
Accueil > Expositions > Voir & écrire > Peinture : obsolescence déprogrammée
Camille Debrabant
Peinture : obsolescence déprogrammée
la peinture dans l’environnement numérique
,
Si l’on en croit le récit promu par la critique postmoderniste, c’est finalement à un phénomène de « contamination par les images photographiques qu’aurait succombé la peinture à la fin du XXe siècle. »
L’« obsolescence » de la peinture, un fantasme critique
L’histoire de la peinture moderne est depuis la célèbre proclamation du peintre Paul Delaroche en 1839 [1] jalonnée d’avis de décès du médium, qui n’en finirait pas de mourir depuis le XIXe siècle [2]. Régulièrement suspectée d’anachronisme, la peinture est renvoyée dès 1865 à la fameuse « décrépitude de son art [3] » que Charles Baudelaire oppose à Édouard Manet. Tout au long du XXe siècle, se succèdent ainsi les nombreux prétendants à l’assassinat de la peinture parmi lesquels se distinguent dans les rangs des peintres eux-mêmes Joan Miró, Francis Picabia, Kasimir Malévitch, Piet Mondrian ou bien Ad Reinhardt et ses Ultimate Paintings. Cette cible récurrente aura accaparé le projet moderne, dont l’objectif n’est autre, selon l’historien de l’art Yve-Alain Bois, que « de faire advenir la peinture à son terme [4] ». Face à cette entreprise répétée de liquidation, est-ce la peinture qui fait preuve d’une vaillante résilience ou, comme le suggère le philosophe Arthur Danto, est-ce que « personne ne semble avoir été totalement prêt à l’exécuter [5] » ? Quoi qu’il en soit, le vieux médium continue d’afficher tout au long du XXe siècle une insolente vitalité qui contraint les représentants de l’art moderne à la mascarade de « travailler à travers ses morts successives [6]vi ». Dans l’historiographie moderniste, quand la peinture n’est pas pensée comme « travail du deuil », elle est l’instrument du crime, « “part maudite” de la modernité [7] ». Quand dans les années 1980, le postmodernisme consacre un spectaculaire retour de la peinture, il lui est reproché sa collusion avec le marché qui la réifie en fétiche commercial. Crime éthique, la peinture est de nouveau marginalisée dans les années 1990 au point que se proclamer peintre à cette époque relève rien moins que du « suicide artistique [8] », selon les dires de l’artiste Jacqueline Humphries. De sorte que le médium ne parvient pas à se départir de cet horizon résolument funeste qui lui est attaché.
- Alex Brown, Ghost (fantôme)
- 2001, huile sur toile, 158 x 179 cm, collection, Frac Franche-Comté.
Si l’on en croit le récit promu par la critique postmoderniste, c’est finalement à un phénomène de « contamination par les images photographiques [9] » qu’aurait succombé la peinture à la fin du XXe siècle, ensevelie notamment sous la vague de la Pictures Generation [10]. Et l’historienne de l’art Rosalind Krauss de sceller, en 1997, le sort de la peinture, frappée d’une obsolescence qui ne se conçoit plus comme la condition rédemptrice d’un dépassement préalable à la réinvention du médium [11], mais qui la relèguerait définitivement au rang de « tradition moribonde [12] ». Sous le régime de l’hybridité postmoderniste, la porosité entre les médiums aurait ainsi précipité l’« implosion [13] » des différentes formes d’art. Sans reconduire tout à fait le dogme moderniste greenbergien de la pureté et de la spécificité du médium, cette perspective semble du moins prolonger la fracture idéologique entre peinture et image [14]. Portant un regard rétrospectif sur le XXe siècle, en 1999, Hans Belting en appelait à une nécessaire réconciliation entre la peinture et l’image :
« La peinture d’après la peinture » jouit aujourd’hui d’une liberté nouvelle qu’elle a reçue depuis tous ces futiles avis de décès. [...] Elle n’a plus à choisir entre l’art et les images bombardant notre conscience, entre sa propre vérité de peinture et une autre vérité en peinture. [...] La peinture ne doit ni finir en une « surface sainte » ni céder la place à d’autres médias quand elle ne joue plus ce rôle [15].
