mercredi 29 août 2018

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La honte, un sentiment originaire ?

, Jean-Louis Poitevin

C’est un mot tout à fait singulier que celui de honte. Il est au cœur de récits fondateurs celui qui désigne un sentiment qui survient suite à un acte, une action, un geste dont l’impact est tel sur l’un ou l’autre des acteurs qu’il creuse sous ses pieds comme un abîme sinon terrifiant du moins insupportable. Il désigne aussi au cœur de chaque homme un sentiment dont on a l’impression qu’il était là avant nous, qu’il précède en quelque sorte les expériences vécues qui pourront le faire naître.

1 – EXIT PARADISE !

Nous sommes, face à la honte, à la fois dans l’attente angoissée de sa survenue et dans l’espoir de n’avoir pas à la connaître. C’est comme si elle logeait en nous dans le secret du corps et dans cette mémoire de l’espèce inscrite en chacun.

Faut-il dire d’entrée CE QU’EST LA HONTE ? Ce serait faire comme si on le savait alors que nous allons tenter, ici, de la repenser.

Elle se situe, cette honte, à l’articulation entre mémoire du corps, héritage d’un vécu culturel auquel on ne peut guère échapper et pressentiment individuel qu’elle est liée à notre humanité. Ce pressentiment se présente comme une forme en creux, active en chacun de nous dont nous prendrions connaissance, comme pour beaucoup d’autres choses, lorsque l’on fait des expériences par simulation ou qu’on s’associe par empathie à telle ou telle situation vécue par d’autres.

La honte serait alors un mixte d’essence, si l’on admet au moins dans ce préambule qu’elle est une forme en creux préexistant en chacun, et d’existence, si l’on admet qu’elle ne peut être connue qu’à travers des expériences concrètes, simulées ou vécues.

Plutôt que de tenter de la définir, peut-être serait-il plus judicieux de tenter de la décrire et de faire ainsi apparaître sa complexité.

Elle est liée ou du moins elle se manifeste suite à un changement de situation.

Partons de l’exemple le plus célèbre, l’un des plus connus à défaut d’être universel car il ne concerne pas toutes les cultures ni toutes les religions, et tentons de formuler dans un langage dégagé de la gangue théologique, hors des balises de la culpabilité, ce qui se produit en ce point cardinal du second commencement. Si l’on s’en tient ici à la Bible, le premier est celui de la création du monde incluant celle de l’homme et de la femme. Le second commencement est celui de leur expulsion du paradis sous la menace portée jusqu’à eux par la vindicte divine.

Ce point a fait couler beaucoup d’encre et nourrit toujours l’imaginaire de millions de personnes. Ici nous allons simplement procéder à une réduction de l’événement à ses schèmes constitutifs qui permettra d’en extraire les éléments marquants.

Il faut remarquer que ce renvoi manu militari du paradis ressemble une aventure dans laquelle on aurait, pour les besoins de la rationalité fantasmée du récit, inversé l’ordre des faits. La présupposition qu’en amont il existe un état absolu et indépassable impliquant comme mode d’existence une perfection sans pareille s’est imposée dans l’histoire de la pensée et des hommes comme un piège à la fois logique intellectuel et existentiel. C’est pourtant ce qui permet d’inscrire au cœur même de la chair, tout ce qui sera vécu une fois expulsé du paradis en relation avec une situation de perte et cela quel que soit finalement l’objet de cette perte.

Donnons-en une version très synthétique prise dans le récit d’une expulsion du paradis qui parvient à en extraire la figure centrale, celle de la « différence de potentiel ».

Heinrich von Kleist, dans sa nouvelle Sur le théâtre de marionnettes, met au cœur de sa réflexion sur la grâce et la différence entre celle à laquelle parviennent les marionnettes et celles à laquelle, bien inférieure, peuvent prétendre les vraie danseuses, une parabole autour de l’arbre de la connaissance, du fait de goûter au fruit de cet arbre et au fait dans le même instant, de perdre son innocence, nom donné à l’état antérieur. Cette perte se produit dans la mesure même où l’on a accédé à la connaissance, lors même que pourtant, dans l’état d’innocence, d’une certaine manière on savait tout mais ne connaissait rien puisque l’on en n’était pas conscients.

