vendredi 1er mai 2020

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Les fictives campagnes électorales

Ou l’art dans le burlesque de la politique

, Alain Snyers et Wanda Mihuleac

Les différents projets de fausses campagnes électorales conçues par Wanda Mihuleac et Alain Snyers posent la question de la relation entre l’art et le politique.

Les campagnes électorales

Parmi les multiples formes d’expression de la politique, la campagne électorale en est une qui réunit une diversité de problématiques intéressantes pour être abordées par l’art et faire l’objet d’un traitement original. Une campagne conjugue l’élaboration d’un discours porteur d’intentions et de fiction, un choix d’images flatteuses et idéalisées et une stratégie de communication.

Les imaginaires sous-tendant quelques soient les campagnes représentent un intéressant sujet de société mais aussi un modèle d’usage de la parole et des signes pour une nouvelle appropriation artistique. À trois reprises, les deux artistes Mihuleac et Snyers ont choisi de construire un projet parodique et burlesque sous la forme de fictives campagnes électorales.

La première fut initiée en 2004 à l’occasion des élections européennes avec, en image, un groupe d’une vingtaine de candidats fantoches. En 2019, avec les « Roumpfs en campagne », une nouvelle campagne européenne fut conduite. Les élections municipales françaises de mars 2020 ont permis la création de la liste Coqs et Poules pour Paris (CPpP).

Candidate Margaret, 2004

Le politique comme sujet d’art

Ces projets artistiques qui abordent la question politique sont d’abord portés par un regard sur des pratiques propres de nos démocraties, pratiques considérées comme fondamentales. Le processus électoral central dans nos sociétés réunit deux champs d’intérêt pour l’observateur. Le premier est celui de l’expression collective d’une société en dialogue avec elle-même. Le second, de par la forme du processus électoral même, convoque les discours de communication, le sens donné aux images et la formulation de projets conjuguant réalisme et prospective. Ces deux champs complémentaires peuvent aisément recouper des préoccupations d’artistes quand ceux-ci affichent un engagement dans l’espace politique et une volonté d’inscrire un projet en résonance avec celui-ci. L’appropriation de codes et de processus connus comme ceux des campagnes électorales permet à l’artiste de construire un autre regard sur le politique.

Art et politique

Tout au long de l’Histoire, le binôme art et politique a connu une large diversité de formes dans lesquelles les degrés d’implication des artistes ont variés selon les époques et les circonstances.

La position dominante des artistes dans l’Histoire moderne de l’art est celle de la critique, possible de par leur indépendance et leur position d’observateur qui leur permet un regard non partisan.

Chez les artistes, ces diverses formes d’attitudes et de propos ont toujours été portées par le souci de considérer le champ politique comme un territoire collectif d’analyse et d’appropriation. Par le biais du médium qu’est l’art, l’artiste se rapproche du politique pour le reconsidérer au nom de l’indépendance de la pensée et du regard critique. L’artiste est aussi engagé en tant que citoyen concerné par la chose publique.

Coqs et Poules pour Paris 4e arrondissement, Lutèce et Rivoli, 2020

L’art de la parodie

La parodie est un mode opératoire largement employé par les artistes dans leurs approches du réel y compris dans leurs relations avec le politique.

Par la parodie, le détournement réalisé par l’artiste donne du politique une image différente où la caricature souligne le non-vu comme le non-dit et relativise autant les prétentions que les certitudes politiciennes. Le propos artistique apporte ici, outre une nécessaire fantaisie, la dimension du doute et d’un utile questionnement. Cette position suppose que l’art peut et doit pouvoir interroger les composantes du corps social incluant de fait le champ politique.

L’usage de la parodie permet avec une fausse légèreté de s’approprier les codes et modes de communication du champ visé, ici dans l’occurrence, le politique à travers l’une de ses formes d’expression, la campagne électorale. Cette appropriation construit une sorte de contre-champ d’une réalité regardée avec le recul nécessaire au questionnement et à la construction d’un autre langage, celui de la création artistique indépendante.

