lundi 26 février 2018

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Logiconochronie — XXV

Note sur l’invention de Paul Klee à Gilbert Simondon — partie II

, Jean-Louis Poitevin

Les composantes de l’invention

Il importe d’être plus précis si l’on veut définir de manière globale comment cela fonctionne dans l’invention. Ces trois dimensions sont en fait à prendre en considération dans un jeu complexe de dissémination et de réfraction.

On doit à Gilbert Simondon d’avoir indiqué qu’il ne pouvait y avoir invention si l’on ne posait pas un nouveau problème. L’invention est tentative de résolution, non d’un conflit, mais d’un moment de tension où des forces qui semblent s’annuler, génèrent en sous-main une énergie telle qu’il faut trouver à les transformer si l’on ne veut pas qu’elles se muent en éléments de destruction.

L’invention est un processus dynamique qui s’exerce de manière constante voire permanente et non pas processus fini dont l’existence ne pourrait se vérifier que dans l’incarnation figée d’une idée dans une forme. L’invention est mise en relation d’éléments apparemment incommensurables et résolution des écarts par l’organisation et la production d’éléments nouveaux. L’invention agit à travers les éléments qu’elle a permis de révéler sur le monde dans lequel ils sont insérés. En d’autres termes l’invention n’est pas sans condition, même si on peut la dire, jusqu’à un certain point, inconditionnelle.

Les trois « dimensions » à partir desquelles l’invention peut exister en tant que telle, il faut les nommer ici dans les termes de Gilbert Simondon. Ces concepts doivent permettre de dégager avec précision en quoi et comment le parcours d’un artiste peut être porté par l’invention et surtout de montrer en quoi un parcours et des œuvres peuvent échapper pour une grande part aux catégories habituelles dans lesquelles on les range.

En distinguant trois dimensions de l’être, le préindividuel, l’individuation et le transindividuel, toutes portées par le principe d’individuation, « seul principe sur lequel on puisse se guider (car il est) celui de la conservation d’être à travers le devenir » (L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, p. 25), Gilbert Simondon a surtout cherché à reformuler ce que la philosophie depuis ses origines a tenté de penser. Si elle n’y est que rarement parvenue, c’est que le plus souvent, elle s’appuyait sur l’idée que ce principe était à la fois antérieur et extérieur à l’individuation même.

L’apport de Simondon à la philosophie, c’est de penser à partir de l’individu, de l’individu vivant en tant qu’il est porté par un triple mouvement d’individuation s’exerçant à chacun de ces trois niveaux. Le premier relève du vital pur et donc de tout ce qui dans le vivant lui est donné et est donné avec lui. Le deuxième est psychique et correspond à l’individuation intérieure d’un individu. Le troisième est collectif et correspond à l’individuation dans sa relation avec autrui.

Mais ce qui importe le plus, c’est de considérer que rien ne sépare jamais ces trois niveaux, qu’ils sont actifs en permanence quoique selon des modalités différentes à la fois en fonction des périodes de la vie et des problèmes qui sont à résoudre. Les composantes de l’invention s’exercent évidemment par et à travers ces dimensions de l’être, dont elles sont cependant distinctes. Ce qui caractérise l’invention, c’est d’abord qu’elle advient en relation avec quelque chose, une difficulté, un obstacle, qui se manifeste comme un problème à résoudre. L’invention existe donc dans toutes les strates du vivant.

Un problème est une situation complexe qui se manifeste souvent à travers deux types de situation, le blocage qui s’accompagne de diverses manifestations de résistance, ou la tension qui se manifeste par des désaccords et se présente souvent comme une situation au bord de la rupture.

