dimanche 31 octobre 2021

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L’Esthétique à l’ère de la globalisation — I/III

Première partie

, Pedro Alzuru

Pour beaucoup, cela peut sembler une provocation de considérer la contemporanéité comme une époque esthétique.

Cependant, si nous pensons à l’activité générée par la discipline : publications de livres et magazines importants, associations, événements nationaux et internationaux, création de chaires et de programmes d’études supérieures, nous aurons à reconnaître une certaine effervescence. Mais, sera-ce une véritable richesse spéculative ou surestimons-nous ces réalisations précisément parce qu’elles font partie de notre présent ? (Mario Perniola 2011, Estetica contemporanea : una visione globale, Il Mulino, Bologna).

Déjà dans la première moitié du XXe siècle, l’esthétique prétendait être bien plus que la théorie philosophique de la beauté et du bon goût : d’une part, elle établissait et entretenait une certaine complicité avec la littérature et les beaux-arts sans crainte d’innovations risquées d’avant-garde ; d’autre part, elle s’est impliquée dans la gestion institutionnelle, l’exposition, l’organisation et la communication de produits artistiques et culturels ; elle aborde les problèmes de la vie individuelle et collective, s’interroge sur le sens de l’existence, promeut les utopies et se lie aux enjeux de la vie quotidienne (Perniola 2011 : 9). En outre, elle a examiné les questions religieuses et théologiques ; ses affinités et divergences avec la morale et l’économie ; elle a établi des relations avec toutes les autres disciplines philosophiques, avec les sciences humaines et même avec les sciences naturelles, la physique et les mathématiques. D’un autre côté, elle a encouragé les penseurs non occidentaux à créer des théories qui modernisent la façon de penser leurs traditions sans rompre avec elles, tout en évitant le colonialisme euro-américain et le poids de ses héritages historiques. Face à la mondialisation, l’esthétique est devenue une philosophie de la culture.

Selon Perniola (op.cit.), cette activité multiforme a ses racines dans quatre domaines conceptuels, les notions de vie, de forme, de connaissance et d’action qui ne l’épuisent évidemment pas. Les deux premiers sont essentiellement un développement de la Critique du jugement de Kant (1790), et les deux derniers, un développement de l’Esthétique de Hegel (1815-1818). Ces quatre domaines fleurissent dans la première moitié du XXe siècle, mais à partir des années 1960, ils subissent un tournant du fait de l’application de l’appareil conceptuel déjà élaboré dans de nouveaux contextes et conditions : l’esthétique de la vie est centrée sur la politique, l’esthétique de la forme est appliquée aux médias, l’esthétique cognitive devient sceptique et l’esthétique pragmatique se tourne vers la communication. Cette discipline est également présente, plus ou moins voilée, dans de nombreux autres domaines tels que la biopolitique et l’épistémologie.

En dehors de ces quatre domaines, il y en a deux autres, le sentiment et la culture. De la première dérive le nom de l’esthétique, la sensibilité, l’affectivité, l’émotivité, et les contributions les plus importantes à cet égard ne viennent pas de l’esthétique mais de la psychologie, de la psychanalyse, des théories du langage et de la littérature, philosophies des religions et de la sexualité. Il en est ainsi parce que le sentiment ne se limite pas à un environnement réconcilié et pacifié comme celui de l’esthétique, l’horizon ouvert par Kant et Hegel a dû être élargi avec Nietzsche et les nietzschéens.

L’approche esthétique de la culture a été initiée par l’écrivain allemand Friedrich Schiller et par l’historien suisse Carl Jacob Burckhardt, qui ont lucidement entrevu le déclin de la culture esthétique occidentale. Aujourd’hui, il est également développé par des penseurs non occidentaux qui s’opposent à la colonisation, à une modernisation des expériences et coutumes esthétiques de leurs pays, tentant de penser des formes de modernité différentes de celles de l’Occident. En Occident, à quelques exceptions près, les gens continuent de penser à avoir le monopole de la modernité et il existe également une tendance autodestructrice de leur propre culture qui s’exprime à la fois dans la primauté de l’intérêt économique et dans l’extrémisme idéologique et politique, tous deux opposés à expérience esthétique.

1. Vie

C’était si courant dans la culture du XXe siècle considérer que l’expérience esthétique constitue une intensification de la vie qu’il n’est pas facile de lui donner un sens philosophique spécifique, la même notion de vie est très générale, l’expression « philosophie de la vie » a été utilisée pour critiquer les orientations philosophiques subordonnées à la dimension empirique de l’existence, niant l’autonomie du faire philosophique ; si ce qui compte, c’est la richesse de la pulsion vitale, l’expérience esthétique apparaît comme secondaire, ni les critiques du « vitalisme » ni les apologistes du vivant n’arrivent à préciser le lien vie-esthétique.

Mais ce lien existe, si le mot « vie » signifie quelque chose de plus que le fait biologique, c’est parce qu’il a une fin. Pour cette raison, la pensée philosophique interroge le « sens de la vie », que ce soit l’individu, un groupe ou l’humanité tout entière. Cette question téléologique donne à la notion de « vie » un caractère provocateur, elle s’oppose à l’orientation mécaniste de la science moderne à partir de Descartes et Galilée, qui exclut le finalisme de la connaissance de la nature et la réduit aux lois physiques et chimiques.