Mises en œuvre de campagnes fictives

À partir de la volonté de considérer comme essentielle une forme de la démocratie qu’est le processus électif, Wanda Mihuleac et Alain Snyers ont, depuis 2004, ponctuellement conçu et organisé trois campagnes fictives où la dérision et la moquerie deviennent l’argument politique des candidats caricaturaux aux intentions et attitudes directement inspirées du modèle réel ainsi plagié. Chacun d’eux y ont développés des programmes personnalisés et liés aux contextes géographiques et culturels.

Dans chacune de ces trois campagnes, un travail particulier de photomontages permet la construction de la figure de chaque candidat. Leurs visuels déjà très caricaturaux sont prolongés par des textes dont les formules s’inspirent directement du vocabulaire politique combiné avec divers expressions du langage courant. Les messages sont ainsi de véritables créations textuelles d’un absurde ayant pour fondements la communication politique.

Le cœur de chacune de ces trois campagnes est la série des candidats et de leurs portraits « officiels », 20 en 2009, 28 en 2019 et 20 en 2020. Ces portraits en synthétisant images et textes, deviennent les œuvres centrales des projets. Pour plagier le principe des campagnes, les trois éditions ont développé chacune leur propre matériel électoral comme des affiches, des tracts et des communiqués parodiant le langage des communicants.

En parallèle et en complément des séries de portraits et de professions de foi/ programmes, différentes actions ont matérialisé ces campagnes par plusieurs opérations de collage d’affiches sur d’authentiques panneaux électoraux durant le temps officiel des campagnes. En septembre 2004, un vote fut organisé dans la rue de Seine à Paris suivi d’un dépouillement dans un pseudo-bureau de vote. En 2019 et en 2020, de fausses conférences de presse ont permis de présenter très officiellement les candidats et d’engager lors de chacun de ces pastiches un débat avec le public.

Les différentes composantes de ces projets en font des dispositifs complets et véritablement multimédia s’inspirant au plus près du modèle de campagnes institutionnelles pour élaborer des systèmes parallèles de créations devenues autonomes par leur charge parodique et burlesque.

Coqs et Poules pour Paris 5e arrondissement, Clovis et Lemoine, 2020

La campagne européenne de 2004

Cette campagne dénommée élections partiales a supposé l’existence d’un scrutin décalé dans la première circonscription de Paris. La fictive liste conduite par Mihuleac et Snyers était composée de candidats uniquement nommés par leurs prénom : Maria, Martin, Franz, Charles ou Ingrid. Leurs effrayants portraits conjuguaient monstruosité, violence et absurdité. L’aspect textuel était principalement orienté vers les promesses électorales détournant des expressions courantes du langage courant comme Georges vous roulera dans la farine… Frida, votre candidate coupera pour vous ses cheveux en quatre et peignera la girafe… Nicolas vous mènera en bateau pour aller droit dans le mur… Dave vous dorera la pilule et vous fera prendre des vessies pour des lanternes.

Deux campagnes d’affichage ont présenté les vingt portraits et leurs slogans aux passants de la rue de la Roquette (Paris 11e) et rue Jacques Callot (Paris 6e) où un bureau de vote fut installé avec bulletins, urne et assesseurs. Une réplique de dépouillement a clôturé ce simulacre électoral.

Élections européennes, Roumpf, Pierre Lambert, Belgique, 2019

La campagne européenne de 2019, les Roumpfs

Cette seconde édition européenne a vu la création d’une liste transnationale composée de 28 candidats représentant les 28 pays de l’U.E. L’unité de ce groupe fut exprimée par l’utilisation commune de la figure du « Stroumpf » devenu l’avatar de 28 Roumpfs déclinés selon les différentes caractéristiques nationales. Chacun d’eux arborant leurs attributs locaux combinant le grotesque à des références autant géographiques que culturelles. Chacune des candidatures fut accompagnée du projet politique du candidat dont le résumé figura sur les affiches officielles en français et partiellement en anglais. Leurs mises en page mixèrent les éléments typographiques (slogans) et visuels (Roumpfs et accessoires) pour réaliser ainsi une œuvre numérique autonome déclinable selon les besoins de diffusion.

