mercredi 29 mai 2013

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Nos si quotidiennes hallucinations

, Jean-Louis Poitevin

Nous croyons vivre une situation qui ne ressemble à aucune autre. Possible. Pourtant, il se peut que d’autres hommes avant nous aient déjà vécu quotidiennement entourés d’hallucinations.

Télé-vision

« Les anciens grecs entendaient des voix. Les épopées homériques sont pleines d’exemples de gens guidés dans leurs pensées et actions par des voix intérieures auxquelles ils répondent automatiquement…/… De nos jours, nous sommes méfiants envers les personnes qui présentent ce type de comportement ; nous oublions que le terme entendre se réfère à une sorte d’obédience ( les racines latines du mot sont ob et audire, c’est-à-dire entendre quelqu’un à qui l’on fait face). L’autonomie de l’esprit est un concept si profondément enraciné en nous que nous répartissons ceux qui entendent des voix en diverses catégories : a) ceux qui sont légèrement amusants b) ceux qui sont des poètes, c) ceux qu’il faudrait enfermer dans un institut psychiatrique. Une quatrième catégorie pourrait être ceux qui regardent la télévision…/… » (Bill Viola, Le son d’une ligne de balayage. Chimère 11, printemps 1991.)

Quel est notre meilleur ami sinon ce flot d’images qui défilent dans nos cerveaux et nous hantent, que nous fabriquons mais dont nous ne contrôlons guère la production ?

Horoscope matinal

Qui n’a jamais lu le matin, avec un plaisir noué d’un peu d’angoisse, un croissant à la main, un café devant soi posé sur le comptoir, les lignes brutalement succinctes d’un horoscope. Nous affectons de ne pas prendre au sérieux les événements qui y sont esquissés dans un langage rachitique, mais notre esprit, à peine ces lignes lues, se met à battre la campagne. Et si l’amour était enfin au rendez-vous ? Et si la chance frappait à la porte ? Et si ceux que nous haïssons allaient enfin disparaître ?Déjà nous sommes loin, emportés par nos rêves, ces hallucinations du pauvre, grâce auxquelles on lui vend tant de billets de loterie et d’espérances vaines.

Un horoscope n’est rien d’autre qu’un déclencheur d’images c’est-à-dire de visions que l’on tient pour vraies pendant quelques instants. Douces ou douloureuses, elles répondent moins à un désir de connaître l’avenir qu’à maintenir vivante en nous la fonction oubliée des hallucinations qui était surtout de calmer l’angoisse.

Paradoxe vivant de l’existence en nous de forces irréductibles à la raison, ces hallucinations furent d’abord ce que l’on reconnu pour être des manifestations divines. Et comment ne pas craindre le dieu qui nous parle et qui surtout parle en nous, sans que nous puissions lui dire de se taire ?

Tour à tour voix qui rassure et pourvoyeuse d’angoisses, l’hallucination a été remisée dans les oubliettes de la superstition. Et n’a cessé de fonctionner en nous, autour de nous, en ne cessant de changer de forme, de statut, d’apparence, comme le faisait le diable dans un lointain Moyen-Âge. Elle s’est glissée dans la poudre des drogues, dans les sons psychédéliques des guitares électriques et dans les images qui peuplent les murs de nos cités. Et pourtant, sûrs du pouvoir de notre conscience, nous sommes persuadés d’en avoir fini avec ces manifestations d’un temps révolu !

Tous schizos

J.G. Ballard a su identifier la « perte » que le monde des années soixante, emporté dans une vénération implicite du programme moderniste, a présentée et vécue comme une libération.

« Le mariage de la raison et du cauchemar qui a dominé tout le XXe siècle a enfanté un monde toujours plus ambigu. Les spectres de technologies sinistres errent dans le paysage des communications et peuplent les rêves qu’on achète. L’armement thermonucléaire et les réclames de boissons gazeuses coexistent dans un royaume aux lueurs criardes gouverné par la publicité, les pseudo-événements, la science et la pornographie. Nos existences sont réglées sur les leitmotive jumeaux de ce siècle : le sexe et la paranoïa. La jubilation de McLuhan devant les mosaïques de l’information ultra-rapide ne saurait nous faire oublier le pessimisme profond de Freud dans Malaise dans la civilisation. Voyeurisme, dégoût de soi, puérilité de nos rêves et de nos aspirations - ces maladies de la psyché sont toutes contenues dans le cadavre le plus considérable de l’époque : celui de la vie affective. (J.G. Ballard, Crash, Préface à l’édition française, Ed. Denoël, Paris 2005, p.7-8).

Nous nous nourrissons tous d’images. Rien d’autre n’a autant de valeur que ces fantômes qui passent d’écran en écran et pénètrent sans fin dans nos cerveaux. Nous existons à travers elles, à partir d’elles. Nous leur avons tellement sacrifié qu’il est possible d’imaginer que désormais ce sont elles qui se nourrissent de nous.

Quelque chose s’est inversé, s’est retourné, s’est renversé, quelque chose qui nous hante, nous attache à nous comme à un spectre et nous éloigne de nous comme si nous étions sans le savoir dans une fusée interstellaire. Nous ne sommes plus présents à nous-mêmes que comme images. Nous avons abandonné la réalité à son statut de décharge publique. C’est là, en effet que nous remisons nos rêves morts.

Et quand nous y repensons, nous revoyons des mondes qui n’existent plus.
Qu’importe ! Nous voyons ! C’est tout ce que nous voulions ! Mais l’avons-nous vraiment voulu ? Tout ce qui a lieu en nous semble devoir éternellement nous échapper comme le flot des images qui nous enveloppe nuit et jour.
Nous sommes devenus schizos, mais comme nous sommes tous pris dans la même folie, nous ne nous en apercevons pas ! En fait, nous sommes devenus les jouets de l’hallucination d’un dieu dont nous ignorons tout mais qui nous ressemble beaucoup et qui passerait son temps à faire des vidéos.

Je vois, je vois, je vois !

La vidéo semble enregistrer les choses telles qu’elles sont, et tous nous croyons que ce sont des choses réelles qui sont projetées sur les écrans du monde. Or, ce que nous voyons, ce ne sont que des simulacres issus de calculs et de concepts abstraits, des images, de pures images, sans support analogique, en un mot des hallucinations.

En un mot, le décor, les personnages, les objets une fois devenus vidéo n’ont pas d’autre réalité que celle des paysages, des décors, et des individus abstraits inventés pour animer les jeux vidéo.

L’effet de ces images sur notre chère conscience, on le comprend aujourd’hui, c’est simplement de l’abolir. Au moment où nous croyons maîtriser le monde, nous nous enfonçons un peu plus chaque jour dans l’océan sans fin d’hallucinations qui ignorent, elles, jusqu’à notre existence !