Deux anecdotes viennent agrémenter ce texte sur la grâce : l’une évoque un jeune homme qui au sortir d’un bain prend sans le vouloir la posture de la statue connue sous le nom d’Apollon à l’épine, ce qu’il comprend en voyant son reflet dans un miroir. Cependant, il ne parviendra jamais à reproduire cette posture volontairement, malgré de nombreuses tentatives, au point d’en devenir malheureux. L’autre anecdote raconte l’histoire d’un ours qui par le simple mouvement de ses pattes parvient à parer n’importe quelle feinte des meilleurs bretteurs.

Dans un cas, l’innocence perdue rend l’accès à l’état précédant la connaissance, autant dire à l’état où se manifestait une grâce, pure grâce, impossible.

Dans l’autre cas, l’innocence de l’animal montre son efficacité sans faille face aux formes les plus subtiles de l’esprit dont la manifestation la plus puissante est la feinte ou si l’on préfère la tromperie.

Cette nouvelle se termine ainsi :

« Alors mon excellent ami, me dit MC…, vous vous trouvez en possession de tout ce qu’il faut pour me saisir. On constate que la réflexion est au sein du monde organique en rapport inverse avec la grâce : plus celle-là est obscure et faible, plus celle-ci rayonne et domine. Ainsi donc, de même que deux courbes se coupent à l’infini après passage de part et d’autre d’un point, ou que l’image donnée par un miroir concave redevient soudain réelle après qu’elle se soit éloignée à l’infini ; de même on retrouve la grâce après que la connaissance soit, pour ainsi dire, passée par un infini ; de sorte que celle-ci se manifeste simultanément, de la façon la plus pure, dans un corps humain dépourvu de conscience ou qui en possède une infinie, je veux dire, le pantin articulé ou le dieu.

Il faudrait donc, dis-je un peu distrait, que nous goûtions à nouveau à l’arbre de la connaissance pour retomber en l’état d’innocence.

Absolument, répondit-il ; c’est l’ultime chapitre de l’histoire du monde [1]. »

Il est possible d’extraire une sorte de morale de cette fable ou plutôt d’opérer un glissement de vocabulaire et de remplacer le terme de « réflexion » valide à l’époque par celui de « conscience » plus actuel et d’entendre par grâce non pas ce qui relève de l’inconscient mais bien ce qu’il est possible à un être de faire ou à un corps d’accomplir lorsqu’il agit sans se plier au contrôle de ses actes par l’instance de la conscience.

Dans un tel cas, le doute est absenté et la conscience aussi. Il ne reste que des gestes et des actes qui prennent leur source dans des habitudes devenues en quelque sorte une seconde nature, le meilleur exemple étant celui du musicien qui maîtrisant techniquement une œuvre à la perfection peut parvenir à l’interpréter n’ayant plus à se concentrer sur autre chose que le son qu’il produit.

Le doute, la conscience malheureuse du jeune homme ayant pris sans le vouloir la pose de l’Apollon à l’épine sont du même ordre que ce que l’on nomme la honte, c’est-à-dire un sentiment au sens que lui donne William James, pour qui en effet, « le sentiment est la perception du corps réel modifié par l’émotion ». Ici la source de l’émotion est un différentiel entre un état présenté comme relevant de la grâce ou d’une certaine perfection et un état de conscience rendant l’accès à cette grâce impossible.

Nous parvenons donc à une sorte d’équation permettant de « définir » autrement le sentiment. Il apparaît comme la faille qui s’inscrit dans le corps quand l’esprit qui habite ce corps est saisi par la manifestation d’une différence de potentiel entre ce qu’il prétend être et prétend contrôler et ce qui peut advenir lorsqu’il ne contrôle manifestement rien et laisse le corps autrement dit, ici, une habitude devenue perfection, agir sans son contrôle

Quelque chose se produit qui est à la fois l’apparition d’un nouvel état du corps hanté par une forme de conscience qui s’impose à lui et d’un nouvel état de l’âme ou si l’on préfère de la faculté de connaissance qui enveloppe et contient ou anime au sens strict de le mettre en mouvement, ce corps.

Celle-ci se trouve faire face à une image qui lui vient à la fois du dehors, le miroir que lui tendent les actes concrets médiatisés par un effet de connaissance ou de prise de conscience et lui vient du plus infini « dedans », qu’on nomme en général intériorité, dans la mesure où cette image semble être émise par ce corps en tant qu’il est devenu autre, traversé qu’il est, désormais, par la faille ou la fêlure de la conscience.

En fait ce qui s’instaure est une double faille, une différence de potentiel dédoublée qui, à la fois psychiquement et culturellement, est par sa nature à l’origine d’un processus de démultiplication infini.

