mardi 26 avril 2016

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Logiconochronie — VIII

Néants sans l’être — Partie I

, Jean-Louis Poitevin

Remonter le temps parfois s’impose. Ces aphorismes datent de 2001-2002. Des extraits de cet ensemble ont été publiés en 2002 dans une revue désormais disparue. La version intégrale, à peine retouchée, s’avance ici à un moment plus opportun.

Partie — I

- Quand le conditionnel s’effondre dans la condition, la pensée accède à l’inconditionnel.

- La chance est plus immense que le désastre.

- L’ontologie a ceci de limité qu’elle n’aime pas le possible et ignore l’impossible.

- Le monde ne se connaît pas de maîtres, quoiqu’il y ait dans le monde des hommes affectant d’agir comme si.

- Maîtres : une fiction. S’analysent comme fiction. Se combattent comme réalité (d’une fiction).

- La lâcheté des maîtres est absolue.

- Maîtres : aux dernières nouvelles vivent dans un espace qu’ils prennent pour l’Olympe et dans lequel des dieux répugneraient de vivre.

- Maîtres : des hommes. Les dieux n’ont pas infirmé.

- Hommes : sortes de chiens doués de passions et de ruses, désirant avoir leur part du festin de la vie, plus ou moins. Se prennent souvent pour des maîtres, incapables qu’ils sont de devenir leur maître.

- Maîtres : usent de beaucoup de déguisements. Quelques signes particuliers les désignent cependant. Ils distribuent ordres et conseils sur un ton péremptoire. Certains, assignés aux comptoirs, sont payés, mal, pour supporter les aboiements des chiens. On assiste souvent à une rapide et irréversible confusion des rôles.

- Maîtres : très nombreux, à la fois comme entités et comme reflets, car se multiplient les uns les autres en se réfléchissant. Chacun parmi les maîtres prétend avoir une vie, ce en quoi s’épuise son activité.

- Les maîtres pensent que le néant ne pense pas, ou plutôt ils le croient. Ils croient aussi autre chose : que l’être a besoin d’eux pour exister. (Impossible pour eux d’accepter l’idée que quelque chose puisse penser et exister sans eux).

- La vie a (au moins) deux faces et s’articule sur (au moins) trois plans. Les deux faces ont pour nom illusion et possible ; les trois plans, ramifications du corps, labyrinthe du cerveau, chaos du monde.

- La vie d’un maître n’a qu’une face, l’illusion. Le possible, il le confond avec ce qu’il prend pour la réalité. Elle n’a aussi qu’un plan, les fonctions du corps. Le labyrinthe du cerveau et l’idée du monde, le maître y voit des dérivés de l’illusion, autrement dit pour lui, de sa pensée qui n’a qu’une nécessité, permettre de contraindre le monde, et les autres corps, à se tenir dans une unique figure de l’ordre. Les maîtres sont ceux qu’écrase et nourrit cette « dualité ».

- Ce que l’on nomme le pouvoir des maîtres n’est autre que leur obsession à tenter d’échapper à des réalités autres dont ils nient la possibilité d’existence.

- Nombreux deviennent maître par leur désir de simplement ressembler à des maîtres. Tous ont en commun de ne pas pouvoir, ni chercher, à ressembler à eux-mêmes.

- L’ontologie sert aux maîtres en ceci qu’elle leur permet de concevoir le vrai comme une sorte de socle soutenant leur corps. En fait, lorsqu’ils ferment les yeux, ils découvrent un trône dans lequel, confortablement, ils se voient assis, leur cerveau posé à droite et le monde à gauche comme des chiens qui dormiraient.

- Les maîtres ne perçoivent pas que le corps, le cerveau, le monde excèdent l’être, de tout leur être.

- L’être : imprécation et limitation, illusion des seuils.

- La grandeur de la vie réside dans le « sois ! » qu’elle lance à elle-même, sans cesse. Qu’elle excède cet impératif par son inconditionnalité, voilà ce que le souffle du « sois ! » efface souvent lorsqu’il s’exprime.

- L’être ne sert aux maîtres qu’à une seule chose : empêcher que vienne s’intercaler entre leur cerveau et le monde qu’il génère, un terme qui lèverait l’imposture de cette identification.

- L’être est la charnière d’une porte qui ne doit jamais rester ni ouverte ni fermée et qui pourtant ne doit rien laisser entrer qui n’ait été autorisé.