Une campagne d’affiche de l’intégral de la série se tint rue Léon Frot (Paris 11e) sur 28 panneaux électoraux disponibles durant la campagne officielle. Cette exposition de plein air compléta des accrochages des 28 portraits en galerie. Un simulacre de conférence de presse fut organisée sous la forme d’une performance le 6 avril au Summertime studio (Paris) présentant non seulement le projet des 28 Roumpfs mais aussi quelques produits dérivés de publicité électorale.

Un livre aux éditions Transignum (Paris) fut édité à cette occasion présentant la totalité de 28 candidatures accompagnées de leurs programmes à visée européenne.

Élections européennes, Roumpf, Maria Martinez, Espagne, 2019

La campagne des municipales de mars 2020, Paris

Les élections municipales de mars 2020 de Paris ont été l’occasion de mener une nouvelle campagne pour laquelle les avatars choisis étaient le coq et la poule respectant ainsi la parité. La référence au coq français et l’allusion moqueuse à la volaille sont volontaires pour construire un projet complètement parodique en lien étroit avec la réalité topologique parisienne à travers 20 candidatures liées aux 20 arrondissements de la capitale. L’ensemble des noms des 40 candidats (titulaires et suppléants) est rédigé à partir des noms de rues ou avenues de chacun des arrondissements représentés. Ainsi le binôme du 1er arrondissement est celui d’Honoré Vendôme et de Victoria Turbigo sa suppléante, le 12e est représenté par Durance Daumesnil accompagnée de Dorian Charenton, Marguerite Lamotte et Émile Vaugirard sont pour le 20e.

Le principe du photomontage qui combine images et mots construit une fantasque galerie de portraits de coqs et poules pour Paris. Chaque binôme est accompagné de slogans tous adaptés à des sites et lieux connus dans chaque arrondissement. Un travail d’articulation entre les réalités connues du terrain et une construction autant imaginaire que grotesque a caractérisé cette campagne présentée comme celle des gallinacés à la conquête du grand poulailler que serait la mairie de Paris. L’ironie s’est déclinée aux différents niveaux de communication d’un dispositif complet parodiant le fonctionnement et le vocabulaire politique tout en élaborant un projet existant de par lui-même.

Plusieurs séries d’affiches ont été collées dans différents arrondissements sur les panneaux installés pour la campagne officielle. Des portraits de coqs ou de poules se sont ainsi trouvés côte à côte à d’authentiques candidats en campagne.

Une exposition et une conférence de presse sous forme de performance avec acteurs se sont tenues en mars 2020 au théâtre du Rond-Point (Paris) ainsi que la présence d’un stand de librairie présentant les posters et publications relatives aux coqs et poules pour Paris.

Élections européennes, Roumpf, Gaston Martin, France, 2019

Être politique

La référence à des modèles connus comme ceux des processus électoraux sous-entend une volonté manifeste d’inscrire une démarche artistique dans un temps présent et d’y intégrer une dimension politique. Même si celle-ci est abordée par la parodie, il n’en demeure pas moins que sa prise en compte témoigne d’un réel intérêt pour la démocratie et ses formes vivantes. Ces parodies revendiquent l’expression de la critique libre et de l’indépendance de l’art. Avec les outils du burlesque, du détournement ou de l’humour, ces différentes campagnes, au delà du clin d’œil complice, se positionnent comme d’authentiques engagements politiques en donnant à voir et à lire une autre forme, plus ludique de la politique.

Frontispice : Candidat Martin, 2004