samedi 27 juin 2015

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Le récit d’une œuvre, 1975-2015

, Alain Snyers

Les Éditions L’Harmattan viennent de publier Récit d’une œuvre, 1975-2015, une autobiographie d’Alain Snyers. Cet ouvrage de 180 pages retrace de façon chronologique l’itinéraire de l’artiste depuis sa première exposition à Nice en 1975 chez Ben jusqu’aujourd’hui. Quarante années d’activités artistiques sont évoquées à partir de notes d’atelier, de descriptifs d’actions ou d’installations ou de projets non réalisés. Ainsi chacune des années de ce parcours est documentée par une ou plusieurs notices descriptives d’une réalisation ou d’une intention d’action.

Basé sur un corpus d’archives personnelles, Récit d’une œuvre, 1975-2015 décrit différentes formes d’attitudes et d’engagements face au réel et plus particulièrement, face au contexte urbain et à la quotidienneté. L’œuvre ici relatée prend ses sources au milieu des années 70 et est de ce fait imprégnée de quelques paradigmes idéologiques propres de cette période comme l’engagement militant, le rôle social de l’artiste ou la place du public et sa participation. Les notions de plaisir et d’expérimentation sont également fortement sollicitées tout comme celles de la polyvalence et de l’autogestion. Notions qui sont conservées et déclinées au fil des années à l’aune de nouvelles situations et projets.

VIE QUOTIDIENNE, environnement de type grand magasin, 1977, Groupe UNTEL, Musée d’art contemporain de Strasbourg, Installation, 2013.

L’ouvrage Récit d’une œuvre, 1975-2015 aborde un large panorama de pratiques artistiques, convoquant autant de simples gestes éphémères que de complexes manœuvres collectives en passant par le dessin, l’assemblage d’objets ou par l’écriture de textes burlesques. Cette diversité créative témoigne d’une volonté d’inscrire l’énergie de l’art dans l’espace public et propose des relectures décalées du quotidien et de quelques comportements et usages familiers. L’œuvre revendique sa légitimité et son positionnement de par la pluralité de ses pratiques et ses diverses approches du réel par des situations sans cesse renouvelées.

Récit d’une œuvre, 1975-2015 mentionne le groupe UNTEL (Jean-Paul Albinet, Philippe Cazal & Alain Snyers) pour en souligner la singularité et sa représentativité tout comme, quelques notices s’attardent sur les manœuvres d’art sociologique menées ultérieurement avec Hervé Fischer.

L’ouvrage présente un inventaire de réalisations et de questionnements proposés aux lecteurs à travers l’énonciation de possibles artistiques, de pistes diverses et d’expériences laissant ainsi ouvert un projet en permanent mouvement.

La diversité des sujets abordés, les formes mises en œuvre et les questions posées au fil des propositions qui sont traitées dans ce présent ouvrage permettent de distinguer différentes thématiques génériques comme la notion du travail en groupe, le regard sur la cité ou encore les principes de détournements et d’espiègleries.

PERDU CONFIANCE, campagne d’affiches, Mouans-Sartoux, 2013.

Faire ensemble

Durant les années 70, les regroupements d’artistes étaient courants et dans l’air d’un temps militant et collectif. L’association d’artistes s’est très souvent faite sur des bases politiques et l’autogestion de l’action artistique était un moyen, non seulement d’agir, mais aussi d’exister dans un contexte où la jeune création n’avait que peu d’espaces de monstration possibles. Le Salon de la Jeune Peinture était l’un de ces rares endroits où la liberté d’expression était la règle et où les groupes et collectifs pouvaient s’exposer. Ce fut dans ce contexte, très agité, que le groupe UNTEL exposa pour la première fois (1975). Contrairement à la plupart des collectifs présents, UNTEL ne milita pas pour des causes (politiques ou sociales) clairement identifiées, mais plus pour un regard immédiat sur la société et pour une attitude différente de faire de l’art dans le contexte urbain de la France giscardienne. Le choix du nom « untel » ne fut pas neutre et sous-entendit, au delà du principe d’anonymat, l’idée du travail en groupe (page 11). Une mutualisation des outils de production et de diffusion fut mise au service de projets d’interventions dans la rue comme 350 mètres d’information, Je vous offre un verre (page 15), « Le bonheur, pour vous, qu’est-ce que c’est ? »…, et d’installations (Vie quotidienne, (1977), l’environnement de type grand magasin (page 23). Le fonctionnement collectif du groupe (Jean-Paul Albinet, Philippe Cazal et Alain Snyers) a permis de conjuguer le potentiel créatif de trois artistes avec l’efficacité d’une production inscrite dans son temps.