La question de la « fin de l’existence » semble plus intéresser la métaphysique, l’éthique ou la philosophie de l’histoire que l’esthétique, malgré ceci la réflexion esthétique sur la vie, soit pour nier, soit pour affirmer le sens d’existence, relève également ce défi. L’initiateur de cette appropriation est Emmanuel Kant (1724-1804), lorsque, dans la Critique du jugement (1790), il réduit à une seule faculté, précisément celle de jugement, aussi bien à l’esthétique que a la et téléologie, cette faculté que consiste à penser le particulier comme contenu dans l’universel, elle nous donne une idée cohérente de l’ensemble, que ce soit un bel objet ou un organisme naturel. Dans les deux cas, l’être humain est heureux de réduire les entités empiriques à un seul principe, ce n’est ni le but ni l’expérience. Le jugement ne procède pas à travers des concepts mais à travers le sentiment de plaisir, quand on découvre que des éléments disparates sont réductibles à une unité. Le sens de la vie ne peut faire l’objet d’une démonstration scientifique, il ne peut pas être un objectif conscient, il est lié au plaisir et au mécontentement. Se proposer d’être des « hommes moraux » et agir selon la raison ne signifie pas que la vie, la nature ou le monde aient un « sens ».

Au cours du XIXe siècle et de la première moitié du XXe, parmi les auteurs les plus importants qui affirment le lien entre l’expérience esthétique et le sens de la vie, nous avons Wilhelm Dilthey (1833-1911), dont le travail de réflexion sur la fin de l’humanité est configuré comme une théorie de la connaissance historique, opposée dans sa méthode et son objet aux sciences naturelles, exaltant l’expérience vécue. Georges Santayana (1863-1952), pense que l’essentiel de l’expérience esthétique est l’objectivation, l’exercice de valorisation, d’approbation ou de désapprobation de quelque chose, c’est pourquoi dans sa réflexion à ce sujet l’opposition entre la vie et la mort n’est pas au premier plan mais celle entre la vie et les objets, l’animé et l’inanimé, l’organique et l’inorganique.

Henri Bergson (1859-1941), dans son analyse du sentiment esthétique, propose une métaphysique de la vie très influente dans la première moitié du XXe siècle, l’expérience esthétique devient une expérience intégrale hautement suggestive dans laquelle il développe un jugement esthétique kantien, ici ce qui compte c’est l’expérience, s’affirme l’autonomie des œuvres et du faire artistique, c’est pour cela qu’il s’agit d’une théorie de l’expérience et non du faire artistique ; en plus de l’expérience métaphysique de la durée, Bergson dessine les personnages d’une expérience esthétique « mineure », la comédie. Lorsque la vie s’oublie et tombe dans la routine, elle perd sa plasticité, le rire serait le remède à cet oubli. Il oppose donc la « société fermée », fondée sur l’habitude et l’obéissance, et à la « société ouverte », capable de poursuivre l’impulsion créatrice de la vie. L’humour nous fait découvrir l’expérience d’une vie nue, dépouillée d’illusions et de masques, réduite à sa dureté aride et naturelle. Aussi pour Luigi Pirandello (1867-1936), la vie et le rire sont étroitement liés, mais il ne considère pas l’humour (1960) comme une expérience mineure mais comme un sentiment qui permet une dimension de vie plus profonde que d’habitude. Notre identité psychique, culturelle et sociale est un masque qui cache une réalité contradictoire. L’humorisme montre précisément cette réalité, c’est le sentiment qui non seulement remarque la contradiction entre être et devoir être, mais adhère simultanément aux deux. L’expérience humoristique est esthétique mais au-delà de l’art, qui reste idéal et illusoire, c’est comme la vie qui compose et décompose, introduit des éléments dissonants. L’art essaie de donner un sens à la vie mais c’est illusoire. Comme le jugement humoristique est sans concept, il est proche de l’ingéniosité qui dérange et bouleverse, nous introduit à l’expérience de la vie nue, dénuée d’illusions et de masques, dans sa dure réalité, il ne se concentre pas sur le bios (la vie dans sens éthique) mais dans la zoé (la vie au sens naturel qui rassemble animaux, plantes et humains), une force vertigineuse que l’on ne peut qu’accueillir par le rire. La vie de Pirandello n’est pas une vie « revêtue » d’histoire et de culture, mais une vie « nue » de contrariété et de violence, de changement continu et de contradiction sans solution.

