samedi 28 septembre 2019

Accueil > Les rubriques > Images > Ce que nous sommes...

Ce que nous sommes...

Vittoria Gerardi

, Jean-Louis Poitevin et Vittoria Gerardi

Pour sa nouvelle exposition personnelle à la galerie Thierry Bigaignon, la jeune artiste photographe Vittoria Gerardi nous entraîne dans une méditation que seules des images de ruines rendent possibles. En choisissant de poser son appareil dans le paysage nu et dévasté mais magique de Pompéi, elle convoque non seulement les fantômes du passé mais les arcanes de notre présent. L’inventivité de sa démarche la conduit à proposer non tant un regard sur cette ville d’hier qu’à nous offrir une vision sur notre situation de toujours.

Ce que nous ne voulons pas savoir

Vittoria Gerardi est une poétesse contemporaine qui au lieu de nous plonger dans une méditation par les mots y parvient, comme rarement photographes le font, par des images. Elle prouve, et cela est plus que nécessaire en des temps où les images ne cessent de soi-disant refléter la réalité, que certaines images peuvent être des vecteurs de pensées et de rêveries partagées.

Qui n’a justement rêvé d’aller un jour à Pompéi ? Nombreux sont ceux qui ont fait le voyage à Naples et pris le train pour descendre à la gare qui dessert la ville morte. Plus nombreux ceux qui ne l’ont pas encore fait. Mais chacun de nous a au moins dans un coin de sa mémoire quelques images de ces ruines magiques et chacun a donc déjà vécu en rêve ne serait-ce que quelques instants dans ce monde qui fut si longtemps effacé de la mémoire des hommes.

Mais Pompéi est aussi un morceau de mémoire partagée même par ceux qui ne connaissent pas son nom. Car les ruines sont partout dans chaque pays, dans chaque culture dans chaque civilisation et comme telles, lorsqu’elles surgissent devant nous au détour dune forêt ou derrière des murs, dans un recoin de ville moderne ou dans un désert plus aride que l’oubli, elles nous plongent dans un état psychique particulier qui, probablement, est, malgré des sensibilités culturelles différentes, commun à toute l’humanité.

Vittoria Gerardi, Pompeii, House of the Venus in the Shell, Courtesy Galerie Thierry Bigaignon

Les ruines ont ce pouvoir de nous entraîner au-delà du pensable vers des zones où l’esprit sent qu’à la fois il se perd et qu’en même temps il se « trouve » ou plutôt se découvre. Car nous sommes tous des habitants de l’habitude. C’est ce qui fait notre force et constitue notre faiblesse : nous savons et ne voulons pas savoir.

Tel est le leitmotiv de nos existences qu’elles soient brèves et orageuses ou longues et délicates. Et ce que nous ne voulons pas savoir se tient pourtant à la fois en nous et devant nous. En nous, cela bruisse comme une poussière qui se soulève sous un souffle trop puissant. Devant nous cela s’exhibe comme une ombre qui s’échappe et pourtant semble nous avoir reconnu à peine s’est-elle évanouie.

Face aux photographies réalisées par Vittoria Gerardi, voilà ce qui s’avance vers nous, un balancement sempiternel qui nous révèle à nous-mêmes, un balancement qui nous fait osciller entre l’admiration et la tristesse. Admiration de ces ruines majestueuses affirmant leur puissance de s’opposer à lui à même la peau du temps. Tristesse de tout ce que l’on sait même si l’on ignore les détails au sujet de cette ville engloutie en un jour.

Car il nous faut bien accepter de comprendre que nous pensons à la violence de cette si brutale disparition des habitants de cette ville tout en acceptant que ce n’est pas cela qui nous rend triste, mais de ne pas pouvoir faire revenir à la vie le souvenir impossible de leur apparition.

Vittoria Gerardi, Pompeii, Odeon, courtesy Galerie Thierry Bigaignon

De pierre et de plâtre

Maintenant il devient possible de faire face à ces images de Pompéi et de commencer à les regarder. Car elles ont cet étrange pouvoir de se tenir devant nous plus affirmatives que toute déclaration officielle de présence. C’est en tout cas cela qu’elles permettent de faire à ces pierres fragiles, à ces ombres effleurant des murs, à ces traces à peine perceptibles, s’afficher et s’affirmer au moyen et à travers ces minces feuilles de papier sur lesquelles paraît leur image au point de nous tenir tête et de s’adresser à nous enfin avec la puissance de qui n’a plus rien à prouver.

Pourtant, il y a quelque chose d’autre qui nous happe, quelque chose d’évident et de mystérieux à la fois qui prend l’aspect de cette blancheur si inattendue enveloppant tout ce qui semble chercher à exploser au jour et qui se trouve comme relégué par cette blancheur même dans un lointain miraculeux parce qu’il nous effleure justement.