2 – FACE AU CIEL VIDE

La honte naît avec la conscience et comme conscience ou plutôt apparaît comme une dimension psychique coextensive à celle que l’on nomme conscience et qui prétend l’englober et dont on s’aperçoit qu’il n’en est rien.

Mais la prégnance de la conscience tient à ceci qu’elle est entée sur la raison, là où la honte, elle, est en prise avec les mouvements du corps, avec les émotions, ces événements psychiques et physiques qui vont venir à la rencontre de « l’instance dirigeante » qu’est la conscience.

Même s’il ne faut pas la réduire à cet aspect de ses prérogatives, il importe de remarquer que la fonction principale, ici, de la conscience est bien de maintenir présent et actif un « miroir » entre les ordres de l’esprit et les actions du corps. Ce miroir il faut l’entendre comme étant l’instrument permettant d’ordonner cette relation qui sans cela resterait disruptive.

La conscience est l’instance qui, en ayant pour fonction de parvenir à une sorte d’harmonisation entre des intensités différentes et des manières d’agir souvent incompatibles, en provenance de la raison et du corps, a été transformée historiquement et culturellement en instance de contrôle ne pouvant maintenir son pouvoir qu’en distinguant entre corps et esprit, qu’en séparant corps et âme, qu’en opposant dans la même, corps désirant et lois ou règles intransigeantes destinées à faire qu’il se soumette ou se taise ou accepte de disparaître, entendons de mourir. La tragédie grecque en particulier est pleine d’exemples de ces conflits.

La honte est le nom de ce qui apparaît et de ce qui se manifeste « dans » la personne lorsque une telle différence de potentiel est activée.

En un sens, on pourrait dire que la honte « est » cette différence de potentiel en tant quelle s’applique à des instances précises. La honte paraît toujours à la croisée d’injonctions venant du dehors, de la société, de l’autre, des autres et d’impératifs provenant du dedans, du corps, du désir, des passions.

Mais il importe de remarquer qu’il existe un socle commun à toutes les formes de honte, une différence de potentiel qui est en effet plus originaire que toutes les constructions culturelles ou plus exactement que toutes les constructions culturelles tentent à la fois de repousser en l’activant et de conjurer en l’invoquant à mots couverts.

Ce socle est en fait tout sauf un « socle ». Il s’agit de la différence de potentiel la plus incontournable, la plus indépassable, la plus incommensurable, celle qui affecte chaque humain, chaque être vivant sans doute, et qui se manifeste à travers la situation existentielle de chaque humain. Cette situation est la confrontation inévitable que chacun ne peut pas ne pas « vivre », ressentir, éprouver, même s’il n’y pense pas en ces termes, entre ce qui s’impose à lui comme sa petitesse et l’immensité de la terre, du ciel, de l’univers.

Mais rarement cette confrontation vient à l’esprit non tant comme source de la honte que comme forme originelle dans laquelle viennent se glisser les multitudes de hontes qui accablent souvent les humains et finalement les sentiments qui trouvent là la source vive de leurs mécaniques diverses.

On le voit, le sentiment n’est pas d’abord sentimental au sens trivial du terme mais avant tout existentiel dans la mesure où c’est le fait d’être, sans échappatoire possible – par essence pourrait-on dire, alors que c’est en fait par existence qu’il faudrait dire – ou d’avoir été jeté sur cette terre. Car, nul aujourd’hui en l’ignore, la terre est un astre qui finalement tourne autour d’un point abstrait et vide, au milieu d’un ciel empli de matière et de vide et dans lequel n’existe aucune trace ou manifestation d’une instance réconfortante qu’en général on appelle un dieu.

On peut remarquer ici que bien avant d’être déclaré « mort », le dieu occidental s’est, si l’on peut dire, manifesté par son absence, ou sa dissimulation, ce qui a constitué une source intarissable autorisant l’âme à espérer et à installer la croyance dans l’orbe du pensable.

La honte est donc cette saisie à travers le corps d’une différence de potentiel entre une instance ou une attente fantasmée comme positive, on pourrait dire parfaite, et une autre considérée comme négative, on pourrait dire imparfaite, ou du moins incapable de permettre après coup de s’élever à la hauteur de l’intangible, ou comme le signalait Kleist de revenir à l’état antérieur considéré comme parfait.

