dimanche 28 janvier 2018

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Logiconochronie — XXIV

"L’invention" de Paul Klee à Gilbert Simondon — partie I

, Jean-Louis Poitevin

Face à la confusion des genres qui prolifère sur la scène de l’art aujourd’hui, repenser l’invention peut être une voie de clarification permettant de s’orienter plus justement dans ce labyrinthe des passions tristes. Paul Klee et Gilbert Simondon jouent, dans cette brève méditation, un rôle de balise et de boussole.

Inventer

On n’est jamais tout à fait seul, dans le creuset d’une époque, à accomplir des gestes à la fois concrets et mentaux qui aboutissent au déplacement de frontières, de critères, esthétiques ou moraux, ou au remplacement de vérités supposées acquises. Car si penser est un geste au même titre que créer et qu’il est un geste « solitaire », il n’est en rien déconnecté des courants qui constituent cette époque. Ce qui fait la force d’une invention, et donc confirme qu’elle « est » bien une invention, c’est qu’elle est en phase avec son époque.

Il faut un certain nombre de conditions, que l’on ne peut véritablement formuler dans leur efficacité qu’a posteriori, il est vrai, pour que l’invention puisse avoir lieu et ces conditions, rares sont les individus qui sont capables de les porter ensemble à leur niveau d’intensité maximum.

Il importe que l’individu sache qu’il est porteur de quelque chose qui le dépasse, non seulement dans la mesure où son œuvre, si elle est réellement nouvelle, va toucher un grand nombre de gens, mais dans la mesure où il comprend que la synthèse à laquelle il est parvenu aurait pu être atteinte potentiellement par d’autres. Une invention est donc une synthèse d’un genre particulier puisque, « au lieu de se borner à résoudre un problème, elle apporte le gain d’une surabondance fonctionnelle. » [1].

Le cliché selon lequel l’invention en art serait l’apanage d’un génie créateur et solitaire, et qui provient de l’idéalisation de quelques figures en effet relativement solitaires dans l’exercice de leur art, mais qui furent eux aussi reliés aux grands courants de leur époque, comme Van Gogh ou Gauguin, ce cliché, aujourd’hui, ne tient plus.

L’invention en tant que projection des idées d’un sujet supposé sachant et voyant, sur une surface ou dans un matériau quelconque est bien une conception à la fois dépassée et erronée. Une telle conception de la création suppose que l’objet créé est le produit d’un sujet omnipotent, extérieur et supérieur à ce qu’il crée. Le modèle imaginaire de cette conception de la création, qui survit toujours à se loger dans les arcanes de notre mémoire, s’enracine dans une vision réductrice quoique réelle de la tradition démiurgique.

Pour imaginaire qu’elle soit, cette conception de la création a traversé plus de deux millénaires et reste le modèle auquel finalement chacun, qu’il soit artiste ou non, se réfère implicitement. Ce schéma a permis à deux grands dispositifs de se sédimenter au cours des siècles. Le premier est celui de la conscience qui permet au sujet de s’imposer comme le pôle central de décision et de production du vrai et du beau. Le second est celui de la production technique qui permet d’inscrire l’œuvre d’art dans le champ élargi de la production des objets.

Mais précisément, inventer ne peut être réduit à cette projection de visées du sujet sur un plan et à cette réponse du plan permettant au sujet d’en extraire des objets répondant à ses visées. L’invention ne correspond en rien à ce schéma général qui pose comme une évidence incontournable la séparation entre sujet et objet et l’action créatrice comme intervention, en quelque sorte hors contexte, d’une conscience omnipotente sur un matériau considéré comme neutre.

C’est même en s’élevant de toutes ses forces contre ce partage, qui trouve son origine, il est vrai, chez Aristote, mais qui a été transformé en une sorte de « croyance » indépassable par deux millénaires de philosophie idéaliste, qu’il est possible de poser un problème nouveau et d’en faire le vecteur d’un renouvellement plastique et théorique.

En effet, à la différence de la philosophie, toute pratique artistique est confrontation, non tant avec le sensible en tant que catégorie abstraite, qu’avec les éléments concrets qui constituent cette pratique et se trouve insérée entre des données matérielles et concrètes qui précèdent et préexistent à la subjectivité et des données idéelles qui la dépassent et l’enveloppent.