- Roy Colmer, Untitled #6
- 1971, acrylique sur toile, 127 x 127 cm, Londres, Lisson Gallery (© Estate of Roy Colmer, Courtesy Lisson Gallery / photographie de Jack Hems).
Résolument hostiles à ces catégories aussi étanches que factices, les artistes leur opposent une féroce résistance dans des œuvres où coexistent la peinture et les images, ainsi que dans les Combines (1953 – 64) de Robert Rauschenberg, qui brouillent la distinction entre peinture et sculpture et immergent l’ensemble de la surface picturale dans un « bain d’images [16] ». À la même époque, dans les années 1960, Gerhard Richter présente ses tableaux comme des photo-peintures avant que Jeff Wall ne revendique le titre de « peintre de la vie moderne [17] » pour qualifier ses photographies mises en scène et leur « forme tableau [18] ». Et à sa suite, c’est toute une génération de l’École de Düsseldorf qui se proclame derrière Andreas Gursky « Maler-Fotograf [19] ».
- Wade Guyton, Untitled, 2010
- impression à l’encre Epson ultrachrome sur toile, 213,4 x 175,3 cm, Centre Pompidou, Paris, Musée National d’Art Moderne – Centre de Création Industrielle (© Centre Pompidou, MNAM-CCI / Georges Merguerditchian / Dist. RMN – Grand Palais).
Le XXIe siècle ou la sortie du purgatoire
Aucun mode de représentation ni aucune technologie nouvelle n’a jamais menacé la peinture, bien au contraire ont-ils activement contribué à enrichir son spectre iconographique, consolider ses points de vue critiques et élargir son aire de « spécificité technique ». Ainsi pas plus que l’avènement de la photographie au XIXe siècle ou que l’essor des nouvelles technologies au XXe siècle, la numérisation généralisée de notre environnement au XXIe siècle ne précipite-t-elle la disparition de la peinture. Ce nouveau millénaire ne consacre donc pas la renaissance du médium, qui n’a jamais cessé d’exister, mais lui confère toutefois une exceptionnelle visibilité, à travers un nombre inédit d’expositions, américaines et européennes, spécifiquement dédiées à la peinture. Toutes en revendiquent l’actualité et la pertinence et s’emploient soit, à dresser un panorama contemporain critique des pratiques picturales, en essayant d’en redéfinir la nature et les contours, soit à témoigner de la légitimité picturale à travers une confrontation avec les nouveaux médias et les technologies numériques.
L’une des premières tentatives de redéfinition de la peinture est esquissée dans « Painting at the Edge of the World » (2001), organisée au Walker Art Center de Minneapolis, où le conservateur et commissaire d’exposition Douglas Fogle considère la peinture comme « une entreprise philosophique qui ne suppose pas toujours la peinture », précisant « qu’un artiste utilise un pinceau ou un appareil photographique pour atteindre son but importe peu [20] ». Dans une perspective similaire, l’exposition « As Painting : Division and Displacement » (2001) initiée au Wexner Center of the Arts de Colombus par Stephen Melville, Philip Armstrong et Laura Lisbon, postule cette même dissolution des frontières :
As Painting se veut une exposition de peinture. [...] En affirmant avoir tenté de monter une exposition de peinture, nous entendons par là que nous espérons créer les conditions requises pour que d’autres œuvres soient perçues comme telles [...] « As Painting se veut une exposition de ce qui est considéré comme de la peinture [21] ».
- Philippe Hurteau, Télévision
- 1996, huile sur toile sur bois, 50 x 65 cm, MASC, Musée d’art moderne et contemporain des Sables d’Olonne (© Courtesy Philippe Hurteau).
Dès lors, cette pensée du médium, affranchi de ses techniques et supports traditionnels, conduit à l’exploration d’une peinture sans peinture, délocalisée, et questionne ses « à côté » et « au-delà [22] ». Outre-Atlantique, les expositions de peintures semblent esquiver l’exercice de définition pour s’apparenter à de véritables plaidoyers idéologiques. Tandis que Laurence Bossé et Hans-Ulrich Obrist, commissaires d’« Urgent Painting » (2002) au musée d’Art moderne de la ville de Paris, invitent de toute urgence à « regarder à nouveau la peinture [23] », Alison Gingeras réaffirme un attachement à la figuration picturale, proclamé dans « Cher Peintre... Lieber Maler... Dear Painter » (2002) au musée national d’Art moderne. C’est à cette même conservatrice américaine que l’on doit en 2005 l’organisation à la Saatchi Gallery de Londres de la retentissante exposition « The Triumph of Painting [24] ».