Dans l’œuvre de George Simmel (1858-1918), l’influence de Schopenhauer est visible, il soutient que le finalisme appartient au monde phénoménal, entendu comme représentation, et non pas au nouménal, entendu comme volonté aveugle de vivre, sans motivations et sans fins ; il a pensé l’expérience esthétique de deux manières, par rapport aux arts figuratifs elle se détermine comme contemplation des formes, par rapport à la musique elle est une manifestation directe de la volonté. Simmel radicalise les idées esthétiques de Schopenhauer, la forme et la vie deviennent deux principes antithétiques et attribuent un rôle plus essentiel et original à la vie qu’à la forme, à celle-ci donne un sens epocal - comme celui que a eu le concept de Dieu au Moyen Âge, celui de nature à la Renaissance et celui de société au XIXe siècle - où métaphysique et psychologie, morale et esthétique convergent. Pour Simmel, la vie se révèle contre ses propres objectivations et tente de s’affranchir des contraintes de la forme, assume un caractère destructeur et annihilant de la forme en général qui cherche à bloquer son avenir imparable, celle-ci échappe même au concept, vivre c’est détruire. Simmel constituerait la variante surexcitée et frénétique du pessimisme, dont Schopenhauer serait la variante résignée et quiétiste. Dans son dernier livre (1918), il s’attache à surmonter l’opposition entre la vie et la forme, soulignant la tendance de la vie à aller au-delà de toute limite, non plus comme une destruction mais comme un acte qui déplace sans cesse les limites de l’expérience.

Cette dernière perspective se rapproche de plus en plus de l’idée de vie comme transcendance. Des rencontres entre esthétique et religion sous l’égide de la vie se produisent dans les œuvres d’Henry Bremond (1865-1933) et de Miguel de Unamuno (1864-1936). Le premier maintient (1926) l’affinité substantielle entre les états mystiques et l’inspiration poétique ; Baudelaire, Mallarmé et Valéry seraient les continuateurs de la tradition mystique des XVIe et XVIIe siècles, une expérience intense leur est commune dans laquelle le sujet est dépossédé de lui-même dans une extase d’actes vitaux, la prière et la poésie marquent l’entrée de une dimension de vie profonde et à la fois pauvre et nue. Mais Bremond est hostile à la fois à l’institution religieuse et à l’institution littéraire.

Si la spiritualité de Bremond peut être caractérisée comme une sérénité subversive, celle d’Unamuno (1913) est un désir qui n’est satisfait que dans la littérature, c’est un christianisme agité dans lequel la religion et l’esthétique sont confondues, un cri de révolte contre la mort perçue comme une réalité insupportable. La raison, incapable de trouver un vrai but dans la vie, entre en conflit avec la dimension émotionnelle et affective qui aspire à l’immortalité, ce conflit génère le sentiment tragique de la vie, le sens de la vie n’est autre que le défi que l’individu dirige au monde, Don Quichotte est le symbole de ce combat.

Le lien entre le sens de la vie et l’expérience esthétique risque d’être rompu dans les réflexions de Karl Jaspers (1883-1969) et de José Ortega y Gasset (1883-1955), dans les deux cas, la vie est porteuse d’exigences que l’art ne satisfait pas toujours, le sens de la vie acquiert donc une dimension éthique, qui a une teinte religieuse chez Jaspers et une dimension socio-politique chez Ortega. Chez Jaspers, les notions d’existence et de situation sont au cœur de la définition de la vie, chez Ortega ce sont les notions de circonstance et d’exécution.

Pour Jaspers l’art est un signe de transcendance symbolique dans l’existence, pour Ortega l’art est une irréalisation, l’art déréalise la réalité et la remplace par sa transposition sentimentale. Tous deux se rendent compte qu’au XXe siècle le statut de l’art a profondément changé, le premier définit ce changement comme une dégénérescence, le second comme une déshumanisation (1925), l’art se dévitalisant serait passé à la périphérie de l’expérience de vie, il s’est approché au jeu et au sport et avec lui l’Occident semble être entré dans une phase de puérilité.

Dès le début de la seconde moitié du XXe siècle, ce que Jaspers et Ortega ont vu si tôt est devenu évident, une partie importante de l’esthétique de la vie, prolongeant les intuitions de Kant et Schiller, ils voient dans le ludique la manifestation par excellence de la finalité sans représenter une fin qui serait l’essence de l’expérience esthétique.

Avec Herbert Marcuse (1898-1979), cela s’insère dans un tissu de notions qui font passer l’axe de l’esthétique de la vie et de la métaphysique à la politique. Marcuse (1955) s’inspire de Marx et Freud. Pour Marx (1867), l’opposé de la vie n’est pas la mort mais la marchandise, ce « fétiche » qui combine les caractères opposés de l’abstraction et de l’incarnation. Pour Freud (1930), l’opposé de la vie semble être la réalité, cela se manifeste dans l’antagonisme entre les pulsions de vie, ancré dans l’inconscient, essentiellement orienté vers la satisfaction du plaisir et les restrictions imposées par la culture quand elles ne le sont pas selon le monde extérieur. De ces prémisses, il est possible de voir dans la vie la force révolutionnaire qui lutte contre le capitalisme et contre l’oppression des pulsions sexuelles ; combinant ces luttes pour atteindre un vitalisme qui considère la libération de l’énergie biopsychique comme une condition de santé et de bonheur (Reich 1945).

Mais avec ces simplifications la relation entre la vie et l’expérience est perdue, la stratégie théorique de Marcuse est plus affinée, tout d’abord elle rompt le lien entre principe de réalité et capitalisme. L’affirmation de la société bourgeoise de se présenter comme la seule réalité, confinant dans le rêve, l’imagination et l’utopie, toute manifestation des pulsions vitales est arbitraire, implique une « répression supplémentaire » qui ne découle pas de la nécessité de la lutte pour l’existence mais de l’organisation sociale capitaliste. Marcuse rejette l’identité entre culture et répression et affirme la possibilité d’un « nouvel ordre libidinal », basé sur l’harmonie entre pulsions vitales et raison, entre liberté et morale civile, ce nouvel ordre est essentiellement esthétique, c’est un « but sans représentation d’une fin » et d’une « légalité sans loi », c’est-à-dire une union de beauté et de liberté.