Par les images que Vittoria Gerardi a réalisées à Pompéi, les ruines sont comme métamorphosées. C’est aussi à cause de ce blanc du plâtre fin dont elle recouvre minutieusement ses images, qui en redouble de son immensité de vapeur la distance au point qu’elle s’inverse devant nous, pour nous, faisant exister dans une proximité vraie ce qui sinon n’aurait pour nom que celui de disparition.

Quelque chose s’avance en émergeant de l’au-delà du temps. Quelque chose s’avance en diffractant la lumière au point que tout semble appartenir à l’envers des choses, à cette partie du monde dans laquelle le négatif est roi, celui qui hante la pensée comme celui qui hante les photographies. Quelque chose s’avance au rythme d’un souffle qui s’efface.

Ce plâtre est une vapeur qui fait revenir le lointain, ce monde d’avant le souvenir, ce monde d’au-delà de la mémoire, si près de nous que nous voyons non pas des ruines, non pas des images, mais le souvenir même au moment où il se forme et qui coïncide en chacun de nous avec celui où il commence à disparaître.

La pierre, cette affirmation qui traverse le temps, se mue, un fois vaporisée de ce blanc magique, en aveu et cela alors même qu’elle semble s’effacer cette fois pour toujours.

Vittoria Gerardi – Pompeii from TK-21 on Vimeo.

Le tombeau d’où chacun émerge

Et puis dans cette exposition des œuvres nouvelles, il y a les cubes, des cubes blancs disposés comme des jouets apparemment sans fonction ou comme des dés de grande taille dont on aurait oublié de peindre les faces avec les points noirs indiquant les chiffres ou encore des boîtes oubliées qu’on viendrait de retrouver et qu’on aurait nettoyées pour que leur blancheur originelle redevienne éclat.

Si taille et forme varient légèrement, ces boîtes posées au sol intriguent nécessairement. Et il faut en passer par la courte vidéo qui permet de comprendre le processus de création de ces objets inattendus. Car il ne faut pas attendre longtemps pour remarquer la présence au centre de chaque cube émergeant du blanc intense un fine ligne sombre.

Vittoria Gerardi, Pompeii, installation view

Et en regardant ce film on comprend. Vittoria Gerardi a repris le processus qui a permis sur les fouilles de Pompéi de donner forme aux corps absentés dissouts pas la lave mais ayant laissé en creux une marque de leur présence. Outre le fait qu’elle y cite une scène du Voyage en Italie de Roberto Rossellini, elle révèle la manière qu’elle a eu de travailler pour réaliser ces cubes.

Il s’agit tout simplement de plâtre coulé dans des moules et dans lesquels encore humides l’artiste glisse un image dont elle ne laisse affleure que la bande supérieure. Le reste se comprend de soi-même. Elle prolonge redouble et inverse le processus d’excavation des corps par remplacement du vide par le plein du plâtre.

Elle inscrit l’image dans le magma de la matière, une forme de temps coagulé qui n’a plus rien à voir avec les temps des horloges ni d’ailleurs avec celui des souvenirs mais avec la matière même des sentiments qui n’existent que de s’imprimer dans la chair qui les porte et les garde mais les rend invisibles en tant que tels sinon lorsqu’ils finissent par affleurer à travers gestes et mots avant de retourner creuser leurs galeries au gré du système nerveux dans la trame de la chair.

Vittoria Gerardi, Pompeii, Sculptures 4, Courtesy Galerie Thierry Bigaignon

Ainsi, ce qui se produit avec ces cubes de plâtre polis est de l’ordre d’une révélation. Elle concerne l’image, sa fonction et sa puissance, sa fragilité et son impuissance et elle vient toucher en chacun de nous l’idée de l’impossible qui nous hante, non tant celle de la mort que celle d’une renaissance possible, d’une résurrection. C’est Lazare qui semble chercher à sortir de la nuit de la mort que l’on contemple, ou de la nuit d’avant la vie. Cette nuit tient tout entière dans la masse blanche du cube, un condensé de poussière et de lumière et c’est elle qui affleure comme si elle tentait en se montrant d’affirmer qu’elle existe lors même que ce faisant elle s’offre en pâture au soleil qui n’aura de cesse de la faire disparaître.

Ainsi le lien est établi entre ces images toutes uniques car retravaillées par un lent travail de la main consistant à les couvrir de poussière de plâtre pour les envoyer plus vite encore vers leur devenir lumière et ces cubes de plâtre d’où comme sortant du tombeau dont chacun émerge un fine ligne sombre vient à la fois indiquer, déchirer et signaler la possibilité du visible comme un moment improbable de la manifestation de la vie.

Vittoria Gerardi — Pompeii
Exposition du 12 septembre au 10 novembre 2019
du mardi au samedi de 12 h à 19 h
Galerie Thierry Bigaignon
9, rue Charlot, 75003 Paris, France -
Tél : +33.(0)1.83.56.05.82
https://www.thierrybigaignon.com

Illustration couverture : Vittoria Gerardi, Pompeii Triangular Forum, courtesy Galerie Thierry Bigaignon