Parmi les expositions centrées sur la peinture et les technologies numériques, deux retiennent particulièrement l’attention au tout début du XXIe siècle. La première, « Glee : Painting Now » (2000 – 01), conçue par Amy Cappellazzo et Jessica Hough à l’Aldrich Museum of Contemporary Art de Ridgefield (Connecticut), défend l’idée d’un retour de confiance dans la peinture, poussée dans ses retranchements et « contrainte d’abandonner quelques-unes de ses conventions usées et de son bagage historique pour survivre face aux nouvelles technologies numériques [25] ». Enfin, il revient à « Painting Pictures : Painting and Media in the Digital Age » (2003), organisée par Gijs van Tuyl et Annelie Lütgens au Kunstmuseum de Wolfsburg, de reconsidérer le rapport de la peinture à l’image. Partant du principe que « la peinture aujourd’hui n’existe plus au sens de quelque chose de fixe ou qui va de soi (peinture, toile, pinceau) [26] », l’exposition se donne pour objectif de révéler « les diverses possibilités créatrices offertes aux peintres à l’âge du numérique [27] ». Et parmi ces possibilités, le titre revendique l’appropriation picturale des images, historiquement mise en perspective comme une nécessité ou une conséquence de l’époque :
« Après la peinture de la peinture de Newman, après la peinture de l’acte de peindre de Ryman et la pensée de la peinture [de Weiner], le temps est venu de la peinture des images [28] ».
- Philippe Hurteau, Self-X (Louise)
- 2019, huile et alkydes sur panneau composite imprimé, 195 x 124 cm, collection de l’artiste (© Philippe Hurteau).
Les enjeux et les contours de la recherche
Depuis ces premiers jalons posés au début du XXIe siècle, les recherches théoriques se sont intensifiées pour identifier la nature de cette peinture « 2.0 : à l’âge de l’information [29] », examiner l’impact de son « entrée/sortie, après la technologie [30] » pour comprendre comment les techniques de reproduction actuelles permettent sa réinvention [31]. Resitué dans cette dynamique, notre projet s’essaie à penser la peinture dans l’environnement numérique, dont les outils et l’économie spécifiques assurent au médium un contexte et des moyens de profond renouveau. Il s’agit de saisir comment ce nouveau régime visuel des images contribue à redéfinir la pratique picturale, à travers une transformation de la composition, du sujet, des formes, mais aussi de la fabrique de la peinture et de ses enjeux. Analyser en quoi la technologie numérique influence la pratique picturale contemporaine invite à considérer son iconographie propre, ses outils de stylisation des formes [32], son langage binaire, le calcul algorithmique de ses images et leurs processus d’hybridation et de modélisation, son mode de stockage des données, son fonctionnement en réseau, la dynamique de son flux, son interactivité, etc. En retour, on étudiera la manière dont cette nouvelle syntaxe picturale dote les données numériques d’une matérialité inédite et opère une déconstruction critique des images numériques. Or, ce n’est pas simplement à un ensemble de formes, de sujets ou d’iconographies renouvelés que nous nous intéressons, mais aux mutations fondamentales que les œuvres engagent et interrogent, en témoignant, pour reprendre l’expression de Vanina Géré, de la « reconfiguration du monde et des pratiques sociales par le numérique [33] ». À ce titre, aspirons-nous pleinement à inscrire cette recherche dans une réflexion large, définie dans Art at the Age of the Internet (2018), comme une volonté d’« explorer les transformations profondes de nos idées sur la réalité, l’individualité, l’originalité, l’identité et la vérité, idées qui se sont développées en même temps que l’essor d’Internet [34] ».
- Étudiant.e.s de l’ESAD TALM-Angers sous la direction de Miltos Manetas
- Internet Painting, 2021, huile sur toile, 200 x 300 cm.