Ainsi, Marcuse renverse les limites que Kant avait posées à l’expérience esthétique et lui attribue un rôle de guide de la connaissance et de la morale. Souhaitant et promouvant, d’une part, les conditions du développement scientifique, technologique et des forces productives, celles-ci perdent leur caractère répressif et se mettent au service des aspirations individuelles et d’autre part, la disparition progressive des mécanismes psychiques qui suscitent chez le sujet le sentiment de culpabilité et constituent la cause fondamentale de leur inconfort et de leur névrose. Marcuse enrichit le « sens de la vie » de nouvelles significations : l’expérience esthétique ne garantit pas seulement une vie riche avec une valeur intrinsèque car elle a sa fin en soi ; conscient d’une nouvelle approche du sensoriel et du sexuel ; redécouvre le sens originel du mot « esthétique », connaissance sensible, y compris le plaisir qui implique l’exercice des sens ; il distingue cependant « sensualité » et « sexualité », transformant cette dernière en Éros, un processus de sublimation non répressif avec lequel les pulsions sexuelles, déplacées vers un but non sensuel, permettent des activités durables et des relations sociales qui intensifient et amplifient la satisfaction individuelle.

Marcuse a montré la possibilité réelle d’une vie alternative au monde commercial et à la société répressive, ce n’est pas une théorie utopique mais une théorie qui signale « la fin de l’utopie » (1967). Il a confirmé le sens politique de l’expérience esthétique, une manière alternative de ressentir et de penser à la vie quotidienne soumise par l’argent et le pouvoir bureaucratique, pour cette raison l’art peut être considéré comme une manifestation actuelle, ici et maintenant, d’une vie libre et autonome.

Le lien esthétique-vie est présenté dans Michel Foucault (1926-1984) d’une manière inédite. Il oppose l’âge classique, XVIIe et XVIIIe siècles, à l’âge moderne, XIXe et XXe siècles (1966), la première se caractérise par la continuité, l’horizontalité et la synchronicité de sa culture, par la transparence de ses connaissances, analyse et recompose les objets et les développe dans la représentation, comme dans une peinture ; son savoir est ordinaire et positif, transparent et fluide, elle ne pose pas de dichotomies radicales, considère le monde comme un cosmos où l’homme n’occupe pas une place privilégiée. La fin du XVIIIe siècle marque le déclin de l’âge classique, avec le XIXe siècle commence l’ère moderne, elles changent profondément les pratiques et les théories de la parole, le langage prend la place du discours, la vie succède à l’histoire naturelle, la production au changement ; la philologie, la biologie et l’économie politique y sont nées. La philosophie commence avec Kant à se référer à un continent irréfléchi dont seuls des fragments émergent, on peut l’appeler une chose en soi, la volonté, l’ethnie ou l’être, mais les forces et les identités irreprésentables qu’y pullulent plongent l’expérience dans une confusion constitutive.

La place de l’esthétique dans cette nouvelle épistémè, Foucault ne la propose pas explicitement, elle serait plus cohérente avec l’ère classique, harmonique et représentative. Mais la lecture la plus attentive de l’ensemble de son œuvre suggère que la fin sans fin qui caractérise, selon Kant, l’expérience esthétique, ne se produit que dans la modernité, une recherche infinie d’un sens qui échappe continuellement et échappe à toute détermination finale. La pensée de Nietzsche inspire également Foucault, mais alors que Marcuse s’oppose à la vie et au pouvoir, Foucault les identifie, voit que les fonctions positives, productives et dynamiques de la vie sont plus importantes que les fonctions négatives, répressives et statiques.

Si le pouvoir va au-delà des institutions, c’est comme la vie, impersonnelle, anonyme, omniprésente, englobante, quelque chose dans la vie elle-même ne devrait plus s’y opposer, mais plutôt le contrecarrer, c’est ce qui commence à prendre forme dans les derniers travaux de l’auteur : dans le premier volume de l’Histoire de la sexualité, La volonté de savoir, l’hypothèse répressive marcusienne, mais en quelque sorte aussi foucaldienne, cède progressivement la place à l’étude des dispositifs, comme celui de la sexualité que la modernité établit, ce n’est pas l’interdiction mais la abondance de discours, l’incitation systématique, la propagande. Son vitalisme va au-delà de la sexualité, comme en témoignent les volumes deux et trois de l’Histoire de la sexualité, L’usage des plaisirs et Le souci de soi, et encore plus dans le séminaire Herméneutique du sujet publié à titre posthume ; le spécifiquement esthétique ne peut pas être discerné dans son discours parce que l’esthétique au sens vitaliste est l’inspiration fondamentale de sa pensée.

