samedi 23 novembre 2013

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On ne peut pas dépenser des centimes — II/II

Deuxième partie

, Werner Lambersy †

20.
Ils avaient bavardé
en se promenant autour du bassin des carpes.
Le jeune homme demanda ; maître, pourrais-tu m’en dire plus
sur la question de la poule et de l’œuf ?
Le maître s’arrêta, avec deux doigts, il retira de sa bouche un bout de chique.
Tiens, dit-il, en le jetant, trouve m’en un autre ; celui-ci n’a plus de goût !

21.

On traversait un petit bois jouxtant la cité. Le maître écoutait, ravi, cette rumeur
faite de fuites, de rencontres et pourtant d’une paix comme immémoriale.
Le jeune homme paraissait mal à l’aise et finit par demander :
Maître, que faut-il penser de l’éternité ?
Le maître, écartant de la main quelques insectes et brindilles,
s’assit et dit : regarde ! On dit que ces grands arbres sont éternels
mais rien ne pousse à leur pied !
Puis il s’endormit couché sur le tapis moelleux des feuilles mortes.

22.

Le maître, après huit jours d’une retraite abstinente, se tenait dans sa cuisine.
Une question le tracassait ; savoir quand, exactement,
les pâtes seraient « al dente ».
Le jeune homme, à côté de lui, coupait des oignons qui le faisaient pleurer.
Il demanda : maître, est-ce qu’il y en a suffisamment ?
Oui, oui ! Je n’en ai pas besoin, j’avais juste envie que tu pleures un peu
à cause de moi.

23.

L’automne, saison du grand âge pour les noisettes,
et pour les hommes, tirait à sa fin.
Le jeune homme, vêtu ce jour-là avec recherche comme pour une fête,
demanda : qu’est-ce qu’être riche ?
Le maître se tourna vers le petit Ginkgo qui ornait la table basse,
prit entre ses doigts le « Sage aux mille écus »,
aux mille palmes délicates d’or fin, et le secoua d’un geste bref.
D’un coup, d’un seul,
le tronc fut nu, et le cercle végétal de sa couronne dorée à terre…

24.

C’était clair ! Le maître ne voulait plus jouer au maître,
et le jeune homme ne voulait plus rester un jeune homme !
Peut-être le maître voulait-il redevenir un jeune homme,
et le jeune homme être un maître ?
Mais la jeune femme s’étant trompée de jour, il arriva qu’elle fit irruption.
Aussitôt le maître eut honte
et le jeune homme rougit. Seul le perroquet dans sa cage
répéta « Coco est content ! »
et la jeune femme, à travers le grillage, lui donna quelques graines.

25.

La voix du jeune homme se fit grave, comme s’il avait de la peine.
Baissant les yeux il demanda : maître, que ferez-vous après la mort ?
Le maître considéra, puis ferma le cahier ouvert devant lui.
Il allait répondre lorsque quelque part une porte claqua.
Le maître se tut, haussa le sourcil et montra qu’il ne savait pas si
c’était un courant d’air, quelqu’un qui entrait ou qui peut-être sortait …

26.

Maître, tout cela, ce ne sont pas des réponses !
Et le maître qui, par curiosité ou par inoccupation, comptait
combien de petits pois contient une boîte
de conserve, répliqua :
il n’y a pas de questions, seulement des faits !
Ma lèvre d’en haut ignore ce que dit ma lèvre d’en bas
et vice versa… Mais c’est bien ma bouche qui parle !

27.

Il faisait un temps de chien pour aller voir la mer !
Il ventait si fort qu’on pouvait à peine s’entendre parler.
Il n’y avait pas d’horizon, rien que des vagues dansant furieuses
par-dessus la digue-promenade.
Plié en deux, le jeune homme soulevant son cache-col hurla :
maître, croyez-vous qu’on puisse devenir artiste ?
Le maître s’arrêta pile, fixa le jeune homme dépeigné, et sans
un mot lâcha son parapluie ouvert qui disparut dans la tempête.

28.

Les aveugles ont des cannes d’aveugles.
C’est ainsi que parlait le maître, mais par-dessus tout il aimait
le petit bruit de la sonnette
sur le guidon de course du vélo de la parole !
Tout le monde sait que les vélos de course
n’ont généralement pas de sonnette ! Un jour que le jeune homme
entrait comme d’habitude, il trouva la pièce plongée dans le noir :
Maître, où êtes-vous ?
Et le voila obligé de sortir sa lampe torche.
Le maître attendit. Le jeune homme finit par épuiser les piles.
Alors le maître : c’est comme ça qu’il faut faire ! Quand tu sais où
tu es, c’est que tu n’es plus nulle part et il alluma la lampe.

29.

Le jeune homme trainait la patte.
Il se plaignait de son genou, de sa cuisse, de son dos : maître, j’ai mal
Aurais-tu quelque chose pour ça ?
Le maître laissait dire et continuait son chemin.
Maître, pourrait-on s’arrêter à une pharmacie ? Le maître s’assit
et considéra attentivement les épaules inégales du jeune homme :
va t’acheter des chaussures sans talonnettes, ou mieux des sandales ;
les grecs marchaient en sandales
et nous leur devons presque tout de la marche du monde !