Par conséquent, prenant acte de l’élargissement du territoire pictural, notre questionnement ne procède pas d’une démarche ontologique qui interrogerait l’essence ou les limites des pratiques picturales contemporaines pour définir ce qui « fait peinture [35] ». Notre corpus d’œuvres réunit des formes et des techniques variées associant des dessins, collages, impressions numériques sur papier ou sur toile, une sérigraphie sur feutre, des tirages argentiques, des vidéos et films d’animation ainsi que des toiles — peintes ou non. Quand elles ne s’apparentent pas à la peinture par leur support, leurs propriétés matérielles traditionnelles ou leur mode d’élaboration technique, ces œuvres relèvent du pictural par leur « forme tableau » ou leur sujet lié à l’histoire de la peinture. Comme les commissaires de « Painting Pictures » (2003), nous sommes intimement convaincus de la pertinence de la peinture des images à notre époque numérique. Revendiquer aujourd’hui l’appellation de « peintre », tout en développant une réflexion sur les images qui saturent nos écrans, ne relève pas de la contradiction. De même que l’appropriation du flux d’images contemporaines ne constitue pas un désaveu de la peinture ou un défaut de « confiance [36] » en celle-ci. Bien au contraire, on observe que ces interactions entre le pictural et le numérique s’emparent largement de l’histoire de la peinture, à laquelle elles entendent pleinement participer. Et cette peinture d’images n’apparaît pas plus antinomique de la « peinture de la peinture », que de la « peinture de l’acte de peindre » ou de la « pensée de la peinture ». C’est d’ailleurs l’un des objectifs de ce projet que de témoigner de la formidable coexistence de ces différents régimes d’images.
Et plus que jamais, le contexte inédit de confinement généralisé — contemporain de l’écriture de ce texte [37] — exacerbe notre dépendance aux outils numériques, garants de notre principale connexion avec l’environnement extérieur, dans cette épreuve de mise à distance sociale. En cette période d’obsession statistique et de décompte quotidien, le phénomène de numérisation du monde éclate sous son jour le plus sinistre. Par ailleurs, la focalisation sur un sujet d’information unique rend particulièrement criantes les opérations médiatiques d’orientation et de filtrage de la réalité, passée au tamis des écrans. Et tandis que la situation actuelle relègue définitivement l’idée d’autonomie du médium au rang d’utopie, elle rend absolument nécessaire la création d’un point de vue critique exerçant un contrepoids et offrant un élargissement du champ de vision pour libérer ces images de leurs œillères.
- Manfred Mohr, P021 IR1 11
- 1970, Plotter Drawing sur papier, 60 x 60 cm, Galerie Charlot, Paris / Tel Aviv (© Manfred Mohr / Galerie Charlot, Paris / Tel Aviv).
L’exposition du musée d’Art moderne et contemporain des Sables d’Olonne (17 oct. 21 – 16 janv. 22)
Conçue comme une introduction au cycle, cette exposition revendique un parti délibérément englobant et accessible du sujet, contraire à l’idée de spécialisation ou de focalisation sur un aspect singulier et assume ainsi la constitution d’un corpus éclectique. Trois angles d’approche y sont privilégiés.
Le premier s’intéresse au devenir de l’identité à l’ère technologique et à la représentation du sujet de part et d’autre de l’écran — de télévision, d’ordinateur et de smartphone. Le pouvoir de fascination et d’aliénation ainsi que la tentation du voyeurisme — que l’emprise médiatique exerce sur l’individu — sont autant de thématiques soulevées par les œuvres de Victor Brauner et Roberto Matta, Martial Raysse, Nam June Paik, Loïc Raguénès, Johannes Kahrs, Carole Benzaken, Philippe Hurteau, Ida Tursic & Wilfried Mille et Miltos Manetas.
Une deuxième section s’articule autour du genre du paysage, dont l’emblème historique de la fenêtre incarne la saisissante évolution. Dans cet ensemble, il est question d’histoire de la peinture, de décor, d’artifice, de simulation et de renouveau optique de la vision. Y sont réunies les œuvres de David Reed, Flavio De Marco, Raymond Hains, Amélie Bertrand, Nina Childress, Emmanuel Moralès, Alain Jacquet, Thomas Scheibitz, Philippe Cognée, Daniel Lefcourt et Jean-Benoit Lallemant.