Fin 1978, Alain Snyers rejoint Hervé Fischer qui venait de se séparer du Collectif d’art sociologique dissout cette même année. Tout deux initient de nouvelles expériences d’art et de communication, pratiques ultérieurement dénommées « manœuvres » comme celle d’Amsterdam (1978) Jordaners maak uw krant (page 37) ou de Chicoutimi (Québec, 1980) Citoyens-sculpteurs (page 55). Ces manœuvres furent des opérations qui ont impliqué de nombreux participants dont les contributions donnèrent le sens et les orientations aux projets. Le principe de la manœuvre collective s’est répété en 1982, à Lyon avec le projet Donnez de vos nouvelles aux lyonnais de l’an 2132 (page 67) qui prit la forme d’une vaste correspondance pour le futur. La manœuvre collective Parc Abraham à Québec (2013) s’invita dans la campagne électorale locale par la diffusion d’une rumeur.

PÉTITION POUR RIEN, Signatures, Nice, 2003.

Regarder la ville

L’ouvrage Récit d’une œuvre, 1975-2015, évoque de nombreuses formes de regards sur la ville. Celle-ci est d’abord considérée comme le paysage immédiat des citadins parmi lesquels figurent les artistes. La ville est le lieu privilégié de rencontres et d’interpellations des habitants par divers moyens aux finalités des plus diverses. Le geste de l’artiste, par ses intrusions dans l’espace public, est l’un de ses moyens.
L’illustration d’attitudes interventionnistes est ici donnée par des performances urbaines comme Voir de près les gens de la rue (Paris, 1979, Montréal 1980) qui pose la question de l’échange de regards entre les passants (page 40). L’action Appréhension du sol urbain, répétée en plusieurs villes, met « en contact direct l’artiste et la cité (page 22). Les Prélèvements urbains, commencés en 1976, ont collecté de nombreux fragments représentatifs de la ville ; fragments témoins autant du cadre urbain, des passants que de la société elle-même à travers sa consommation et ses objets (page 17). Les textes des annonces immobilières des différentes déclinaisons de Snyersimmo, l’agence de l’immobilier parodié (page 107), décrivent, au delà des pratiques de ce domaine professionnel spécifique, la réalité de l’habitat en milieu urbain et offrent aux passants des vitrines immobilières une lecture caricaturale du logement et des imaginaires qu’il peut susciter. Pour une création radiophonique, la rue est décrite et commentée à la manière d’un chroniqueur sportif dans le feuilleton radiophonique Terre urbaine (page 62) diffusé en 1980 sur CKRL FM à Québec.
Ces différentes formes d’interventions publiques proposent plusieurs regards sur la ville. Regard critique sur le mode de vie urbain comme l’action Point de solitude (Liège 1990) qui pointe la solitude sociale dans la ville (page 85). Regard parodique avec comme par exemple les différentes séries de parcmètres exposés directement dans la rue en 1982 (page 71). Regard amusé et complice en direction des passants à l’occasion des régulières campagnes d’affichages comme celles dénommées Perdu (page 137) où l’habitant était interpellé par un jeu de langage non dénué d’humour. Les modifications des noms de rues ou les adresses inventées d’habitants fictifs s’inscrivent dans un regard sur ce qui constitue le cadre urbain, source permanente d’inspiration (page 103).