En ce sens la honte est une forme du sentiment, si l’on accepte de définir le sentiment comme la saisie d’une incompatibilité non immédiatement compréhensible entre fonctionnement du corps et fonctionnement de l’esprit, qu’on l’appelle âme, pensée, ou finalement conscience.

La honte comme sentiment est donc un sentiment parmi d’autres, mais en tant qu’elle concentre en elle la forme la plus radicale du sentiment, elle peut être comprise comme étant aussi la matrice où le modèle vire la source de tout sentiment.

Si l’on s’accorde à conférer à la honte une « origine » existentielle, on comprend que les versions qui la tirent du côté de la culpabilité, de la faute et de l’obligation infinie, trouvent leur source dans une « honte » qui n’a rien à voir avec dieu ni avec un « autre » humain ou animal, mais avec l’altérité radicale du donné existentiel dans lequel l’autre est un monde non accueillant sinon hostile qui ne nous attend pas et n’a pas besoin de nous pour poursuivre sa rotation céleste.

Ce monde, du point de vue de celui qui s’y trouve jeté, n’est pas un territoire qui lui serait a priori favorable, mais un pays où règne l’inconnu et qui impose à celui qui s’y retrouve projeté la loi dont il est porteur sans en être l’auteur, la loi de l’indifférence de l’immensité face à celui qui alors devient d’entrée une présence portée par une singulière petitesse.

L’incommensurabilité entre la petitesse de l’homme et l’immensité de l’univers s’impose comme la forme originaire du sentiment pensé comme différence de potentiel impliquant des réactions non prévisibles mais encadrées culturellement. La culture au sens le plus large incluant religions et pratiques sociales toutes confondues, est le seul moyen que les hommes ont été capables d’inventer pour enrayer l’angoisse que fait se lever en eux un tel écart.

La honte est le nom de cet écart qui, n’étant pas « praticable » ou surmontable en tant que tel, est investi par toutes les formes d’actes ou d’actions de pensées ou de rêves que l’imaginaire peut produire.

La honte, c’est le fruit du face à face inévitable de l’humain avec le paysage sans nom qu’il transforme pour le rendre pensable en l’intériorisant et en l’extériorisant en un processus sans fin semblable en tout à la respiration qui le fait vivre et lui dit qu’il est vivant.

3 – DE LA PUDEUR À LA HONTE

Si l’on aborde maintenant la forme des hontes qui sont apparues dans l’empire culturel qui est le nôtre, on peut considérer qu’elles sont de trois types.

Le premier type prend appui sur la différence de potentiel entre immensité de l’univers et petitesse de la créature. Comme nous le savons, ce sont les religions monothéistes qui ont repris cette différence de potentiel et l’ont théorisée en la faisant basculer dans le champ de la culpabilité par un glissement d’attribution de l’univers au créateur et par une imputation rétroactive de la responsabilité de cet écart, du créateur vers la créature.

Toute la responsabilité de l’écart étant à la charge de la créature, la honte se voit affublée d’un coefficient de culpabilité incalculable et donc indépassable.

Le deuxième type de honte est celui que l’on s’évertue à trouver inscrit dans la chair même, corps et âme mêlés. Dans la mesure même où il existe des états du corps possédant de fortes différences, mais que tous sont rapportés en dernière instance à la mesure médiane d’une attitude conçue comme norme à telle ou telle époque, la mécanique humaine a été contrainte de s’inventer des principes régulateurs pour certains de ses comportements.

L’invention de l’écriture, comme le montre Clarisse Herrenschmidt dans son livre Les trois écritures, y participe et a conduit à ce que ces différences de potentiels soient catégorisées en relation avec le corps et les passions dans une opposition à la raison ou ce qui en fait office. Le monde grec ancien et son corpus de tragédies constituent l’une des sources majeures à laquelle s’est alimentée l’élaboration de cette honte liée aux passions et dont on trouve un exemple dans la pièce d’Euripide, Hippolyte.

* Lecture *

Phèdre, puisque c’est malgré tout d’elle qu’il s’agit, va dans son monologue, un des tout premiers textes donnant à entendre les mécanismes de la constitution de l’intériorité psychique, se trouve, elle, aux prises avec une honte qui en grec se dit AIDOS et qui est comme déchirée par l’irruption dans sa vie de la passion amoureuse pour son beau-fils. Ce monologue met en scène à peu près tout l’orbe de signification de ce mot qui va de la pudeur donc, ou réserve à laquelle non seulement les femmes mais en un sens tout homme doit se tenir, à la possibilité d’une « morale » commune comme moyen d’endiguer la vague pourtant irrésistible de la passion de l’hubris du désordre du chaos.