Enfin, le troisième volet de l’exposition s’attache au procédé de délégation partielle ou totale de l’œuvre à la machine et en questionne certaines conséquences paradoxales. Source d’inspiration et d’émulation pour la peinture, l’ordinateur lui offre aussi le moyen d’une analyse réflexive ou fait encore l’objet d’un usage à contre-emploi, dont l’échec est délibérément programmé. C’est à ces « jeu[x] entre contamination et résistance [38] », selon l’heureuse formule de Fred Forest, que se consacre cette dernière partie, rassemblant les œuvres de Wade Guyton, Vera Molnár, Hiroshi Kawano, Roy Colmer, Bernard Caillaud, Antoine Schmitt, Anne-Marie Jugnet & Alain Clairet, Albert Oehlen, Rémy Hysbergue, Dan Hays, Regine Kolle et Édouard Boyer.
- Nam June Paik, Buddha’s Catacomb
- 1983, TV, vidéo, bronze et terre, dimensions variables, Musée d’art moderne et contemporain des Sables d’Olonne (© Aurélien Mole).
Les différents volets de cette exploration démontrent que la confrontation entre la peinture et l’image numérique peut bien donner lieu à une « peinture de la peinture » (Alex Brown et Dan Hays), tout comme à une « peinture de l’acte de peindre » (Rémy Hysbergue, Daniel Lefcourt, Ida Tursic & Wilfried Mille), tandis que l’œuvre protocolaire d’Édouard Boyer témoigne de ce que la peinture d’images peut aussi résulter d’une entreprise conceptuelle. Dans son ensemble, le corpus international de l’exposition [39] mobilise trente-sept artistes, issus de trois générations différentes et représentés par trente-cinq œuvres ou séries d’œuvres, réparties entre 1955 et 2020. Mais c’est un panorama résolument contemporain des pratiques picturales qui est proposé : si quelques œuvres d’artistes précurseurs jalonnent bien le parcours pour lui offrir une mise en perspective historique, de l’analogique au numérique, les deux tiers du corpus datent toutefois du XXIe siècle. L’exposition retient des œuvres-limites qui bornent son périmètre de recherche, comme le tableau de David Reed marquant la frontière cinématographique ou la vidéo d’Antoine Schmitt signalant l’héritage du Computer Art. Au terme de l’exposition du premier étage, l’installation vidéo de Nam June Paik occupe une place métaphorique, assurant un patronage symbolique pour notre sujet [40].
- Ida Tursic & Wilfried Mille, Communication
- 2012-14, huile et argent sur toile, 200 x 250 cm, collection particulière, Dijon (© Courtesy Almine Rech, Paris / Bruxelles).
L’exposition du musée de l’Hospice Saint-Roch d’Issoudun, « Licences libres » (12 fév. – 8 mai 22)
« Licences libres » poursuit l’exploration des relations complexes entre les pratiques picturales contemporaines et leur environnement numérique. Après l’exposition « Peinture Obsolescence Déprogrammée » conçue un état des lieux très ouvert et à une introduction à ces interactions, c’est à un aspect plus particulier de ces échanges que s’attache ce deuxième volet. Le titre et le propos s’inspirent de l’« exercice sans autorisation » (« Practicing without a license »), dont l’artiste américain Richard Prince a fait, depuis 1977, un principe fondateur de la Pictures Generation. En 2014, la vive polémique causée par sa série New Portraits, recadrant des captures d’écran d’Instagram, réaffirme la portée subversive de l’acte d’appropriation, pourtant si commun et contemporain. C’est à cette stratégie d’appropriation, poussée à son paroxysme par l’accès illimité aux ressources numériques, que s’intéresse cette exposition, centrée sur les porosités et les contaminations entre images picturales et numériques.
Dans notre société comparée à un « Supermarché des images [41] », alimenté en continu par un flux exponentiel de contenus, les logiciels sous licence disputent aux logiciels libres et aux archives ouvertes les parts d’un marché dans lequel la circulation des images et des données représente un enjeu stratégique majeur, tant financier que politique. Favorisant les régimes de surveillance et de voyeurisme, l’économie visuelle numérique se fonde sur un vortex d’images immédiatement disponibles, qui mêle les clichés anonymes exposant publiquement l’intimité et les contenus pornographiques librement diffusés aux images automatisées – de caméras de surveillances, satellites, drones ou produites par les intelligences artificielles. Tandis que la diffusion massive et le partage viral de ces images tendent à en brouiller les origines, la redistribution des rôles entre « influenceurs » et « followers » entraîne de nouvelles pratiques relativisant l’importance de la propriété, de l’auctorialité et de l’originalité.
