dimanche 31 mai 2020

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Les couleurs ne viennent pas de nulle part !

, Jean-Pierre Brazs

Dans cet article Jean-Pierre Brazs interroge l’image du naturaliste à travers la question de la couleur

Il est une image vieillie mais toujours persistante, que les révolutions du génie génétique et de la biologie moléculaire ont peine à supplanter : celle du naturaliste, étudiant l’organisation du vivant en manipulant et conservant des plantes jaunies et des animaux formolés. Il est fréquent de penser que les artistes savent disposer, suspendre, troubler, raconter, transformer de sourdes inquiétudes en euphories contenues. Parce qu’ils empruntent aux scientifiques certains procédés, parce qu’ils puisent comme eux aux sources des trois règnes du monde naturel, il est légitime qu’ils recherchent une proximité provisoire avec eux en un temps et un lieu donné. Car les couleurs s’absentent quand la vie disparaît, l’organique se décompose et se minéralise. La glorification suprême de la vie consiste parfois à colorer des restes humains ou à parer d’oripeaux flamboyants les corps vivants destinés à la putréfaction.

Il a bien fallu les prendre quelque part ces couleurs, les extraire du végétal et de l’animal. Il a fallu en broyer du minéral, et en laver des terres, pour alimenter en rouge, en pourpre, en jaune ou en bleu les rituels de conjuration. La « couleur-vie » donc circule : rien n’échappe à ce mouvement, tout se transmute, se spiralise, s’encycle, s’interfère ; le mouvement s’affole ou se léthargise, se noue en calcifications, se tisse en alternances, se fragilise en attentes, se met en vrac, se pelotonne en froides géodes, rebondit en teintures résurgentes ; les intempéries délavent la lumière, les labours remuent la glaise terre d’ombre et exhument des tesselles céramiques de vie bleu cobalt. Le monde vivant exsude et transpire, ses excrétions ennoblissent les vernis du rouge sang-dragon ou du jaune gomme-gutte.

Sève et sang naturellement se ressemblent.
La lumière se décompose en couleurs tombées du ciel, la vie en se décomposant abandonne ses couleurs à la terre. La terre avale et recouvre tout et l’archéologue s’y épuise les ongles. Les artistes, brouillant les cartes, y trouvent de quoi donner aux reliquaires des allures de cabinets de curiosités. »

© Jean-Pierre Brazs

Il m’est arrivé il y a quelques années d’imaginer un projet d’exposition à la fois scientifique et artistique. Elle aurait consisté à présenter des œuvres picturales majeures et les matériaux puisés dans la nature pour fabriquer supports, pigments et liants. Une façon de mettre en tension la forme et la matière, indispensables l’une à l’autre, l’une source d’émotions, de significations, d’interrogations et d’interprétations, l’autre pesante, ingrate parfois, boueuse de cette boue que Delacroix pouvait transmuer en chair lumineuse. L’une est affaire de mise en œuvre, l’autre d’extraction. Il aurait été question de culture et de nature.

L’exposition n’a jamais vu le jour : trop compliquée, trop chère, transdisciplinaire ! En relisant mes arguments de l’époque, je n’ai pas honte de les avoir formulés.

Les rapports que l’homme n’a cessé d’entretenir avec les ressources naturelles se lisent dans les techniques artistiques : peintures sur parois rocheuses, sur panneaux de bois, sur toiles, sur parchemins ou sur enduits muraux, teintures de laine ou de coton, émaux et verrerie. Les trois règnes de la nature sont convoqués depuis les premiers gestes de création artistique et n’ont cessé de l’être malgré le développement de l’industrie chimique. Encore aujourd’hui certaines couleurs naturelles sont inimitables, certains produits naturels irremplaçables.

La craie, les ocres, l’hématite, les oxydes de manganèse, servent la peinture depuis le paléolithique ; d’autres terres diversement colorées, ont ensuite enrichi l’imaginaire des artistes ; le lapis-lazuli, l’azurite et la malachite ont fourni des bleus célestes et des verts lumineux ; le rouge fut longtemps de cinabre.