Le créateur n’est jamais extérieur à ce continuum complexe. Au contraire, il en est l’une des composantes et l’un de vecteurs et sa fonction peut plus justement être décrite comme celle d’un passeur, d’un intermédiaire, d’un médiateur. Son rôle est de permettre à des données provenant de milieux différents et relevant d’ordres de grandeurs apparemment incompatibles d’entrer en résonance et de révéler des aspects de la réalité éventuellement inédits ou restés jusqu’alors non vus.

On doit à Paul Klee dans une conférence de 1924 prononcée à Iéna, Théorie de l’art moderne, l’une des plus belles formulations de cette conception souvent occultée de la place et de la fonction de l’artiste comme intermédiaire. En recourant à « la parabole de l’arbre », Paul Klee montre que l’artiste n’est pas ou ne devrait pas se penser comme ce doublet d’un dieu créant un monde ex nihilo, mais bien au contraire comme un de ces multiples acteurs à l’œuvre dans une création continuée.

« Notre artiste s’est donc trouvé aux prises avec ce monde multiforme et, supposons-le, s’y est à peu près retrouvé. Sans un bruit. Le voici suffisamment bien orienté et à même d’ordonner le flux des apparences et des expériences. Cette orientation dans les choses de la nature et de la vie, cet ordre avec ses embranchements et ses ramifications, je voudrais les comparer aux racines de l’arbre.
De cette région afflue vers l’artiste la sève qui le pénètre et qui pénètre ses yeux. L’artiste se trouve ainsi dans la situation du tronc.
Sous l’impression de ce courant qui l’assaille, il achemine dans l’œuvre les données de sa Vision.
Et comme tout le monde peut voir la ramure d’un arbre s’épanouir simultanément dans toues les directions, de même en est-il de [...] Ni serviteur ni soumis, ni maître absolu, mais simplement intermédiaire. L’artiste occupe ainsi une place bien modeste. Il ne revendique pas la beauté de la ramure, elle a seulement passé par lui. » (Paul Klee, Théorie de l’art moderne, p. 16-17).

Ce texte est l’une des rares manifestations du questionnement d’un artiste philosophe s’interrogeant sur les conditions de la création en ne prenant pas pour une vérité acquise le partage entre sujet et objet, mais en prenant en charge l’ensemble du processus créateur.

Que signifie ici réellement cette place d’intermédiaire ? Ce que Paul Klee évoque, c’est le continuum qui existe entre des éléments et des forces qui préexistent à tout individu et des formes et des expressions qui dépassent toutes celles qu’un individu peut réussir à inventer ou à créer par lui-même.
Cette double articulation ne définit pas la création ou l’invention en tant que telles, mais indique à quelle condition l’invention peut exister. Et ce que ce texte nous donne comme indication essentielle, c’est que la création, comme la nomme Paul Klee, ou l’invention, se situe toujours à la jonction de plusieurs dimensions, en ce qu’elle est le processus par lequel ces dimensions entrent en relation.

Sous les noms de racines, tronc et ramure, Paul Klee évoque ces trois dimensions.

  • La première correspond à tout ce qui préexiste à l’individu mais sans lequel il ne serait pas. L’organique, la matière ou le matériau sont parmi les noms possibles de cette dimension.
  • La deuxième est le monde dans lequel l’individu peut prendre, se constituer et exercer sa puissance de transformation sur ces éléments qui lui préexistent et dont il est issu et composé.
  • La troisième dimension est peuplée des éléments qui ont été transformés, y compris de ceux créés par l’individu médiateur.

En effet, Paul Klee, dans la lignée ouverte par Kandinsky, a renouvelé le statut même des éléments picturaux, comme le point et la ligne, en leur conférant une puissance d’expression propre à partir de laquelle il devenait possible de réinventer les relations entre signes, couleurs et signification. Ces relations étaient censées assurer une traduction analogique des forces actives dans la nature naturante à l’intérieur du champ de la représentation.

Notes

[1Gilbert Simondon, Imagination et invention, p. 172

Illustrations : Paul Klee