lundi 1er avril 2024

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Musique Concrète/Acousmatique

Présent continu

Bérangère Maximin

, Bérangère Maximin

La démarche concrète aboutit selon Pierre Schaeffer à « une exploration de l’espace et du temps, où les sons deviennent des paysages et les vibrations des échos de notre existence ». Cette citation met clairement en lumière la nature immersive et expérimentale de la musique électroacoustique.

Je préfère le terme de musique à celui, plus générique, d’art sonore. L’art de la musique possède les codes implicites et les clefs nécessaires à l’appréhension des œuvres. Elles conservent toutefois une grande part de mystère. Le temps et l’espace convergent en un système d’élastiques dans lequel souvenir et fiction s’entremêlent pour fixer, traduire ces projections furtives, ces traces qui font surface pour disparaître aussitôt. Ces miniatures de vécu se reconstituent en densités, fréquences, vitesses, couleurs, espaces, créent des trajectoires. Elles transmettent une attention sensible à ce qui se passe à l’intérieur autant qu’à l’extérieur, si justement qu’il est accessoire que les paysages qu’elles créent soient des illusions. Il importe peu que les langues employées ne soient pas entièrement comprises. Un parfait équilibre.

Les stridulations des néons vacillants, les battements sourds des machineries en veille, tout est palette pour mon oreille avide. Tout m’émeut, me transperce, exprime beaucoup sans aucun mot. Transposer une sensation abstraite dans une autre forme abstraite — alors que j’entame mon 47ᵉ tour du soleil, je peux dire que je progresse un peu dans le rendu sous une forme audible de ces fragments de secondes, ces allées et venues de l’esprit lorsqu’il s’échappe de la jarre de mon corps. Dans mon studio, focalisée dans l’instant, je navigue parmi les possibilités innombrables que la combinaison des sons permet, avec une attention particulière pour les textures et la mise en scène des séquences par plan. Le résultat figure cette expérience de simultanéité, mémoire, invention, réflexion, développement, libération tantôt très progressive et lente, tantôt rapide comme une cadence.

Souvenirs perdus puis retrouvés

Tout aurait commencé dans mon enfance, alors que j’observe la chorégraphie des fourmis sur les dalles de béton devant le vidéo-club que mes parents possèdent, le premier de l’île de La Réunion. Ce ballet me fascine. J’improvise un instrumental, cascade qui se déverse dans mon crâne sans émettre un son. Le poste radio maritime qui jouxte la chambre que je partage avec mon petit frère, fait ouverture à un monde différent, captivant. Dès le lever, Alpha Tango Charlie. Nous entendons ces voix venues de partout. Lorsque je marche en cercle dans le jardin de notre villa au Bois de Nèfle et vis mes premiers émois érotiques, le toucher des végétaux, le goût amer du sel dans l’air humide peu avant un cyclone, le ciel enragé, les palpitations de la Terre deviennent les meilleurs montages, les tracés les plus parfaits. Le magnétophone à cassette de ma grand-mère joue des airs d’une époque où l’état amoureux est encore une affaire sérieuse, scène qui se répète au long de mon enfance très loin, dans ce paradis terrestre avec un soleil omniprésent et la fureur latente d’un volcan. Dans la cour arrière, le martin imite ce qu’il entend, son bec et ses griffes contre le métal de la volière parasitent son imitation de percussions incongrues.

Le rideau s’ouvre, les spectateurs me font face. La rumeur de lieux familiers s’élève puis s’estompe. Je suis devenue adulte, c’est la chose la plus excitante. Petit bout de ciel bleu, fine rosée sur les vitres. Une nouvelle journée commence. Debout devant mon établi, je découpe, colle, mélange les bouts de musique aux prises de son rapprochées effectuées tant bien que mal au salon, dans le calme relatif de la nuit parisienne, entre les passages des voitures et les montées-descentes de l’ascenseur. Je constitue ma collection de sons, répertoriés, nommés avec soin, classés. Je sépare les bruits délaissés de leurs géniteurs indifférents. Je les accueille, les fais s’épanouir en leur apportant ce qu’il faut pour leur croissance. Je les regroupe dans des réseaux thématiques, une démarche qui s’affine et enrichit mon processus créatif. Celui-ci reste mystérieux, non pas dans le sens d’une magie obscurantiste — comme si on appliquait une longue réverbération à quelque paterne vide. C’est une réaction chimique complexe, une polyphonie de symboles inconscients, une expression pure qui dépasse les mauvaises explications et théories pour justifier des choix. Tout converge en un flux serré ainsi que le flux du sang. L’équilibre s’obtient dans l’imperfection, une métrique primitive, ancestrale, qui ralentit, accélère, fluctue. Un paysage en réminiscence, le ciel infini, une terre volcanique.