La ville demeure un cadre privilégié pour l’engagement artistique. Engagement de l’artiste en tant que citoyen responsable dont les outils d’expression et le comportement s’inscrivent dans le présent d’une urbanité vivante.

L’IMPRESSION DE LA FRITE / centenaire de IMPRESSIONS D’AFRIQUE de Raymond Roussel, Tombe de Raymond Roussel, cimetière du Père Lachaise, Paris, Performance, 2013.

Les détournements, les espiègleries

Le principe du détournement est central dans cet itinéraire artistique et est posé comme un mode subversif de l’art. Le détournement de mots, d’objets ou de sens est sollicité pour révéler et engendrer de nouvelles situations et lectures du réel. Lectures critiques et politiques, mais aussi lectures burlesques des choses de la vie. La parodie, l’humour et l’espièglerie sont ici des outils opératoires pour dépeindre différemment la proximité et la quotidienneté.

La modification à la craie blanche de numéros sur le sol de la Place Rouge à Moscou (1975) visa à perturber l’organisation d’une parade militaire (page 15). La circulation de l’Autocartistique dans les rues de Québec (1980) parodia l’organisation de l’industrie touristique (page 61). Le détournement des lieux de commerce ou boutiques vers d’autres destinations comme le proposa le groupe UNTEL avec Vie quotidienne (page 23) est une pratique courante qui permet d’interroger la société à travers ses lieux de commerce et ses modes de vie. Le projet Vondelstrasse à Cologne (1978) transforma une superette en laboratoire d’expression populaire et terrain d’aventure (page 43).

DAUPHIMMO, l’agence immobilière de la rue Dauphine, Paris, 2008.

Les fausses agences immobilières de Snyersimmo (à partir de 1998) se construisent sur l’ambiguïté d’une première perception plausible d’une activité tandis qu’une lecture plus proche révèle une réalité totalement burlesque décrite par des détournements d’expressions ou de mots (page 107).

La création de signalétiques décalées permet d’indiquer de nouvelles directions autant vers l’imaginaire que vers l’absurde en jouant sur le double sens du vocabulaire toponymique comme le projet Lieux dits (2003) le démontre en disant (différemment) les lieux (page 127).

Les différentes manœuvres inspirées des campagnes électorales comme à Angoulême (1978) avec Le 3ème tour des électeurs anonymes (page 27) détournent littéralement des processus de consultation au profit d’autres formes de paroles. À Oullins (1983), les candidats étaient les enfants des écoles (page 69). Le programme des Élections partiales (2004) a mis en campagne des candidats fictifs dont les professions de foi détournaient le langage politique vers l’absurde, voire le grotesque (page 131).

Les vocabulaires spécifiques de l’archéologie, avec les amphores gallo-romaines (page 149), de la pharmacopée de Pharma-mots (page 147) ou de la table avec les Menus espiègles (page 143) détournent le sens de ces différents domaines vers d’autres territoires, décalés et surprenants.

JORDANNERS MAAK UW KRANT, Habitants du Jordaan, faites votre journal, Amsterdam, 1978.

Par l’usage du détournement, des processus parodiques sont ainsi engagés et posés comme des nouvelles évidences et perceptions de différents univers connus et de proximité. Les expressions du langage courant, les situations banales ou encore des pratiques sociales immédiates constituent des champs d’expérimentation permanente de l’art au quotidien.

Même si le Récit d’une œuvre, 1975-2015 termine dans cette édition sa chronologie descriptive en 2015, l’élan sous-tendu ne peut que se projeter au delà de cette date. Les propositions énoncées appellent des continuations et d’autres développements que tout à chacun peut s’approprier. Si l’ouvrage fait un état d’un parcours dans le temps, il laisse ouvert la réflexion pour de nouvelles aventures.

À SUIVRE…

Alain Snyers
Éditions L’Harmattan,
Collection Eidos dirigée par François Soulage et Michel Constantini
Paris, 2015