C’est cette inspiration qui le conduit à trouver dans sa recherche, en Grèce classique, une pratique orientée vers la maîtrise de soi, qui s’exprime dans l’élaboration de prescriptions liées aux domaines de l’économie, de la diététique et de l’érotisme, inspirées non dans un modèle de vie éthique mais dans une exigence esthétique, ressentie par peu de gens, il est vrai, mais que rien n’empêche en principe d’être ressentie par beaucoup. Ainsi, l’esthétique de la vie clôt le XXe siècle avec un regain d’intérêt pour la vie comprise comme bios, comme comportements riches en valeurs et en significations, ce que nous devons dans une large mesure aux dernières recherches de Foucault axées sur l’héritage de la pensée grecque et hellénistique en général et stoïcienne en particulier, n’étant pas un helléniste et pas le seul à revenir à ces sources de la culture occidentale, dans un contexte dans lequel l’Occident semble vouloir mettre fin à cet héritage.

Giorgio Agamben, également intéressé par le monde antique (1995), poursuit les réflexions de Foucault sur la biopolitique, les prétentions du pouvoir contemporain à s’étendre sur la même vie humaine réduite à sa dimension animale, non pas le bios mais la zoé, la vie nu, la figure de l ’« homo sacer », de l’homme qui, selon la loi archaïque romaine, pouvait être assassiné en toute impunité, sorte de paradigme de la situation humaine actuelle dans de nombreuses régions du monde. L’immense projet d’avoir ensemble dans l’esthétique le bios et la zoé, les aspects culturel et naturel de l’homme, initié par Kant et poursuivi par les auteurs inscrits dans l’esthétique de la vie, semble aujourd’hui abandonné, à moins qu’on y pense que même avec le déclin de l’idée de vie, la remise en cause du « sens de la vie » ne disparaît pas mais se déplace vers d’autres domaines théoriques.

2. Forme

Le mot « forme » est aussi répandu dans la culture esthétique contemporaine que le mot « vie », tous deux constituent une polarité significative de la sensibilité artistique actuelle, tendances opposées entre lesquelles ceux qui cherchent d’une manière ou d’une autre à concilier un mouvement d’existence plein et intense avec l’expérience d’une entité qui transcende le flux incessant de la vie. Implicite dans le concept de « forme » est une référence à quelque chose d’objectif et de stable qui semble correspondre à l’essence de l’œuvre d’art, la volonté de surmonter la nature éphémère de la vie.

Mais ce qui anime le formalisme dans la contemporanéité occidentale n’est pas le simple désir de vaincre la mort dans la contemplation ou dans la production d’entités impérissables, ne se satisfait non plus de la beauté de la nature ou de la beauté de l’objet artistique. Tout au long de l’histoire de l’Occident, la poussée vers la transcendance qui soutient l’esthétique de la forme a cherché à transcender la même forme, elle est à l’origine de tendances iconoclastes et même du vandalisme au nom d’une idée de transcendance et d’éternel privé de forme, dû à la conviction qu’en attribuer une serait rester dans une conception anthropomorphe, idolâtre, qui ne connaît pas sa différence par rapport au monde et à l’homme. Avec elle on passe à un environnement évidemment religieux.

L’esthétique de la forme semble aujourd’hui occuper un champ intermédiaire entre l’iconophilie et l’iconoclasme. C’est en partie parce que dans le concept de forme convergent deux notions qui pour les anciens grecs signifiaient des différentes choses : l’eidos, species en latin (la forme intelligible) et la morphé, forme en latin (la forme sensible). La forme en essayant de transcender la vie ne peut pas s’arrêter, elle est obligée de se transcender dans un mouvement qui ne peut cesser d’être formel, à moins que le but soit de passer à la spiritualité religieuse.

Comme dans l’esthétique de la vie, le fondement théorique de l’esthétique de la forme se trouve dans la Critique du jugement de Kant, en particulier pour distinguer le sublime du beau, tandis que le beau implique une forme sensible, adaptée aux facultés humaines, le sublime ne peut pas être contenu d’une manière sensible, si nous l’aimons c’est à cause de son opposition à nos sens. Implicite dans le sublime serait une transcendance morale, non esthétique, supérieure à toute mesure de nos sens. Mais cette insuffisance ne peut être représentée qu’à travers des formes sensibles. Kant prend ses exemples du sublime de la nature, l’esthétique de la forme renvoie au contraire à des exemples du sublime dans des formes artistiques, qui contiennent des éléments d’auto-transcendance, qui aspirent à être « plus que des formes ». Ce problème donne lieu à une pluralité de solutions qui témoignent de la richesse et de la complexité des différentes sensibilités et traditions de pensée qui convergent dans l’esthétique de la forme à l’époque contemporaine.

Cette recherche commence par Heinrich Wölfflin (1864-1945), son Renaissance et baroque (1888), marque le début de la réflexion sur les limites de la forme. Pour lui, la Renaissance et le Baroque sont des catégories opposées, aux orientations formelles, culturelles et conceptuelles contrastées : la première est associée au respect des normes et de la symétrie, la seconde à la recherche de l’exceptionnel et de l’insolite, c’est à dire à la tentative d’aller au-delà de la forme, de la dissoudre consciemment. Le baroque cherche à reproduire par des moyens artistiques l’effet du sublime, tend à l’infini, l’informe, l’inépuisable ; L’expérience esthétique baroque plonge ceux qui la vivent dans un abîme où l’identité individuelle est suspendue. Mais cette tendance à l’infini ne peut manquer de recourir à l’art.