Le troisième type de honte pourrait être appelé honte sociale. Dans la mesure où toute société se donne pour mission et a donc pour fonction de réguler les comportements et donc les excès auxquels souvent ils donnent lieu, que ce soit chez un individu ou un groupe, ou un ensemble plus vaste comme une ville ou un pays, elle se dote de normes censées réguler ces excès, cette hubris. La honte est ce qui advient à ceux qui outrepassant les règles, sont renvoyés à un état inférieur à celui dont ils prétendaient se défaire. Les questions engendrées par le courage, l’honneur, la vertu, lorsque ces attitudes échouent, ont toutes pour effet de faire se lever en nous des sentiments de honte.

Ces trois types de honte peuvent donc être caractérisés ainsi. Le premier est lié au cadre général de la situation humaine et il l’affecte à la fois du dehors, puissance de trouble du ciel étoilé et de l’intérieur puissance de trouble de la sensation d’être si peu de chose dans cet univers infini.

Le deuxième ouvre sur le monde de l’intériorité et montre comment, d’une certaine manière la honte participe à sa constitution. Dans ce cas, la passion rétroagit sur le dehors puisqu’elle est une puissance de trouble capable en effet de perturber l’ordre social.

Le troisième est un mixte des deux, le monde du dehors étant celui que les hommes inventent pour exister ensemble, mais les règles qu’il édicte, sont censées faire partie du monde intériorisé de chacun.

Ces trois types de honte nous révèlent surtout les mécanismes qui gouvernent les phénomènes dans lesquels la honte est en jeu.

Le plus important est en fait l’écart insurmontable, qui est à la fois actif en chacun et à tous les niveaux des relations humaines, qui existe entre ce qui est dit et ce qui est accompli. En fait, il s’agit du statut de la confiance, celle que l’on accorde à soi comme aux autres et dont on comprend si l’on s’en approche d’assez près qu’elle ne peut pas être garantie par l’usage de la parole. Bien au contraire.

Thésée en fait le constat amer toujours dans la pièce d’Euripide, Hippolyte.

* Lecture *

Le second est l’ensemble des effets produit par cette impossibilité de la « fiance », de la foi et de l’articulation de cette fois à tout ce qui relève, en l’autre, bref par l’incertitude on l’on reste toujours de la confiance que l’on peut avoir en la parole de l’autre qu’il soit homme, femme, dieu, animal ou univers. Et ces effets portent un nom la désinhibition.

La honte apparaît alors comme le nom d’une attitude fondamentale que l’on a longtemps conspuée et qui est ou serait que le corps pensant que nous sommes, dispose en lui-même d’une unité de mesure floue mais réelle lui permettant d’éprouver qu’à tel ou tel instant à cause de tel ou tel geste ou de telle ou telle action, il a en quelque sorte dépassé la mesure ou la mesure a été dépassée par lui ou par d’autres.

La honte si l’on accepte de la considérer à partir des éléments qui la constituent et sans que nous restions enfermés dans le cadre de la culpabilité, cadre que lui ont imposé les religions monothéistes, la honte est bien ce sentiment qui naît en nous de l’inscription dans notre corps comme dans notre esprit de cette fêlure, de cette brûlure, inscription qui se révèle quand, non pas tant une loi ou une règle, ou alors de manière seconde, mais la mesure qui fait de l’humain un humain, la mesure inhérente à l’humain et quels grecs nommaient la DIKÉ, a été outrepassée voire complètement niée.

4 – NOS HONTES

Un mot n’a été prononcé ici qu’une fois qui, pour nous terriens du début du XXIe siècle conditionne pourtant notre rapport à la honte et qui est celui de désinhibition.

Sans revenir sur le déclenchement concomitant au sortir de la seconde guerre mondiale, de la libération de la jeunesse et des mœurs et de la consommation généralisée comme modalité essentielle du passage à l’acte, autant dire de l’agir humain, il importe de constater que ces deux phénomènes ont constitué une caisse de résonance imprévisible qui a donné le ton général de cette époque qui ne veut pas finir.

