/armen-avanessian/.

[16Ryan Trecartin et Lizzie Fitch, Mark trade and Permission Streak (as yet untitled sculptural theater), Berlin Biennale, 2016.

[17Catherine Malabou, Avant demain : épigénèse et rationalité, Paris, PUF, 2014.

[18Quentin Meillassoux, Après la finitude : essai sur la nécessité de la contingence, Paris, Seuil, 2006.

[19Vincent Macaigne, Voilà ce que jamais je ne te dirai, expérience théâtrale, partie de Je suis un pays, Théâtre de la Colline, Paris, 31 mai au 14 juin 2018.

[20Jacques Lacan, Séminaire XIII, 18 mai 1966.

Illustration couverture : Ryan Trecartin et Lizzie Fitch, Mark trade and Permission Streak (as yet untitled sculptural theater), Berlin Biennale, 2016.