L’expérience de la forme baroque n’est pas une libération spirituelle, selon Wölfflin, en elle nous nous sentons plongés dans une masse lourde et chaotique qui empêche l’action individuelle, les formes particulières sont absorbées dans une matière pâteuse qui se répand partout. Il n’oppose pas à la forme classique une autre conception de la forme, mais de la matière informe, dans un mouvement imparable qui dévore les choses et les gens. Dans son œuvre mature (1915), il considère les deux formes fondamentales de représentation classique et baroque ; la lutte entre la forme et la matière informe semble être remplacée par la lutte entre deux types de formes corrélatives à deux conceptions du monde, soulignant l’inséparabilité de forme et contenu, les formes de représentation visuelle deviennent des conditions de l’expérience esthétique, l’auteur veut étendre à l’expérience esthétique une utilisation du terme « forme » que Kant avait limité à la connaissance. Pour Kant, on ne peut parler de conditions d’expérience a priori que dans le cas de l’espace et du temps, précisément des formes de la sensibilité, et des catégories, des formes de l’intellect ; les « idées esthétiques » ne peuvent être comparées à des formes de sensibilité et d’intellect, elles ne se réfèrent pas à l’objectivité mais à la subjectivité. Pour Wölfflin, au contraire, le classique et le baroque constituent presque des a priori historiques, les formes de représentation visuelle s’imposent aux artistes et conditionnent leur manière de percevoir la réalité.

Un mouvement analogue vers la transcendance de la forme se retrouve chez Alois Riegl (1858-1905), il jette les bases d’une nouvelle valorisation de l’ornement (1893), en se concentrant sur les styles ornementaux, tels que la géométrie et l’arabesque, caractérisée par l’abstraction et l’inorganique, opposés à l’art grec classique.

Selon Riegl, l’impulsion vers l’art (1966) ne vient pas de l’imitation de la nature mais d’une compétition avec elle, l’homme perçoit l’expiration, le hasard et l’imperfection de la nature et tente donc de le remplacer par l’éternel, parfait et inaltérable. L’art est ainsi configuré comme un perfectionnement de la nature, une tendance remarquable dans l’art de l’Égypte ancienne dans laquelle il prive l’inorganique au lieu de l’organique. L’art vient s’opposer non seulement à la nature vivante mais aussi à la nature inorganique, toutes les formes sensibles semblent dépassées face à la perfection de Dieu. Cette négation de la forme serait en relation avec le monothéisme hébreu et son influence, son iconoclasme, son rejet de la forme, plus importants pour Riegl que l’apologie de la forme de la Grèce classique et de la Renaissance, seulement une parenthèse dans l’histoire du combat contre la forme. L’art byzantin, romain tardif et islamique seraient, à l’inverse, des exemples de ce conflit entre l’art et la forme qui perdurerait jusqu’à nos jours.

Pour cet auteur, la volonté artistique (1901) s’affirme contre l’usage, la matière et les techniques assignées à l’art, cette volonté est antérieure à la forme. Sa notion de volonté artistique se rapproche de la notion kantienne de « forme », qui conditionne a priori l’émergence de l’œuvre. Alors que Wölfflin recherche l’au-delà de la forme, le baroque, Riegl cherche l’en deçà, la volonté artistique. La volonté artistique peut être orientée positivement vers la laideur, l’inertie et le manque de vivacité, vers quelque chose qui transcende la belle apparence formelle et le plaisir, comme dans l’art romain tardif, vers des expériences et des sensibilités qui se soustraient à la classicité.

Wilhelm Worringer (1881-1965), pose l’opposition entre l’esthétique de la vie et l’esthétique de la forme avec un radicalisme extrême. D’une part, il y aurait une tendance à intensifier la vie, définie comme l’empathie ou le naturalisme ; d’autre part, la tendance à se retirer de la volonté, de la causalité et de la violence des processus de la vie et d’aller au-delà de l’apparence, définie comme l’abstraction, l’émancipation de l’angoisse de la subjectivité et du temps, ou simplement comme le style, art qui trouve sa référence dans l’organique, dans toute loi ou besoin extérieur.

Bien qu’il reconnaisse les deux tendances, son orientation est plus anticlassique et anti-renaissance, ses exemples du style inorganique sont ornementaux, dans lesquels la volonté de transcender la nature est pure et absolue, en cela même les motifs végétaux et animaux sont subordonnés à une stylisation qui recherche l’essence de la réalité ; et l’art byzantin, tendant à éviter le organique et le tridimensionnel, optant pour l’abstraction et le plat. Mais c’est dans ses réflexions sur l’art gothique (1911), où l’on retrouve une étape décisive dans l’expérience de l’inorganique, ce n’est pas seulement une représentation statique et géométrique de la forme, elle donne du dynamisme à l’inorganique, créant une sorte de « vie » artificielle, un mécanique « vivant », doté d’une intensité supérieure à la vie naturelle. Avec le gothique, l’abstraction triomphe, s’appropriant même l’empathie. Le gothique nous conduit à une expérience qui dilue la même notion de forme. S’il reste quelque chose de « formel » dans cette expérience, ce n’est pas seulement la transcendance, commune aux fondateurs de l’esthétique de la forme, mais plus essentiellement le caractère « d’extériorité », opposé à toute subjectivité organique-vitaliste ; dans le gothique, la volonté de l’art n’appartient pas au sujet, à l’artiste, elle lui est imposée. Ce n’est pas le désir d’une spiritualité dématérialisée, l’expérience esthétique n’est pas une expérience religieuse car elle est liée à la chose, à la masse.