- La philosophie s’est enkystée dans la vase de l’hésitation. Pour en sortir, elle a finalement choisi de chercher l’être là où il se trouvait, c’est-à-dire en elle-même. Elle l’y découvre comme son cœur, son noyau, sa racine. Elle s’en saisit et le porte haut devant ses propres yeux, petit oiseau mort qui ne sait pas désigner son meurtrier.

- La philosophie, en optant pour la prétention, fait de l’irréalisable son projet. Le possible, elle l’a rejeté dans la poubelle, pays de l’inutile. Assise au bord du chemin conduisant à la décharge, elle rêve en fumant son houka.

- Le possible se trouve dans la poubelle, nom de la dimension inévitablement réflexive de la pensée, ou, plus exactement, fonction incluant cette dimension nécessairement.

- La question à laquelle tant de réponses concrètes ont été apportées mais à laquelle les hommes ont manifestement le plus de mal à être confrontés, reste celle-ci : Pourquoi aiment-ils tant se laisser abuser et tromper si facilement ?

- Reconnaître l’illusion comme l’une des faces de la vie ne permet pas de faire sauter les chaînes que les hommes se sont passés aux poignets et aux pieds. De plus, il apparaît qu’ils ne gardent pas connaissance du fait suivant : qu’ils ont eux-mêmes posé les cadenas et jeté les clés.

- Harceler les maîtres du monde, y compris sexuellement, y compris les chiens.

- De quels renoncements est-on prêt à payer ce repos sans combat, cette ataraxie sans exercice, cette rétention sans rien à contenir ? De l’annihilation, de l’assassinat des affects. Voilà « l’objet du renoncement ». Le reste est fait de conflits secondaires pour la répartition des places. Il se trouve aussi que, malgré attentes et promesses, il n’y a pas de classement. Il est pourtant trop tard pour revenir en arrière, car le poison du pouvoir agit irréversiblement.

- Qu’est-ce qui retient la plupart des hommes de choisir le camp de l’opposition en acte aux dominations ? Que cela doive être en acte, car l’acte fait pénétrer dans la zone de l’irréversible et l’irréversible fait peur. L’irréversible est l’objet même de la peur. Il est aussi le creuset du possible, la forme du kairos, l’élan de l’irreprésentable au cœur de l’inconditionnel.

- L’opération que met en œuvre la tyrannie qui étend son règne sur le monde ne consiste pas seulement à couvrir violemment tous les murs de la terre de molleton pour étouffer le bruit des cris, elle vise à atteindre en chacun la zone cérébrale où peut germer le goût du combat. C’est cela qu’il s’agit d’annihiler, le plus souvent en l’exacerbant. Dans les zones pauvres de la planète on joue avec (la peur de) la misère. Dans les autres, on joue avec la peur (de la peur). Entre les deux passent les images, en particulier celles de ce qui a lieu là où règne la misère et que l’on associe par un effet retour à celles du bonheur controuvé dans lequel on se meurt et auquel il est bon de désirer se soumettre, parce qu’il est bon de le trouver bon.

- L’environnement technologique engendre une peur de type rétrospectif. Là où est le danger, on ne cherche pas à s’en sortir par ses propres moyens. On reste là, tremblant, attendant des secours que l’on a alertés avec son téléphone portable. Le temps de cette attente particulière est notre temps.
C’est un temps durant lequel on s’en remet à des entités qui objectivent l’activité cérébrale en contrôlant l’activité du corps et en offrant du monde une vision ordonnée. La voiture et la télévision sont de tels opérateurs psychiques, capturant, informant des affects, réalisant une sorte d’unité synthétique, puissance radicale d’affirmation négatrice à quoi se résume désormais l’ontologie.

- L’être sert à colmater la faille entre une liberté sous contrôle et une imagination sous scellés. Il tient lieu de légitimité à ces médecins de l’âme qui sont les véritables agents de la maladie.

- Ceux qui croient aux pouvoirs rédempteurs de l’être prétendent n’avoir besoin de recourir ni aux tranquillisants ni aux excitants. Ceux qui les ont utilisés, surtout à titre expérimental, savent qu’il n’y a pas de différence entre l’être et leur cachet. Quand la faille sera trop large, l’être volera définitivement en éclats comme croyance pour être aussitôt remplacé par les seules piqures ou cachets. Des sectateurs de l’être, il n’y a jamais rien eu d’autre à attendre que des lettres de cachet.

- Se dédouaner sans fin du risque et de la responsabilité est la manière des maîtres du monde. Durcie sur l’une de ses faces, telle part du monde se découvre sur l’autre, irrésistiblement friable.