Dans ce contexte, l’idée de licence n’engage pas le seul point de vue juridique, définissant le droit de disposer et de manipuler les images, mais en appelle également à leur pouvoir de transgression et de subversion. C’est ce prisme double qui a guidé le choix des œuvres réunies ici, caractérisées par la tension dialectique qui les anime. Que ces images témoignent d’appropriations picturales de l’économie numérique, en termes de ressources iconographiques, techniques mais aussi d’imaginaire, ou s’apparentent à des représentations numériques faisant tableaux, elles sont travaillées par une même dynamique d’hybridité.
- Édouard Boyer, Missing Collection, depuis 2009
- huile sur toile, installation, Musée d’art moderne et contemporain des Sables d’Olonne (© Marie Prunier).
Notes
[1] Voir G. Tissandier, Les Merveilles de la photographie, Paris, Hachette, 1874, p. 62 : « Paul Delaroche a vu Daguerre, il lui a arraché des mains une plaque impressionnée par la lumière. Il la montre partout en s’écriant : “La peinture est morte à dater de ce jour” ». L’authenticité de ces propos est néanmoins mise en cause par S. Bann, « Photographie et reproduction gravée. L’économie visuelle au XIXe siècle », dans Études photographiques, no 9, mai 2001, p. 31 – 32.
[2] Cf. Y.-A. Bois, « Painting : The Task of Mourning » dans Endgame—Reference and Simulation in Recent Painting and Sculpture, cat. exp., Boston, ICA, 1986 ; republié et traduit dans Y.-A.Bois, La Peinture comme modèle (1993), Genève, Mamco ; Dijon, Les Presses du réel, 2017, p. 381 – 404. Voir également sur ce point Cr. Staff, « Manic Mourning », dans After Modernist Painting, The History of a Contemporary Practice, 15. Londres ; New York, I.B. Tauris & Co, 2013, p. 90 – 109.
[3] Ch. Baudelaire, « Lettre du 11 mai 1865 », Pichois (éd.), Correspondance, Paris, Gallimard, 1973, t. II, p. 496.
[4] Y.-A. Bois, « The Mourning After:A Roundtable », dans Artforum, vol. 41, no 7, mars 2003, p. 267.
[5] A. C. Danto, « Painting, Politics, and Post-Historical Art » (1981), dans After the End of Art. Contemporary Art 16. and the Pale of History, Princeton, Princeton University Press, 1997.
[6] D. Joselit, « The Mourning After : A Roundtable », op. cit., p. 268.
[7] R. Michel, La Peinture comme crime ou la « part maudite » de la modernité, cat. exp., Paris, musée du Louvre, 17. 19 oct. 2001 – 14 janv. 2002. Voir aussi E. Verhagen, « L’École photographique de Düsseldorf. Du lieu d’un crime au crime parfait », dans Peinture Obsolescence Déprogrammée, 2020, p. 125.
[8] Cf. M. Lévy, « Painting. Paint. Remarques sur Wade Guyton, Michael Riedel et Jacqueline Humphries », dans Peinture Obsolescence Déprogrammée, 2020, p. 211.
[9] D. Crimp, « The End of Painting », dans October, vol. 16 « Art World Follies », printemps 1981, p. 75.
[10] Id.,« Pictures », dans October, vol.8,printemps 1979, p. 75 – 88 ; « About Pictures », dans Flash Art International, n os 88–89, mars – avril 1979, p. 34 – 36.
[11] Cf. W. Benjamin, « Le Surréalisme. Le dernier instantané de l’intelligentsia européenne » [1929], dans Œuvres II, M. de Gandillac, P. Rusch et R. Rochlitz (trad.), Paris, Gallimard, 2010, p. 113 – 134.
[12] R. E. Krauss, « “... And Then Turn Away ?” An Essay on James Coleman », dans October, vol. 81, été 1997, p. 6.
[13] Ibid., p. 5 – 6 et H. Foster, « This Funeral is for the Wrong Corpse », dans Design and Crime : and other Diatribes, Londres, New York, Verso, 2002, p. 127.