La honte s’est retrouvée au début des années soixante dans la position du coupable idéal. En elle se concentraient toutes les choses ce que l’on pouvait reprocher à l’ancien monde : son lien avec la culpabilité dont il devenait patent que nous n’en étions en rien responsables, le blocage de l’accès au désir dont elle était en partie à juste titre, mais seulement en partie, accusée, le lien de dépendance à des idées abstraites dans lequel elle nous faisait tenir notre propre corps, la lourdeur d’une réserve bien contraignante lorsque le geste essentiel caractérisant l’humain intégré à son époque était devenu le passage à l’acte, un acte à tendance compulsive, sous la forme de l’achat. C’est que l’achat signait l’accès de chacun à la puissance libératrice de la désinhibition.

Disons-le d’une formule, le XXe siècle s’est imposé à nous comme le siècle de la grande désinhibition. Il semble que nous n’avons rien trouvé à redire à cette emprise sur nos corps d’une libération aussi apparemment choisie par nous qu’elle nous était en fait imposée par le rythme effréné du marché et aussi puissante qu’il nous était impossible, et même nous semblait vain de nous y opposer.

En deux mots avoir honte n’était plus de saison, par contre lâcher la bride à tous nos désirs et faire du passage à l’acte sans frein ou avec le moins de réticence et de résistance possible, était devenu le nec plus ultra du comportement socialement valorisé.

Bernard Stiegler, dans son dernier ouvrage intitulé Dans la disruption, s’est attaché à renverser nos croyances devenue mortifères dans la valeur « éternelle » accordée par la société spectaculaire marchande au fait de se libérer de ses entraves. La vertu de la désinhibition est considérée aujourd’hui, aussi bien comme une donnée fondatrice du sujet, sinon la plus importante, que comme un des fondements de la société dite démocratique. Cette vertu n’existe pourtant qu’en ce qu’elle est portée par la société technologique à régulation algorithmique.

Ce n’est qu’à partir de la domination de nos expériences vécues par « loi de la désinhibition » que les régulations nécessaires doivent désormais être pensables et pensées. Dans le chapitre « Morale et désinhibition », Bernard Stiegler cite une phrase absolument significative tirée du livre de Jean-Baptise Fressoz intitulé L’apocalypse joyeuse.

« Le mot de désinhibition condense les deux temps du passage à l’acte : celui de la réflexivité et celui du passer-outre, celui de la prise en compte du danger et celui de sa normalisation. La modernité fut un processus de désinhibition réflexive visant à légitimer le fait accompli technologique [2]. »

Nous sommes parvenus aujourd’hui à un stade paradoxal. En effet, la désinhibition fonctionne en principe comme une force permettant de se libérer de liens considérés comme des entraves. La honte en est un, parce qu’elle a été considérée dans un raccourci théorique anti-théologique ou anti-chrétien et lors même que, comme on l’a vu, elle peut aussi être comprise comme étant le nom d’un sentiment originaire, d’un sentiment en tout cas parmi les plus lointainement inscrits à même nos chairs et notre histoire.

Si la désinhibition est bien une force de rupture, avec quoi nous conduit-elle à rompre en nous même autant qu’hors de nous-même ? Est-ce seulement avec la honte ? Dans la mesure où cette désinhibition s’applique à tous les domaines de l’activité humaine et en particulier à tous les principes qui jusqu’ici étaient considérés comme régulateurs, et pas seulement dans le champ de la religion, mais aussi dans l’orbe des pulsions comme dans la société, c’est plutôt avec ce qui depuis des millénaires constitue sans doute le fondement de la subjectivité et de l’homme même, l’habitude ou si l’on veut les habitudes, qu’elle l’oblige et nous oblige à rompre.

Cela peut sembler simple voire simpliste à des yeux et des oreilles qui ont été élevés au lait de la désinhibition généralisée à laquelle chacun a accepté de se soumettre, ce qui est notre cas à tous, ici présents, de considérer que l’habitude puisse être une « valeur » dans tous les sens de ce terme, et qui plus est une valeur qui pourrait être supérieure à celle de la liberté fardée aux couleurs de la désinhibition ?

C’est pourtant un tel recouvrement de l’habitus par le make-up de la désinhibition associé au déracinement permanent qui s’est produit ces quatre-vingts dernières années. Cet essartement à coup d’exfoliants qu’est le geste de la désinhibition pousse l’homme à rompre avec ce qui l’a constitué depuis des millénaires et à le faire comme s’il s’agissait d’un geste libre et d’une preuve, auto-administrée, qu’il a bien accédé au règne sans partage de cette liberté grande parce qu’elle serait désinhibée. Adieu territoires ! Adieux terreaux ancestraux ! Vive l’incessant grouillement de la très grande ville au sujet duquel le poète russe Ossip Mandelstam pouvait écrire en une vision prémonitoire :

« Villon était un parisien. Il aimait la ville et l’oisiveté. Il ne ressentait aucune tendresse particulière pour la nature dont il se moquait volontiers. Au XVe siècle, la ville était déjà cette mer où l’on pouvait voguer sans connaître l’ennui en oubliant le reste de l’univers [3]. ».