Une conséquence de l’expérience esthétique inorganique proposée par Worringer, est une conception différente du corps, il perd sa dimension d’organisme autonome vivant, si célébré dans les nus de l’art classique. Dans le gothique le personnage principal est pris par la robe, avec une existence indépendante du corps qu’elle recouvre, la draperie est une victoire de l’inorganique sur l’organique.

La théorie de la forme de ces trois historiens de l’art, Wölfflin, Riegl et Worringer, ouvre la voie à une esthétique élargie à laquelle de nombreux autres se sont joints avec des contributions importantes tout au long du XXe siècle, tant en Occident qu’en Asie, Afrique et Amérique latine.

Ces trois théories convergent dans la recherche d’une forme au-delà du classicisme de la Renaissance, que ce soit baroque, roman tardif ou gothique, en tout cas excentrique par rapport au canon occidental actuel.

C’est le même but de Pavel Florenskij (1882-1937), il remet en question la conception de la Renaissance de l’art et fait une réévaluation philosophique des icônes de la religion orthodoxe, mais contrairement aux trois savants mentionnés ci-dessus, il a une conception plus immanentiste et réaliste de l’expérience esthétique. Pour lui, les deux anciennes notions de forme, l’eidos ou forme suprasensible et le morphé ou forme sensible, coïncident dans l’icône, il n’a besoin de se référer à rien de transcendant, c’est en soi-même la rencontre entre le visible et l’invisible ; c’est un original, pas une imitation. La source de sa perspective n’est pas chez Platon, qui considérait la forme ontologiquement sensible inférieure à la suprasensible, mais dans Plotin et dans l’esthétique byzantine, où l’être et la beauté sont inséparables (1922a). L’image n’est pas une simple représentation mais une évocation, une « porte » par laquelle Dieu entre dans le monde sensible. La position de Florenskij est une métaphysique concrète, il voit dans l’icône l’union des mondes visible et invisible. Selon cet auteur, seule l’église orientale a réussi à conserver cette tradition qui remonte à la peinture des momies dans l’Égypte ancienne. Au contraire, l’église romaine a déformé sa spiritualité avec l’expérience de la Renaissance, la mondanité de ses images n’est plus liée au suprasensible.

Cela est dû à l’affirmation de la perspective linéaire, fondée sur un concept homogène d’espace, infini, illimité et donc indifférencié et informel, celui de la géométrie euclidienne, transformé par Kant en une condition d’expérience a priori. Pour Florenskij (1922b), la perspective n’est pas une vision simple et naturelle du monde, elle nécessite une rééducation psychophysiologique forcée, fonctionnelle à cette conception du monde qui détruit la forme de ce qu’elle représente, transforme la vision en un processus mécanique qui élimine à la fois l’aspect psychique et physiologique de la vision, la réduit à une intrigue unitaire concentrée dans l’ego de celui qui observe le monde de manière inerte et spéculaire.

A la perspective Florenskij oppose une expérience esthétique qui comprend des visions successives, une synthèse de sensations et de pensées ; cette unité est ce qu’elle considère comme une forme, peu importe si ce qui n’est pas vu y est représenté, elle doit inclure la discontinuité de l’espace, de la lumière, de la forme, de l’intensité, ce qui donne à l’œuvre une vie indépendante de la subjectivité de l’auteur et du spectateur, le transformant en quelque chose de vivant, qui agit.

En Occident, la notion de forme vivante est opposée à celle de la tradition orientale. Dans Erwin Panofsky (1892-1968), la forme intelligible est comprise comme la représentation mentale de l’artiste (1924), c’est par exemple celle observée dans le maniérisme, Michel-Ange et Dürer ont des conceptions similaires. Pour Panofsky, cette métaphysique subjectiviste est initiée par Cicérone, avec sa comparaison entre la forme suprasensible et la représentation de l’artiste dans l’intellect. L’idée perd autant son existence par rapport à l’intériorité de l’âme que par sa relation avec le monde sensible. Celle décrite par Panofsky est une sensibilité esthétique opposée à celle décrite par Florenskij : le spiritualisme idéaliste de l’Occident, opposé à la philocalie immanentiste de l’Orient, de manière paradigmatique présente dans les icônes : ici, la forme est « vivante » dans l’âme de l’artiste, elle brille dans l’esprit du sujet ; là, dans la matière sensible, dans l’étrangeté de la chose. Il est vrai que toute l’expérience formelle de l’Occident ne peut être réduite au spiritisme subjectiviste mais, dans la perspective de Panofsky, la Renaissance et les formes classiques sont des parenthèses ou transitent vers l’idée pure qui n’existe que dans l’âme de l’artiste.