Le passé façonne l’avenir

Lourde plainte à la basse, reprise plus haut par des craquements secs, itérations d’une chaîne contre une dalle. Léger flou déphasé agréable. Fins bruissements dans les herbes, silence gonflé d’air. Une mouche se contorsionne dans un aquarium vide. Une façade d’immeuble transpire de couleurs rosées. D’un ciel gris verni tombe une boule de papier froissé.
Je reste seule. J’écoute.
Je considère la forme globale, le phrasé, les articulations, les contrepoints. Ils doivent offrir une véritable perspective, se compléter avec fluidité. Ce contrôle momentané révèle des phénomènes. Les ondes électriques deviennent ondes sonores. Cet état crée une nouvelle dimension où le temps se fait malléable. Il laisse voir ce qu’il est impossible de comprendre avant de l’avoir expérimenté. Après, on ne peut le désapprendre. Micro-événements, le petit peu figure le vaste tout, une vraie image née d’un spectacle, une vision subjective dans le sens où elle provient d’une expérience de vie personnelle, finalement, une éternité fixée sur support.

Déconstruction des idoles. Désapprendre. S’affranchir des maîtres. Enfreindre la règle édictée par des prédécesseurs sans qui ce nouveau genre n’aurait pu exister, mais qui a trouvé, depuis, ses limites. Préalable au travail en studio, je m’octroie des moments de partage. Le concert est le temps collaboratif pris pour réaliser les esquisses de nouvelles pièces selon un procédé réactif spontané. Elles captent un moment spécifique, une série de changements grâce à une interaction forte entre le créateur et le spectateur. Les séquences sont agrandies, rétrécies, enchaînées à partir de ce dialogue intense, façonnées autour de lui et vers lequel le corps entier se tend. Ces sortes de moules induisent, par association, d’autres couches sur la surface, forment des strates mouvantes.

Au stade de l’achèvement, les pièces ne font plus nécessairement dans l’agréable, la douceur, l’harmonie. Elles démontrent un goût de l’excès. Dans une réalité sans vergogne, on est censé avoir peur de l’obsolescence, de finir par manquer de pertinence. Les plus forts affrontent les critiques crues sans se sentir légitimes ou coupables de révéler ce qu’ils révèlent. Les sons sont généreux, entiers. Ils nous guident volontiers. On est dans une démarche active, une expérience totale. On doit garder l’ouverture d’esprit indispensable, d’écoute en écoute.

Le temps et la distance font qu’on se détache de la technicité. Je revisite les créations passées avec une oreille neuve. S’opèrent des nouveaux croisements et aussi persiste entre les glissements narratifs, l’intention initiale.

Land of Waves (2020) — Broder des fragments prélevés dans le vaste panorama des villes endormies. Les manipulations progressives transforment cette utopie de verre et de ciment en une jungle foisonnante de végétaux et d’animaux.

Frozen Refrains (2017) — Le gel et l’océan. Les vagues cristallines, les glaciers avancent, reculent au rythme des marées, tandis que les vagues érodent lentement les murs de glace pour mieux les sculpter à leur image. Dans les frimas de l’hiver, je capte les échos gelés, les instants figés, les refrains immobiles.

Dangerous Orbits (2015) — Décrire l’absence définitive, l’abysse du deuil. En nouvel agglomérat de matière, l’être aimé brille-il peut-être parmi les étoiles. Les planètes rappellent que l’univers ne nous appartient pas. Il existe d’autres mondes, dangereux, mystérieux, inquiétants, cependant attirants pour les mêmes raisons.

Infinitesimal (2013) — Macro – micro, infinitésimal. Premier mot tombé au lever du soleil. Time lapse, accéléré, temps mort, nuance oblige. Chaleur féconde. Futur simple qui brille comme extirpé du fond d’une rivière en Amérique.

No One Is An Island (2012) — Au fur et à mesure que l’album progresse, les mélodies évoluent. Des éléments se glissent, indices qui dévoilent une tentative de connexion avec l’autre.

Tant que les heures passent (2008) — Fluidité et métamorphose perpétuelle, tentative de capturer l’essence fugace du temps qui s’écoule, évoquant sa fuite inexorable et la manière dont elle façonne nos vies, la richesse de l’expérience humaine. C’est une exploration de la nature cyclique du temps et de notre aptitude à nous réinventer continuellement.

Célébrer la capacité illimitée de la musique à se libérer des contraintes, tant sonores que sociétales. Elle reste une illustration vivante d’un avenir où les frontières sont abolies.

Présent continu

Maintenant écartée des nuisances sonores du centre-ville de Paris, je peux enfin ré-apprécier le silence. Je m’étais adaptée à cet environnement brutal. Ne plus avoir à faire un effort inconscient et épuisant pour entendre les détails est une sensation de liberté difficile à décrire. Je reconquière le territoire spirituel et physique qui m’appartient. Le corps se souvenant de la brutalité s’est d’abord rétracté, pour ensuite se défroisser, se détendre et entendre les bruits de l’extérieur reprendre des allures de ballet.
L’envie de créer engendre à nouveau une telle excitation que je ne veux plus rien faire d’autre.

mars 2024

Écouter et lire en ligne :
https://berangeremaximin.bandcamp.com/
https://linktr.ee/berangere_maximin
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Bérangère Maximin ©Marine Dricot

Voir en ligne : https://berangeremaximin.bandcamp.com/

Image d’introduction : Bérangère Maximin ©Caroline Campeau