Dans tous les cas, le problème est la manifestation d’une incompatibilité entre des éléments qui, relevant de niveaux différents, se retrouvent néanmoins imbriqués ou impliqués dans l’existence de tel ou tel phénomène. Ainsi, dans le champ de la peinture, l’opposition entre forme et couleur constitue-t-elle un problème récurrent à travers les siècles. Cette tension se transforme en un problème à chaque fois que des données en provenance « directe » de la perception sont mises en relation avec des données en provenance des valeurs culturelles dominantes à ce moment de l’histoire. Cette relation qui pouvait être définie de manière univoque se révèle ne plus permettre de rendre compte de ce que l’expérience individuelle pressent ou découvre.

Manlio Brusatin remarque dans son Histoire des couleurs qu’une « première synthèse sur l’essence de la couleur s’élabore autour de l’enseignement d’Aristote, si l’on peut lui attribuer le court traité des couleurs (publié seulement en 1497) ». (Op. cit., p. 47). Cette synthèse est une tentative de réponse à un problème. Ce problème prend la forme d’une tension qui s’exerce entre la conception générale qui préside à la pensée grecque et le fait qu’elle se trouve confrontée à d’autres conceptions que la sienne au sujet de la couleur et qui prévalent par exemple dans les civilisations qui l’entourent.

« Les Grecs, donc, ignorent et excluent des apparences sensibles le bleu clair, présent dans les rapprochements bleu-jaune de la civilisation assyro-chaldéenne, avec l’usage des oxydes de cobalt en céramique, ou dans le « fritte » des Égyptiens – mélange colorique fait de sable, de limaille de cuivre et de carbonate de sodium, cuit au four. Avant toute adjonction, le bleu est de nature profondément orientale et confuse (une lumière ombrée), en regard de la pensée occidentale qui contient un principe de distinction nette entre le monde des idées et de l’être (banc et noir) et celui de la nature et de la substance (jaune et rouge). » (Op. cit., p. 47).

Un problème est, comme l’indique ce passage, non pas une tension entre deux civilisations ou deux cultures, mais une tension entre des éléments provenant de registres différents, et se trouvant mêlés d’une manière inédite dans une culture donnée. C’est bien la tension née de l’entrelacement de ces registres qui constitue en tant que tel le problème. Et c’est aussi dans les zones de frottement entre ces registres que se joue non pas la solution mais la possibilité d’inventer quelque chose pouvant devenir une « réponse » ou, si l’on veut, une proposition. L’importance de cette distinction entre être et substance dans la culture occidentale a été déterminante, et pas seulement dans l’approche de la question de la couleur, mais aussi dans celle de la forme, des matériaux, des intentions et des processus mentaux.
Si l’on parvient à considérer que la séparation entre nature et être n’est pas pertinente, alors une telle « intuition », pour advenir doit être intégrée dans un corpus réflexif précis. Elle n’est ni totalement concrète, c’est-à-dire issue de la seule expérience, ni absolument abstraite, c’est-à-dire le résultat d’une réflexion désincarnée. L’événement auquel elle peut alors donner vie est fait du tissage de ces dimensions souvent opposées qu’elle intègre dans un même processus de pensée. L’invention plastique à laquelle il est possible de parvenir est précisément une combinaison tout à fait inédite entre ce qui relèverait de l’être et ce qui relèverait de la nature.

Les artistes conscients des limites auxquelles sont parvenus et l’art et la pensée qui s’appuient sur ce partage, engagent de facto leur travail plastique sur des chemins qui le prennent à revers, inscrivant le rapport entre éléments nécessaires à la création dans une nouvelle relation de complémentarité processuelle et non plus de dépendance métaphysique. Une telle opération n’est ni le fruit du hasard ni d’une simple détermination ou d’une sorte de volonté. C’est un événement complexe dont l’artiste est à la fois le concepteur et le passeur plus que le maître et le propriétaire. C’est cet événement dont il importerait de retracer à la fois la genèse, le déploiement et les effets si l’on veut comprendre en quoi l’invention et la dimension philosophique d’une œuvre sont déterminantes dans le paysage artistique de la seconde moitié du XXe siècle.