[14] L’opposition entre peinture et image est vivement mise en cause par Michel Foucault dès 1975, tournant en dérision l’impératif iconoclaste prêché par le modernisme. Cf. M. Foucault, Le Désir est partout. Fromanger, cat. exp., Paris, gal. Jeanne Bucher, 27 fév. – 29 mars 1975, p. 1 – 11 ; republié dans Dits et écrits I, 1954 – 1975, Paris, Gallimard, 2001, p. 1578.
[15] H.Belting,« On Lies and Other Truths of Painting, Several Thoughts for S.P. », dans Sigmar Polke : The Three Lies of Painting, [Sigmar Polke : die drei Lügen der Malerei], cat. exp., Bonn, Kunst-und Ausstellungshalle der Bundesrepubliks Deutschland, 7 juin – 12 oct. 1997 ; Berlin, Nationalgalerie im Hamburger Bahnhof, Museum für Gegenwart, 30 oct. 1997 – 15 fév. 1998 ; Ostfildern-Ruit, Cantz ; New York, D.A.P., 1997, p. 129.
[16] R. E. Krauss (à propos de Small Rebus, 1956) « Rauschenberg and the Materialized Image », dans Artforum, vol. 13, déc. 1974, p. 36 – 43 ; cité et traduit dans L’Originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes, Paris, Macula, 1993, p. 298.
[17] J. Wall cité par E. Barents, « Typology, Luminescence, Freedom, Selections from a conversation with Jeff Wall », dans Jeff Wall, Transparencies, Munich, Schirmer/Mosel, 1986, p. 99 ; repris et traduit dans Jeff Wall, Essais et entretiens 1984 – 2001, Paris, Ensba, 2001, p. 62.
[18] J.-Fr. Chevrier, « Les Aventures de la forme tableau dans l’histoire de la photo- graphie », dans Photo-Kunst : Arbeiten aus 150 Jahren. Du XXe au XIXe Siècle, aller et retour, cat. exp., Stuttgart, Graphische Sammlung Staatsgalerie, 11 nov. 1989 – 14 janv. 1990, p. 48.
[19] Cf. E. Verhagen, art. cit., p. 130.
[20] D. Fogle, Painting at the Edge of the World, Minneapolis, Walker Art Center, 10 fév.–6 mai 2001, p.55–56.
[21] S. Melville, « Counting/As/Painting », dans Ph. Armstrong, L. Lisbon et S. Melville (éd.), As Painting : Division and Displacement, cat. exp., Columbus, Wexner Center for the Arts, 12 mai – 12 août 2001 ; The Ohio State University, MIT Press, 2001, p. 1.
[22] D. Joselit, « Painting beside Itself », dans October, automne 2009, no 130, p.125–134 et I.Graw et E. Lajer- Burcharth (dir.), Painting beyond Itself, the Medium in the Post-medium Condition, Berlin, Sternberg Press, 2016. Voir aussi Chr. Viart (dir.), La Peinture sans titre, Rennes, EESAB ; Dijon, Les Presses du réel, 2019.
[23] L. Bossé et H.-U. Obrist, « Préface », Urgent Painting, cat. exp. Paris, musée d’Art moderne de la ville de Paris, 17 janv. – 3 mars 2002, p. 13.
[24] Cette exposition marque la démonstration de force et la volte-face stratégique de Charles Saatchi, se présentant comme un fervent partisan et un soutien économique majeur de la peinture des années 1980 à aujourd’hui. Cf. J. McKenzie, « Review : The Triumph of Painting Colour Power : Aboriginal Art post 1984 », dans Studio International, no 1027, vol. 204, mai 2005 : « “The Triumph of Painting” has attracted great media attention for the apparent U-turn Saatchi has made, from supporting the conceptual work of Damien Hirst and other young Brit artists whose work was apparently made to shock and to push the boundaries of art to the limit. »[« “LeTriomphe de la peinture” a beaucoup attiré l’attention des médias en raison de l’apparente volte-face de Saatchi, qui avait soutenu l’œuvre conceptuelle de Damien Hirst et des YBA dont les œuvres étaient apparemment conçues pour scandaliser et repousser les frontières de l’art à leur limite. »]. <https://www.saatchigallery.> [Dernière consultation le 20 fév. 2020].