30.

On était à la veille de Pâques.
Devant l’église, une petite fille vendait le triste buis.
Un instant le maître rêva de palmes, de joyeuse entrée !
On ne tue pas d’esclaves sur des palmiers ; c’est impossible !
le jeune homme acheta une branche bénie :
maître, irons-nous à l’intérieur ?
Le maître refusa ; les hommes sont trop bavards avec leurs dieux.
Il prit une branche fleurie d’un forsythia, l’offrit à une passante ;
celle-ci sourit joliment :
c’est divin, dit-il, allons boire un verre car j’ai vu l’intérieur !

31.

Le jeune homme ne pourrait plus venir ; on l’envoyait au bout du monde.
Maître, je vous ai apporté quelque chose.
Il tendit un superbe coupe-papier qui allait bien
avec le presse-papier jeté dans le miroir !
Le maître parut touché, se leva, partit vers la cuisine et revint
avec la râpe à fromage et la pince à spaghetti dont il s’était servi l’autre jour.
La première est pour ce que je t’ai appris
et la deuxième pour remuer et servir tant que c’est chaud.

32.

La jeune femme vint à son tour pour annoncer qu’elle partait
avec le jeune homme.
C’était un peu grâce à lui, dit-elle, parce qu’elle avait beaucoup ri
quand le jeune homme lui racontait…
Le maître, hilare, s’esclaffa : c’était donc vous la porte qui claquait !
Resté seul, le maître pensa : c’était donc pour vous
que la mer montait dans mon encrier et le souffle des mots
dans ma gorge de girafe !
Et son crâne chauve, sous ses éclats de rires solitaires, se ridait
comme un étang calme où une troupe de canards vient de se poser.

33.

Restait le perroquet !
Le maître l’emmena sur son épaule visiter tous les bistrots de la ville,
toutes les gares, partout enfin où l’on fait du bruit avec sa bouche.
Le perroquet apprit vite.
Ce qu’il entendait n’étant pas très varié !
Le maître offrit à ses voisins radio, tv, cd, et même son portable
qui sait tout faire puis il écouta longuement son perroquet.
Un perroquet de même que le cerveau ne ment jamais, ne rit pas non plus !
Le maître eut une pensée pour le jeune homme et sa compagne
puis brutalement s’affaissa.
C’est tristement que le perroquet dit « Coco est content ».

34.

Le temps passa ; le jeune homme revint.
Devant le maître qui semblait fatigué, il se troubla mais ne put s’empêcher
Maître, j’ai besoin de savoir ; que penses-tu des mots ?
Le maître marqua un temps, saisit dans un bouquet près de lui
un bouton de rose, le huma longuement, le mit en bouche
et le mâcha avec tous les signes d’un bonheur intense…
Puis il l’avala.
Satisfait de la réponse, le jeune homme s’apprêtait à partir quand le maître
soudain lâcha un formidable pet. C’est ça aussi, dit-il.

35.

La jeune femme, elle aussi, revint.
Rougissante, elle avoua : maître, tu le sais, nous nous aimons lui et moi mais
nous n’arrivons pas à nous le dire.
Le maître se retira puis revint s’asseoir à sa place. Il tenait dans sa main droite
deux noix encore dans leur coquille. Il ferma son poing, serra fort ;
on les entendit craquer l’une contre l’autre !
Les noix étant ouvertes, le maître, de la main gauche, celle du cœur,
fit le tri, offrit les meilleurs morceaux et dégusta le reste

36.

Maître, comment faisaient nos grands anciens pour marcher sur l’eau ?
Le maître prit son bol, vida ce qui restait dedans sur la table et passa la main
pour l’étendre ;
il prit ensuite un brin de laine de son vêtement et le laissa tomber
sur le liquide où il flotta sans problème.

37.

Depuis le temps ! Le jeune homme venait, entrait,
prenait place presque rituellement face au maître, et attendait.
Souvent le maître méditait, les yeux fermés, immobile,
sans aucune expression…
Mais quand une mouche se posa sur le nez du maître
sans provoquer un seul frémissement… Le jeune homme s’inquiéta.
Le maître se tenait droit dans son fauteuil et devant lui sur le bureau
on pouvait voir un billet : « je dors, ne m’éveillez plus » !
Le maître était mort !

38.

Quand la police vint pour le constat, elle demanda quand, comment…
Le jeune homme
alla à la fenêtre, souffla sur la vitre fermée
qui se couvrit aussitôt de son haleine et devint opaque,
puis il ouvrit, et le voile de buée disparut, laissant le carreau transparent.

39.

Pour la dispersion des cendres, le jeune homme et la jeune femme
envoyèrent des fleurs. Ils étaient loin !
Pas un mot ne fut prononcé ; un oiseau chanta car on était au printemps.
Un promeneur dit ; sens-tu les parfums qui nous entourent ?
A l’entrée, une vieille dame demanda si on pouvait entrer avec son chien.
Regardant l’azur, on pensait à ces poissons d’appartement dans leur bocal.

40.

Le quarantième jour, les travaux de réaménagement de l’appartement furent
terminés. Jamais on ne vit le propriétaire, une agence s’occupa de tout : on put
poser l’écriteau « à louer ».