Si l’œuvre de Marcuse marque le passage de l’esthétique de la vie de la métaphysique à la politique, celle de Marshall McLuhan (1911-1980) marque le passage de l’esthétique de la forme de la philosophie de l’art à la philosophie des mass media (1964), poursuit en réfléchissant aux problèmes de la forme esthétique par rapport aux mass media.

Il étend ingénieusement les théories de Wölfflin sur les formes de représentation (classique et baroque), pour lui il y a aussi deux modes de perception : l’un homogène, simple, linéaire, visuel, hiérarchique, explosif, lié à l’écriture alphabétique, la presse, la photographie, la radio, le cinéma et l’automobile ; et un autre multicentrique, participatif, tactile, instantané et implosif, correspondant à l’électricité, au télégraphe, au téléphone, à la télévision et à l’ordinateur. Le premier caractérise le médium « chaud », étend la vue à une haute définition qui limite la participation du spectateur, émet des données qui impliquent une consommation uniforme et mécanique. Le second mode est typique du milieu « froid », en basse définition, il implique l’intervention active du spectateur, il est configurai, « Gestalt », totalisant, oral, multi sensoriel. Les moyens « chauds » ont conditionné l’ère moderne, une parenthèse entre deux âges froids, l’ère orale, tribale, primitive et l’ère électrique d’aujourd’hui.

Pour McLuhan, le développement technologique occidental constitue un antidote à la linéarité homogène de l’ère mécanique à travers un changement radical qui initie une nouvelle ère essentiellement esthétique et créative. Un médium est une forme qui conditionne l’expérience d’une époque, une sorte d’a priori historique au sens kantien, en ce sens le contenu, le message qu’il transmet est subordonné ; le pouvoir formateur du médium est en soi, « le médium est le message ». Le médium est aussi une extension de nous, de nos sens et facultés de perception ; il reproduit technologiquement des processus qui appartiennent à l’homme, lui en éloignant ; chaque extension est une amputation, ce n’est pas moi qui ressens mais la prothèse ; les moyens électriques placés en dehors de notre système nerveux central. Ces médias, en revanche, ne sont pas fermés, ils interagissent entre eux créant une intrigue et une dynamique plus efficaces que les formes esthétiques traditionnelles.

Selon McLuhan (1988), le développement des media comporterait quatre phases : la croissance, intensifie certains aspects d’une situation dans laquelle un médium s’étend ; l’obsolescence, la situation passée devient impuissante et est éliminée ; récupération, quelque chose de désuet est remis en service ; la réversion crée une nouvelle configuration à la fois similaire et différente de la précédente. Pour l’esthétique de la forme, la pertinence de cette théorie est qu’elle souligne, une fois de plus, le lien entre la forme et la transcendance : les formes ne sont pas fermées, elles sont dans un mouvement constant qui les dépasse, un mouvement qui est aussi multidirectionnel, cela lui offre une variété infinie de paramètres.

Cependant, peu partagent l’enthousiasme de McLuhan pour les médias. Devant eux, l’attitude iconoclaste qui considère toutes les formes sensibles suspectes réapparaît, par conséquent l’intérêt pour le sublime réapparaît également. Jean François Lyotard (1924-1998), voit l’art d’avant-garde comme la manifestation du sublime (1988), soupçonne la belle apparence des formes et s’attache à affirmer la présence de ce qui échappe à la représentation. Lyotard rejette cependant les positions spirites auxquelles conduit l’iconoclasme (comme nous l’avons vu dans Panofsky) : bien qu’il reconnaisse que le destin du sublime est d’approcher l’absolu par l’insuffisance de la forme, il ne veut pas abandonner le terrain de l’immanence ; C’est pourquoi il attribue à l’art d’avant-garde l’objectif de manifester l’immatérialité du sublime à travers la matière. Comme Kant, il entrevoit à travers le sensible quelque chose que le sensible ne peut pas présenter comme forme. Cette expérience esthétique dépasse la sensibilité mais ne veut pas se perdre dans la transcendance.

Entre l’immatérialité et la virtualité, il n’y a qu’une étape, il se peut que les réflexions contemporaines sur la virtualité conduisent à une nouvelle conception de la forme mais l’impression est que l’esthétique de la forme, comme l’esthétique de la vie, atteint une impasse. Cette impression est donnée précisément par le contraste des thèses de McLuhan et Lyotard, deux façons opposées de voir la relation entre les médias et l’art ; où le premier voit le changement et l’interaction, le second voit l’opposition et l’incompatibilité, même si elles convergent vers le problème central de l’esthétique de la forme, comment penser la forme sans s’engager dans le mouvement vers la transcendance ? Comment aller au-delà de l’immanence ? McLuhan arrive dans ses recherches à un « sensoriel unifié » qui dépasse les limites de l’expérience formelle fractionnaire, l’interaction de tous les sens conduirait à une expérience unifiée. Lyotard voit dans « l’enthousiasme » le mode extrême du sublime, l’échec de la représentation revient à une expérience énergétique de l’illimité (1986). Cela semble être la conclusion de l’esthétique de la forme, l’ouverture d’un chapitre qui mène à l’esthétique du sentiment.

Illustrations : œuvres de Jean Dubuffet.