mercredi 28 novembre 2018

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Quand l’âme grelotte

Quelques remarques sur la première moitié de Chroniques des sentiments Livre I, Histoire de Base d’Alexander Kluge

, Jean-Louis Poitevin

Explorer le seul Livre II de Chroniques des sentiments (Inquiétance du temps) d’Alexander Kluge n’aurait aucun sens sans revenir régulièrement au Livre I (Histoires de base). Par un jeu de va-et-vient, il importe de parcourir l’ensemble afin de mieux saisir la « folie » qui soulève ces pages, cette accumulation d’histoires, ce palimpseste de notre époque, ce dessin en creux d’un futur impossible, cet implacable portrait de l’homme tel qu’il « est » aujourd’hui.

Billard

Lire ces pages, c’est voir défiler des images de « soi » diffractées dans le silence d’une salle de projection où nous sommes à la fois le spectateur, le projectionniste et l’acteur principal d’une série qui semble ne jamais devoir finir.
Car de page en page, on voit défiler des gens que nous pourrions être ou que nous aurions pu être, que nous pourrions devenir, car rien d’un homme n’est étranger à un autre homme, ni ses puissances, ni ses faiblesses, ni ses hésitations ou ses cris, ni ses décisions dérisoirement brutales ou terriblement efficaces.
Car ce qui rapproche indéfiniment les hommes, autant que cela les éloigne les uns des autres, et donc instaure entre eux cette tension irrémédiable se traduisant par un mouvement de « fort und da » indépassable, ce sont ces histoires qui les racontent, les histoires qu’ils racontent, les histoires qu’ils « se » racontent.

La surface réfléchissante est brisée avant que de devenir miroir. La puissance de diffraction des mots, insufflés par des voix hors de nous, aussi aimantes puissent-elles être, nous projette hors de nous-mêmes bien avant que nous sachions ce que parler veut dire et ce que dire peut permettre au corps pensant et sentant que nous sommes d’exprimer. Nous sommes les billes d’un billard dont le langage est le maître et auquel il joue avec nous sans se soucier des aspérités sur lesquelles nous roulons au gré de nos tours, sans se soucier de ce que nous tentons d’imprimer sur ce tapis vert de la chance qui ne viendra pas.
Allant à notre gré à travers ces pages, à travers ces livres qui ressemblent à un livre infini, celui auquel certains ont pu croire et qui se présente à nous aujourd’hui, nous ne pouvons faire autre chose que remarquer, constater, prendre acte, et repartir à l’aventure, voyant défiler sous nos yeux les possibles les plus infimes et les moments les plus terribles de l’histoire et les imaginant se heurter les uns les autres sur ce billard aux bords mouvants qu’est notre esprit.
Nous sommes cela sans partage, même si ce que nous lisons et devenons du fait même de le lire nous partage.

La césure nous hante, le lien se fait désirer plus que toute autre forme de matérialisation d’une appartenance, mais nous ne savons pas localiser la faille ni nous approprier ce lien. Il nous faut continuer de lire, appréhendant pas à pas ce que l’on peut appeler les « manières » de Kluge.

Convocations

Doté d’une vie longue et riche de rencontres, Alexander Kluge peut, à l’envi, convoquer figures historiques, ancêtres, amis, personnages politiques ou anonymes qui ont peuplé la terre et les inscrire dans une trame narrative qui les transforme de facto en éléments décisifs, qu’ils deviennent un peu de la chair même du livre et de la vie ou qu’ils s’imposent comme des éléments dont la présence dans le texte rend possible une bifurcation, un lien inattendu, un passage météorique à travers la nuit psychique.

Car la pensée, ici, ne se fait à coups de méditations organisées en colloques, mais se dégage un peu comme si elle le faisait en tâtonnant, de la masse des récits qui se croisent, s’accumulent, se dissolvent et renaissent quelques pages plus loin. La pensée n’est ici ni directement issue du corps ni directement issue de la pensée, d’une pensée qui préexisterait au récit, à la mise en scène, à l’inscription dans la trame de la chair textuelle, bien plutôt elle apparaît à la lecture comme le fruit de croisements inattendus, de brusques sauts temporels, de césures à même l’instant, d’entailles dans une mémoire en cours d’invention.

Dans un chapitre intitulé « La notion de travail dans la centrale en crise », on est à la fois à Fukushima avec ceux qui tentent d’inverser ou de limiter le désastre en sacrifiant leur vie et auprès d’un enjeu philosophique lorsque surgit au détour d’un paragraphe la main qu’Heidegger a élevée à la hauteur d’un symbole. « Haseloff renvoie au fait que Heidegger postule chez l’homme (en son cerveau, son corps, son être, dans sa relation sociale) l’existence de « la main » et non de deux mains. » (Kluge, Chronique des sentiments, Livre I, p. 105).

On retrouvera le même Heidegger lors de son voyage « historique » en Grèce à l’âge de 73 ans, mais aussi lors d’un énigmatique voyage en Crimée (Op. cit., p. 379 à 483), avant que de croiser Goethe ou Kleist.

Évoquées ou convoquées, ces figures de la pensée ne sont pas l’objet de débat mais elles se trouvent saisies à des moments singuliers de leur existence, renvoyées à des instant de leur vie qui, réels ou fictifs, mettent en scène des actes, des décisions, des pensées qui en dépendent de manière irréfutable. La vie ici se trame pensée et existence, décisions et éléments apparemment insignifiants pour faire apparaître la trame absolue qui les englobe. Dans cette trame, qui n’est rien d’autre que notre vie, notre histoire, notre immense petitesse, notre infinie absence au cœur de notre supposée présence au monde, nous voyons les puissances de l’imagination et de l’imaginaire prendre des dimensions qui recouvrent ce que nous pensons être réel, et indubitable parce que réel, donc vrai.
Toujours dans ce chapitre « Heidegger en Crimée », on peut lire au milieu d’un long passage intitulé « Du sommeil profond de l’esprit » ceci : « Par contre il serait plus simple, dit Lymen, d’avoir une approche subjective, à partir de ce matériel programmable constituant l’homme tel qu’il sera devenu. La force d’âme en effet, autrement dit : la dotation initiale en confiance originelle, peut être freinée dans sa dépense par le SOMMEIL PROFOND DE L’ESPRIT. Ce dernier, poursuit Lymen, peut s’effectuer les yeux ouverts, et même en vaquant à ses occupations quotidiennes, tel un ABSENTEMENT. Comment y parvenir ? Par sensibilisation au courant froid dans le monde. L’âme grelotte. Elle se met en condition de dormir des centaines d’années. Pour se réveiller alors et déployer dans cet éveil sa FORCE ORIGINELLE. » (Op. cit., p. 423).

(à suivre...)

Chronique des sentiments
Livre I Histoires de base
Livre II Inquiétance du temps
sont publiés chez P.O.L.