© Jean-Pierre Brazs

Le monde animal n’est pas de reste avec la pourpre des murex, le carmin extrait de l’antique et méditerranéen kermès (qui ne sera remplacé par la cochenille du Mexique qu’avec la découverte du Nouveau Monde), le sépia du sac à encre de la seiche et le noir de l’ivoire calciné. Les pinceaux et les brosses sont de poils de martre, d’écureuil, de putois ou de porc. Les colles de peau associées à la craie ou au plâtre sont les constituants traditionnels des enduits pour la peinture sur panneaux de bois.

Les peintures à l’encaustique utilisent des cires d’abeilles, de la cire de carnauba provenant de certains palmiers brésiliens ou de la cire de candelilla fournit par une euphorbiacée des déserts mexicains. Les médiums pour les peintures à l’huile associent diverses huiles végétales et de nombreuses résines : le mastic en larmes de l’île grecque de Chios produit par Pistacia lentiscus, la résine dammar ou la résine sandaraque. Pas d’aquarelle ni de vernis sans gomme arabique ou adragante. La production de multiples gommes-laques recueillies sur les branches et les rameaux de divers ficus et aleurites est liée à la présence d’un insecte vivant sur ces plantes. Les copals de Madagascar, de Zanzibar ou du Congo sont des résines fossiles, comme l’ambre des plages de la mer Baltique. La térébenthine de Venise est fournie par le mélèze, l’essence de térébenthine par la distillation de la résine du pin maritime.

Les bleus de l’indigo et du pastel ; les rouges de la garance, des bois de Brésil, de Campêche, de santal, des fleurs de carthame ou des palmiers aux résines sang-dragon ; le rouge orangé des graines du rocouyer ; les jaunes de la gomme-gutte extraite des garcinias du Cambodge, ceux de la laque préparée à partir de la gaude ; le vert de vessie fourni par certains nerpruns ; les noirs de sarments de vigne, de noyaux de pêches ou d’amandes, carbonisés à l’abri de l’air : le monde végétal ne se fatigue pas d’être pictural et alimente aussi d’innombrables procédés de teinture des cotons et des laines. Même les champignons s’y mettent !

Les pigments ne viennent pas de nulle part. On a longtemps utilisé des ressources locales pour en extraire des matières colorantes, avant que les voies d’échanges commerciaux ne livrent des matériaux exotiques. Le lapis-lazuli venait de l’actuel Afghanistan avant que l’azurite allemande d’outremontagne ne se substitue au bleu outremer qu’on en tirait. Pour la fortune du "pays de cocagne" il a fallu protéger (mais en vain) le bleu pastel du triangle d’or (Albi-Toulouse-Carcassonne) de l’importation d’indigo "teinture des Indes". Le noir des draps fit la puissance des Flandres et la sombre beauté des portraits des marchands de la Hanse. Les oxydes de cobalt extraits du sous-sol d’Europe centrale ne sont pas étrangers au succès du bleu des verreries de bohème.

Les matières naturelles, les techniques d’extraction, de transformation et de mise en œuvre, les échanges commerciaux et la symbolique des couleurs, alimentent une odyssée de la peinture, de la teinture et des arts du feu. La botanique, la minéralogie, la zoologie éclairent l’histoire mouvementée des matériaux du peintre.

Il y a tant d’histoires à raconter.
Les peintres des profondeurs de Lascaux - Le bleu égyptien, invention de potiers céramistes 2 500 ans av. JC - La pourpre de Thyr, color officialis - La peinture antique à la cire punique - Les précieuses enluminures médiévales - Les secrets jalousement gardés des médiums et des vernis à l’huile - La fortune du drap noir des Flandres - Le bleu pastel et le rouge garance - Les teinturiers du Roy - Les ocres d’ici et les bleus d’ailleurs - Et tant d’autres… »