[25] M. Dailey, « Review, Glee : Painting now », dans Artforum International, vol. 39, no 4, déc.2000, p. 149–150.
[26] Fr. Reijnders, « Painting ? A State of Utter Idiocy », dans Painting Pictures : Painting and Media in the Digital Age, cat. exp., Wolfsburg, Kunstmuseum, Bielefeld, Kerber Verlag, p. 26.
[27] G. van Tuyl, « Prologue », Painting Pictures : Painting and Media in the Digital Age, op. cit., p. 6.
[28] Idem, p. 7.
[29] Painting 2.0 : Expression in the Information Age, cat. exp., Munich, Museum Brandhorst, 14 nov. 2015 – 30 avril 2016 ; Vienne, Museum Moderner Kunst Stiftung Ludwig, 4 juin – 6 nov. 2016. Contrairement à ce qu’indique son titre trompeur, cette dernière exposition ne livre pas tant un panorama des relations entre peinture et numérique qu’elle ne brosse un portrait des différents visages de la peinture contemporaine.
[30] « Input / Output : Painting after Technology », Londres, gal. Max Hetzler, 16 avril – 25 mai 2019.
[31] Voir l’exposition « Le Parti de la peinture », Paris, Fondation Vuitton, 20 fév. – 26 août 2019.
[32] Voir sur ce sujet Cr. Staff, « Imag[in]ing the Digital », dans After Modernist Painting..., op. cit., p. 146 – 165.
[33] Cf. V. Géré, « La pornographe, la voyeuse, et la cyborg : pratiques picturales féministes face à l’industrie du sexe mainstream et au sexisme numérique », dans Peinture Obsolescence Déprogrammée, 2020, p. 83. Sur les conséquences sociales de la généralisation des algorithmes, se reporter à l’exposition « Coder le monde », Paris, musée national d’Art moderne, 15 juin – 27 août 2018, présentant un état de la création digitale contemporaine. Voir également l’exposition « Algotaylorism » organisée par A. Launay à la Kunsthalle de Mulhouse (13 fév. – 26 avril 2020), réunissant des artistes qui interrogent la nature du travail et le rapport de l’homme à la machine dans le contexte d’une ère numérique mondialisée.
[34] J. Medvedow, « Préface », Art in the AgeofInternet,1989 to Today, cat. exp., Boston, ICA, 7 fév. – 20 mai 2018, Boston, The ICA, New Haven, Yale University Press, p. 8.
[35] Cf. sur ce point l’introduction d’A. Perrot, « La peinture déshabillée : ce que nous dit le numérique de la peinture », p. 199.
[36] Cf. É. Troncy, fascicule de présentation de l’exposition Nina Childress « Lobody noves me », Paris, Fondation Ricard, 18 fév. – 28 mars 2020 : « Une grande partie de la peinture contemporaine s’interroge sur le devenir de la peinture à l’heure de ces images, en utilisant précisément les techniques et stratégies qui permettent l’apparition de ces images. Nina Childress procède de manière exactement inverse, en faisant confiance à la peinture pour trouver à la peinture une place contemporaine auprès de ces images ».
[37] La crise sanitaire mondiale du Covid-19 a imposé le confinement généralisé de l’ensemble de la population française du 17 mars au 11 mai 2020.
[38] Cf. Fr. Forest, « Esthétique numérique : rupture et continuité », dans L’Observatoire, 2010/3 (Hors-série 3), p. 10 – 16 ; <https://www.cairn.info/revue-> [Dernière consultation le 21 fév. 2020].
[39] La moitié des artistes est française, deux artistes sont asiatiques (Nam June Paik et Hiroshi Kawano), quatre sont nord-américains (Alex Brown, Wade Guyton, Daniel Lefcourt et David Reed) et un sud-américain (Roberto Matta), les autres sont européens.
[40] C’est sous l’autorité du même artiste pionnier que se place l’exposition « Electronic Superhighway (2016 – 1966) » de la Whitechapel Gallery de Londres (29 janv. – 15 mai 2016), retraçant l’influence de l’informatique et de l’Inter- net sur la création des cinquante dernières années.
[41] Jeu de Paume, 2020.
Frontispice : Vue de l’exposition au Musée d’art moderne et contemporain des Sables d’Olonne (17.10.21 – 16.01.22)