- Pour ceux qui s’acharnent à faire de la conscience de soi l’écrin et le miroir de l’ego, la mort est tout. Pour ceux qui font du monde l’envers de l’impensé, la mort est ce qu’en dit Marc-Aurèle : rien.

- Grand ordonnateur de l’oppression depuis tant de siècles, l’État va devoir durant le siècle dont viennent d’accoucher les écrans des ordinateurs, faire face aux attaques de ses ennemis. Il va devoir résister à sa dissolution par le haut, qui l’a vu se transformer depuis déjà quelques décennies en exécuteur des basses œuvres de l’ordre supérieur qui tend à s’arroger le contrôle des mondes. Il devra vider jusqu’à la dernière goutte la coupe de la trahison dont il s’est fait le réceptacle et condamner à mort ceux qui sont pourtant son corps, sa chair, sa légitimité, la possibilité même de son existence, son être.

- À l’heure du déjeuner, à la radio, sur les télévisions, on évoque avec force détails le phimosis d’un abbé amateur d’enfants et les possibilités physiques que cela lui laisse, ou non, pour l’intromission des petits garçons.

- Le fait de retenir des larmes ne signifie pas que l’on ne pleure pas. On est simplement en train de constituer une réserve de sel pour pouvoir assaisonner la terre puisque l’on ne peut plus en recueillir de la mer mazoutée.

- La liberté ne consiste pas tant à se gargariser de néologismes qu’à considérer le verbe « être » comme une verbe d’action.

- C’est un astigmatisme mental qui a permis de faire passer pour l’universel la pathologie de quelques-uns. À y regarder de près, le verbe être ne désigne pas tant le principe, l’essence ou l’insaisissable cœur de toute chose que la puissance de mettre en œuvre une multiplicité de relations. On voit en lui un commencement. Il faudrait plutôt lire en lui les signes d’une fatigue.

- Devoir tout le temps exprimer le « ce que » d’une chose avant (afin) de pouvoir la mettre en relation avec d’autres rendait la vie difficile. Cela a conduit certains hommes à inventer une synthèse particulière permettant d’échapper à cet obstacle, l’être. C’est l’être qui nous rend désormais la vie impossible. De plus, on ne peut sans vanité chercher à le dissocier de ce qui a été fait en son nom. Laissons-le donc s’éprendre de sa dissolution en acceptant de remarquer qu’il ne désigne pas un noyau incernable, mais que, verbe d’action, il met en œuvre la relation.

- Au lieu de servir de hachoir à l’évidence, le verbe « être » peut servir de point d’articulation entre l’existence impalpable et pourtant si sensible de l’intériorité réflexive de la pensée et la si palpable et pourtant si insaisissable existence du monde.

- Le mot « être » peut ne plus s’incarner à travers la signature au bas d’un aveu mais devenir la ligne qui, s’enroulant sur elle-même, sans cesse interrompue, sans cesse reprise, détisse le non-sens d’un destin jusqu’à en faire une vie.

- Être : échangeur des affects.

- La croyance en la valeur absolue de la trace se mire dans la même mare de sang que la foi en celle de la destruction. Entre les deux, aucun juste milieu, mais dans l’entrelacement des fils du possible, des traces manquantes que l’on retrouve en les inventant et des destructions qui sont des respirations salvatrices.

- Sans l’être plus de représentation ? Sans l’être plus de civilisation ? Sans l’être plus d’avoirs ? En mettant entre parenthèses la croyance obligée en l’être, en sa puissance incontournable et attractive de tombeau ouvert, devient possible une relation entre pensées et affects articulée à un principe formateur capable de ne pas privilégier de manière univoque la désinhibition devenue le programme de la marchandise reine.

- Il n’y a pas à chercher l’être sous les choses, les apparences ou derrière les catastrophes, les monstruosités, car dans le premier cas, on ne trouve que des lambeaux de relations niées et dans le second l’indigence du mensonge érigé en vérité d’État. Si être il y a, il répond aux phénomènes, car il incarne leurs voix.

- Que faire quand la colle de l’être ne tient plus ? On peut croire aux vertus créatrices de certains « schizos ». On peut aussi croire aux vertus créatrices de certains « non schizos ». Mais aujourd’hui, qui n’est pas en train d’épuiser ses forces à tenter d’empêcher que les bords de la faille ne s’écartent jusqu’à le démembrer ou qu’ils se rapprochent jusqu’à l’écraser ? Oui, que faire ? Rester d’un côté ? Sauter de l’autre ? Plonger entre les deux ?