Si la ville est toujours pour quelques-uns un lieu de l’otium, elle est pour les autres un océan dont les vagues battent au rythme du stress. Car à la consommation s’est vite agrégée la technologie et c’est entre ces deux parties de la même tenaille que nous sommes aujourd’hui contraints de vivre finalement prisonniers, aveugles à cela, car trop ravis d’avoir jetés aux orties nos hontes, et d’avoir fait de la honte cette ombre des temps anciens où l’homme ne connaissait rien de la jouissance sans limite et d’avoir prolongé malgré tout le rêve vivant et le plus souvent le seul fantasme d’une liberté sans bornes.

C’est là que nous en sommes. Nos yeux se décillent, mais nous ne comprenons pas bien ce qu’il est possible de faire pour échapper à ce piège dans lequel nous nous sommes depuis au moins trois générations jetés sans frémir, heureux même d’aller au devant de la promesse qui nous était faite et qui se révèle être non tant un mensonge qui existerait au milieu de beaucoup de vérités que la forme absolue du mensonge, autant dire une version désinhibée d’une vérité sans attache.

5 – LE SYNDROME DU BONHEUR SANS LIMITE

Pourtant si la honte semble avoir en quelque sorte déserté le monde des villes, à cause de la folie qui les anime, les fait changeantes à l’infini, elles qui ont été rendues vivantes par les clignotements et les couleurs des néons qui fascinèrent tant Fernand Léger lorsqu’il arriva pour la première fois dans les années trente à New York, la honte n’a pas déserté toute la surface de la planète ni ne s’en est allée sans revenir de manière violente sous des formes, aussi inimaginables que la ville phare l’était pour tous ceux qui ne la connaissaient pas.

Ce siècle qui faisait de la désinhibition généralisée par le plaisir et la consommation sa règle de direction pour l’esprit a aussi su transplanter son idéal dans d’autres domaines.

Certes la guerre pour ne nommer qu’elle, ne se caractérise pas par son sens de l’économie de la vie, mais elle a (ou avait) ses règles et rares étaient ceux qui les outrepassaient. Il n’a échappé à personne que ce XXe siècle a su aussi bien dans le champ de la politique et de la prise du pouvoir que dans celui de la guerre, dépasser des limites qu’il était avant qu’elles le fussent, impossible de penser qu’elles pussent l’être.

On doit à Primo Levi d’avoir su relever ce basculement de la honte du tortionnaire, autant dire celui qui commet un geste dépassant toute limite, à sa victime, qui subit « ce » geste. De nombreux rescapés des camps témoigneront et Levi fut l’un des premiers sinon le premier, de leur honte d’avoir pu à la fois vivre « ça » et survire à « ça », de n’avoir pas été épargnés de la honte par la mort. Souvenons-nous que Phèdre préféra mourir plutôt que de se voir exposée à la honte.

Mais nous sommes trop ivres de légèreté et de plaisirs vénéneux pour avoir pu garder au cœur cette blessure-là, nous qui ne l’avons pas vécue. Nul mieux que J.G. Ballard, l’écrivain anglais de science fiction, mais qui a aussi écrit des romans qui prenaient pour cadre notre époque, dont au début de années soixante-dix, Crash, n’a su résumer la situation où nous nous sommes retrouvés juste en cette fin du XXe siècle et au début de notre nouveau siècle.

* Lecture *

Il ne nous est pas nécessaire de lire Ballard pour savoir ce que nous faisons tout en continuant de dire qu’on ne le sait pas, mais faire cela c’est reconnaître, avouer même, que nous savons que nous sommes absolument devenus dépendant à la drogue du déni, de la dénégation et du mensonge absolu.

