jeudi 2 février 2017

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La fuite

, Laëtitia Bischoff

Et si la fuite, comme sujet, rassemblait des artistes, que cela donnerait-il ?…

Ce mot est souvent empli de négativité, de défaite. Comme une conséquence et non comme une entité à part entière. Pourtant la fuite n’est pas forcément une soustraction au réel, aux responsabilités (diront certains). Elle n’est pas à envisager ficelée à son point de départ, puisqu’elle le renie, le repousse loin d’elle. Et si nous l’envisagions comme acte, élan, déplacement. Prendre la fuite pour sujet, c’est transformer l’incompatibilité entre un contexte et un être, en une volonté intérieure, puis en une translation dans l’espace.

Arto Paasilinna souligne une telle dynamique en prenant appui sur son expérience personnelle : « J’ai connu quatre états différents dans ma jeunesse. La fuite est devenue une constante dans mes récits, mais il y a quelque chose de positif dans la fuite, si avant il y a eu combat ». L’eau à cet égard fait exemple. Lorsque l’eau bout, elle s’agite comme si elle se débattait, luttait dans ce contexte thermique qui la pousse dans ses retranchements. Alors elle change d’état, préférant la résilience à l’anéantissement. Enfin vapeur d’eau, elle s’éloigne de la source de son mal-être liquide. Ainsi les molécules d’eau se débattent avant de trouver refuge dans un nouvel état. Peut-il en être autrement ? La fuite comme l’issue positive après un combat. Entre les lignes, la fuite peut être vue comme un choix, parfois le dernier que l’on s’octroie, contrebalançant celui de la disparition. Fuir, n’est pas disparaître, fuir c’est vivre, encore.

L’inconditionnel hors champ

Montrer une fuite, ou plutôt la signer, la signifier, c’est d’abord donner place au béant, au vide. Celui que l’on quitte ou celui vers lequel on tend. Le dessin de Florence Martin est à cet effet éloquent car il distribue l’espace pour tendre vers le dehors de la feuille, le hors champ. Alors tout devient évident, la fuite comme sujet artistique fait la part belle au hors champ, ce qui n’est plus, pas ou pas encore sur la feuille, ce qui est induit, rêvé.

La fuite ne se cherche pas dans le mouvement pur comme peut en figurer la photographie de Philippe Lepeut. Cette dernière représente un mouvement esseulé, celui d’un passager dans un train « Paris-Strasbourg ». Les bords de cette photographie se resserrent sur elle… La compresse, la densifie. C’est comme un atome sous un microscope, comme une longueur d’onde passée sous couleur. On est dans la chimie d’un moment. La fuite, elle, oblige à étudier la physique d’un phénomène. Il faut donc décortiquer ou s’atteler aux forces à l’œuvre.

L’expérience vécue

La trivialité d’un dimanche seule ou en famille peut être un contexte intéressant pour donner à voir la fuite dans un monde intérieur. Dans l’installation Dimanche, Cécile Holveck utilise un dispositif pictural percutant pour signer cette escapade. Le motif floral s’est répandu, éloigné de la chaise attablée pour « se faire la malle ». Cela ressemble à un délitement. La fuite est tracée, l’esprit peut vagabonder à sa guise le long des signes peints. Cette œuvre résonne comme un résistance à l’astreinte, et offre à cette invisible, un territoire ou du moins des trajectoires.

La fuite du spectateur

Lorsqu’il s’agit de fuir, de s’extraire de l’emprise des autres, du quotidien, les photographies de Josef Sudek ont l’attrait d’un merveilleux refuge. Un refuge pourtant né du quotidien d’un autre. Des huit clos de quelques centimètres carré doux, paisibles et si mesurés. Un éloge aux matières, à la petitesse. Les émotions se referment dans l’image d’un verre. Mais ce n’est pas tant le quotidien d’autrui qui créer le refuge, c’est bien plutôt l’œil du photographe. Le refuge se trouve finalement dans un processus, celui d’un regard autre, d’une disponibilité aux choses. C’est alors que l’on trouve la lumière, la matière. C’est avec cela que Sudek nous offre un salut. Il fait de la fuite une fuite du temps vers quelque chose de solide, plein, tangible. La fuite et le refuge ne font presque qu’un. On palpe le suspendu, non pas à travers un lieu, un temps mais au fond d’une photographie, à travers un regard.

La fuite de l’image

Il est une vidéo dans laquelle on voit l’artiste François Thibault Pencenat retoucher l’œuvre de David figurant Napoléon sur un cheval blanc cabré à l’assaut des Alpes. La figure de l’empereur est effacée peu à peu au profit du paysage de fond. La vidéo se termine, Napoléon a été entièrement évincé de la représentation, seul le paysage reste. Une vue resserrée de montagnes, gris et bleu, le paysage a cessé d’être un second plan.

Cette vidéo est truffée de hors champs. En premier lieu il y a l’original de David, ainsi que son message politique. Ils offrent à l’œuvre de François Thibaut Pencenat un climat critique. Toute l’aura napoléonienne est aux abois. Nous sommes au croisement de deux fuites : celle de l’empereur et celle du paysage. L’un sort de l’image, l’autre sort du poids de l’image. La fugacité de l’instant et le premier degré reprennent leurs droits : un cheval ne se cabre pas éternellement, il poursuit sa route. S’évince alors l’envie de perdurer par delà les siècles. La vidéo rend la fuite concrète et restitue à la fugacité sa valeur réparatrice.

Pencenat crée des tunnels d’échappée de l’Histoire pour les images. Avec l’installation Les copains d’abord ce sont les personnages du radeau de la Méduse qui s’échappent de leur toile pour se retrouver sur un lagon paisible. La dramaturgie de l’originale est aux antipodes du décor qu’offre François Thibaut Pencenat aux naufragés. La fuite a l’allure d’une découpe puis d’un collage photoshop insolite.

Trampoline pour une fuite

« Il y a plusieurs façons de fuir. Certains utilisent les drogues dites “psychotogènes”. D’autres la psychose. D’autres le suicide. D’autres la navigation en solitaire. Il y a peut-être une autre façon encore : fuir dans un monde qui n’est pas de ce monde, le monde de l’imaginaire. Dans ce monde on risque peu d’être poursuivi. [...] Ce comportement de fuite sera le seul à permettre de demeurer normal par rapport à soi-même, aussi longtemps que la majorité des hommes qui se considèrent normaux tenteront sans succès de le devenir en cherchant à établir leur dominance [1]. »

Henri Laborit pointe une fuite, celle vers un monde qui n’est pas de ce monde. Mine de construction de nouveaux mondes. Comme une découpe du cadre, une transformation vers l’état gazeux, les yeux clos pour préserver un tas de données intérieurs au détriment de contextes hostiles. Comme une sieste au soleil, un livre, un sourire, un somme dans le train.

Et puis s’il fallait sauter à pieds joints pour un autre univers, alors les installations de Vladimir Skoda seraient un bon trampoline. Elles portent les galaxies en leurs sphères et les jalons d’un voyage à inventer hors de nos latitudes géographiques et mentales. Ses installations nous laissent l’imaginaire florissant et fabriquent des vacuum pour les lieux et les expériences.

Notes

[1L’éloge de la fuite, Henri Laborit.