mardi 24 juin 2014

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Presque

Note sur "Plein Silence" une série de photographies de Louise Frydman

, Jean-Louis Poitevin et Louise Frydman

Souvent les images que l’on fait se trouvent à la croisée de plusieurs motivations, personnelle, amicale, familiale, sociale, affective, désirante, et toujours, ces images portent, inscrite en elles, moins l’évidence d’un constat que la puissance sourde de ces sources multiples.

Faire de bonnes images, c’est parvenir à une mise au point, non pas technique, le programme de l’appareil le fait parfaitement, mais mentale. Une image est bonne quand elle sait retenir ensemble en leur donnant une consistance nouvelle quelques motivations parfois hétérogènes.

Ces images de Louise Frydman, elle les a réalisées dans l’appartement de ses grands-parents après qu’ils l’ont quitté. Ils y ont vécu cinquante ans et un jour, ils ont dû partir. Ce lot commun à la plupart des personnes âgées peut paraître un point de départ banal. Outre le fait que cet appartement est situé avenue Foch, ce qui rend ces images aussi singulières que susceptibles de parler à chacun, c’est leur justesse, une justesse de distance, de point de vue et de choix relativement à ce qu’il y avait à voir là.
Ainsi d’image en image, à peine plus d’une dizaine en tout, elle a entrepris non pas de raconter leur histoire, ce serait se piéger dans les rets familiaux, mais de dire ce qui est commun à la fois à tous ceux qui ont vécu longtemps dans un lieu et à tous ceux qui un jour le quittent : un ensemble hétérogène de traces « anonymes » qui traduisent et trahissent moins la personnalité ceux qui y vivaient, que la manière dont les hommes, tous les hommes, vivent.

Louis Frydman a su saisir la chance que lui offrait ce lieu de devenir le témoin vivant de la mémoire de chacun.
Il y avait un risque, celui de l’emphase, du regret, de l’affectation. Rien de cela dans ces images, mais bien une approche poétique de quelque chose qui est au fond de chaque être et contre quoi, souvent, il lutte en vain, le fond immémorial d’une certaine mélancolie.
La force de ces images, c’est de nous faire entendre cette basse continue de l’humain en nous laissant un champ suffisant nous permettant de ne pas sombrer dans une affliction vaine.

Une poignée de porte prise dans une scène champêtre un peu à la Watteau et voilà le mystère qui s’installe en même temps qu’on nous délivre une invitation à entrer pour partager un secret. Le gris du papier, le thème de la scène et le doré de la poignée et de l’interrupteur s’allient ici pour désigner au regard la fente de la porte accentuée par les traces des déchirures, de l’usure, que le temps lui-même a produites. Ici, tout dit le mystère et c’est vers ce mystère que les autres images s’avancent.

Le mystère est celui des traces, du contraste, et de la symétrie. Le mystère est celui de la forme même de la « pensée humaine » appréhendée par sa manière d’habiter le monde. On sait l’importance de ce thème, habiter, dans la littérature et la philosophie. Il est au centre des préoccupations de nombre de photographes. Louise Frydman se l’approprie en allant droit à l’essentiel, non pas montrer ce qui reste, mais ce qui est resté quand tout a été enlevé, quand la chair même, les corps, les meubles, la vie même de ceux qui habitaient là a été balayée.

C’est un instant particulier qu’elle a photographié, un instant qui révèle quelque chose sur cette grande illusion qu’est le temps. Le temps ne passe pas, il essaye juste de s’enfoncer dans la matière des choses pour se prouver qu’il existe. Il ne se dit que par les marques qu’il laisse dans l’espace et l’espace ne se déploie que parce que le temps s’en empare. Mais rien de cela ne serait sans le grand opérateur qu’est l’homme dont la fonction majeure est de passer sa vie à tenter de coordonner les éléments de son rêve pour qu’ils lui fassent oublier sa solitude. Et l’homme « pense » par symétrie. Plus exactement, les images de Louise Frydman le montrent avec une justesse de cardan solaire, la symétrie est le véritable nom de la maison de l’homme et en même temps que celle qu’il ne parvient jamais à construire, car il ne peut vivre sans cette dose, fut-elle infime d’imperfection, d’écart à l’équilibre, de déclivité douce, d’inclinaison.
Les formes des cadres sur le papier peint gris souris ou orange délavé, les traces des meubles sur une moquette rosissant, cette multiplication d’angles qui sont comme des repères dans l’air abstrait que nous respirons, tout semble parler la langue de l’ordre alors que c’est le balbutiement incessant des affects humains qui affleurent.
Ce monde vidé de ses habitants et de ses objets révèle le presque qui constitue le véritable interstice dans lequel l’homme habite.

Cette lente et douce méditation sur l’habiter humain n’aurait pas atteint sa plénitude si Louise Frydman n’avait pas pris en compte une présence plus énigmatique encore que celle des hommes, celle des esprits qui hantent les maisons des hommes. Esprit ? Oui, esprit ou entité à tête mi animale mi humaine et dont le mélange donne une tête abstraite et réelle, semblable à celle d’un esprit qu’on peut imaginer voir sur un totem. À ceci près qu’ici, dans le monde des hommes des villes construites sous l’égide dit-on de la raison, les esprits n’ayant pas droit de cité doivent se cacher. Vous le voyez ? il est là en bas, çà droite tapis dans l’ombre près du sol caché dans son coin et comme sidéré d’être là sur cette plainte. Sa fonction ? Prise électrique ? Non ! Porte-voix des contacts avec l’envers du monde, celui où vivent les esprits, celui du rêve.
Silence donc, mais un silence hanté par ce cri inaudible mais visible que lance une petite bouche rectangulaire et que répercutent dans le ciel deux trous noir cerclés de blanc.

Vernissage "Plein Silence" Samedi 28 Juin - Les Palettes, Square de l’Evêché 74000 - Annecy