Si la désinhibition est devenue notre drogue, c’est que, comme nous le fait remarquer Ballard, ce sont finalement nos habitudes qui ont fini par changer. La vitesse du changement est, à l’aune de ce que nous pensons savoir de la vitesse des changements dans l’histoire passée des hommes, d’une brutalité et d’une vitesse folles et sans doute jamais atteinte auparavant. Et cette vitesse multipliée par la folie extatique de l’effacement de honte a engendré un monde non tant violent que vidé de son cœur. Le cadavre le plus considérable de l’époque, celui de la vie affective, nous conduit aux portes de l’enfer, ou plus exactement nous conduit à faire de la vie un enfer, un chaos permanent entretenu par ceux qui, capables d’en jouir, tiennent les rennes des pouvoirs et imposent leur loi à ceux qui ne le peuvent, ne le souhaitent, ne le désirent, à eux qui, trop faibles mentalement ou psychiquement pour avancer vers eux-mêmes en marchant sur des cadavres, préfèrent se laisser marcher dessus.

Qu’est-ce que la désinhibition ? C’est simplement l’autorisation que l’on se donne à soi-même de commettre des actes non pas que la morale réprouve mais qui seraient, dans l’autre version du jeu, susceptibles de faire monter en nous la honte.

La honte est l’humus que nourrissent les corps de ces humains qui ne veulent pas, et qui comme Bartleby le personnage de la nouvelle éponyme d’Herman Melville, refusent les conditions d’existence d’une telle humanité. On le sait, il eut comme mot d’ordre intime le quasi imprononçable I would prefer not to. Ce qu’il préférerait ne pas faire est aussi en quelque sorte ce qu’il préférerait ne pas être, un homme ou en tout cas un homme comme le sont les autres hommes, un de ceux qui se soumettent, obéissent et font leur lit sur le cadavres des autres. Ce I would prefer not to est en fait l’aveu d’une honte et la manifestation de son caractère intenable, car la honte est antérieure à la désinhibition. La honte de Bartleby est une honte qui nous rapproche de cette honte originelle, évoquée précédemment et qui prend ici une nouvelle forme, car elle s’inscrit en nous comme la honte d’être un homme.

Gilles Deleuze, dans son Abécédaire, évoque cette honte et c’est sur ces mots retranscrits de cette partition orale qu’il a joué dans ces enregistrements que nous pourrons, sans honte, nous quitter sur le tout début de l’entretien à partir de la lettre R comme résistance.

« Primo Levi, il le dit admirablement, non il dit : ça ne veut pas dire que les bourreaux et les victimes ce soient les mêmes. Ça, on ne nous fera pas croire ça. Il y a beaucoup de gens qui nous raconte, ah oui, on est tous coupables. Non, non, non, pas du tout, on ne fera pas confondre le bourreau et la victime. Moi je crois que, à la base de l’art, il y a cette idée, ou ce sentiment très vif, une certaine honte d’être un homme qui fait que l’art ça consiste à libérer la vie que l’homme a emprisonnée. L’homme ne cesse pas d’emprisonner la vie. Il ne cesse pas de tuer la vie. La honte d’être un homme. L’artiste c’est celui qui libère une vie, une vie puissante, une vie plus que personnelle. Ce n’est pas sa vie. Libérer la vie, libérer la vie des prisons que l’homme. Et c’est ça résister. C’est ça résister. C’est, on le voit bien avec ce que les artistes font. je veux dire, il n’y a pas d’art qui ne soit une libération d’une puissance de vie. Il n’y a pas d’art de la mort d’abord.

Mais alors, bien plus, quand je parle de la honte d’être un homme, ce n’est même pas au sens grandiose de Primo Levi. Parce que, si on ose dire une chose comme ça, mais, chacun de nous, dans notre vie quotidienne, il y a des événements minuscules qui nous inspirent la honte d’être un homme.

On assiste à une scène où quelqu’un, vraiment, est un peu trop vulgaire. On ne va pas faire une scène, on est gêné. On est gêné pour lui, on est gêné pour soi puisqu’on a l’air de le supporter, presque. Là aussi, on passe une espèce de compromis. Et si on protestait en disant “mais c’est ignoble ce que tu dis !”, on en ferait un drame.

On est piégé, on éprouve là alors, ça ne se compare pas avec Auschwitz, mais même à ce niveau minuscule, il y a une petite honte d’être un homme.

Si on n’éprouve pas cette honte, il n’y a pas de raison de faire de l’art. Oui, je ne peux pas dire autre chose. »

Notes

[1Kleist, « Sur le théâtre de marionnettes », in Anecdotes et petits récits, Petite bibliothèque Payot, p. 108-109.

[2in Stiegler, op. cit., p. 190.

[3« François Villon », in De la poésie, coll. Arcades, Éditions Gallimard, p. 151.