samedi 28 septembre 2019

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Inquiétante familiarité et exactitudes imaginaires

Œuvres récentes de Li Xiaoshi

, Jean-Louis Poitevin et Li Xiaoshi

Les œuvres récentes de Li Xiaoshi, des aquarelles et quelques peintures, présentées à la Galerie Vanities, nous entraînent dans un univers qui semble n’avoir avec le nôtre qu’un rapport lointain. Rien ne nous rappelle nos rues et nos demeures, rien n’évoque nos appareils et leurs écrans ou nos automobiles, mais tout évoque l’au-delà de nos visages, de nos attitudes, de nos gestes, de nos pensées.

Li Xiaoshi — 29 x 19 cm

D’un côté...

Si nous ne sommes pas à face à une peinture qui emprunte directement à la réalité, il nous suffit de quelques instants pour nous apercevoir que ce monde par lequel nous sommes aspirés, ce monde qui a tout d’un monde imaginaire et qui vit sur ces toiles, entretient avec nous des relations très intimes.

Ce que met en scène Li Xiaoshi n’a rien de familier et pourtant chaque minute que nous passons en compagnie de ses œuvres fait monter en nous une sensation inédite d’inquiétante familiarité.

Inutile de tergiverser : ce qu’elle montre ne ressemble à rien et pourtant tout ce qu’elle dessine, agence, peint, repeint, décale, associe, relie, engonce, étire, plie, écrase, étire, détaille, inclut, exclut, lance et rattrape pour finalement le faire appartenir à un fragment de monde qui vaut à chaque fois pour la totalité inclusive du possible, tout ce qu’elle crée nous dit que c’est de nous dont il est question.

Li Xiaoshi — 76 x 57 cm

Simplement, ce « nous », nous ne sommes pas tout fait prêts à l’accepter tel qu’il se montre ici, sur ces toiles et ces papiers, peints pas Li Xiaoshi tant il semble que les sources de cet imaginaire sont à chercher dans des racines à forte connotation « surréaliste », européenne, et donc si singulièrement distante des formes de l’imaginaire ayant cours dans la longue tradition chinoise. C’est aussi pour cela que nous spectateurs occidentaux pouvons percevoir dans ce mélange de formes des échos à des œuvres d’artistes occidentaux du XXe siècle.

Il nous faut donc accepter de considérer que l’origine géographique de l’artiste ne joue pas de rôle central ici, bien plutôt sa capacité à plonger dans les dédales que font naître images ou fragments de monde qui entrent en collision dans son esprit méditatif et puissant et qu’elle agence à la manière d’un prestidigitateur capable de faire apparaître ou disparaître à loisir les éléments qu’il juge utiles ou nécessaires à reproduire le plus justement l’effet qu’il recherche.

Mais il ne faut pas s’y tromper, les effets que vise à produire Li Xiaoshi sont ceux-là mêmes qu’elle ressent et vit à chaque fois que les vents du dehors pénètrent en elle, parce qu’elle leur a ouvert la porte, et qu’ils viennent agiter l’infinité des éléments qui peuplent son esprit.

C’est pourquoi intrigués au premier regard et ne reconnaissant rien, nous sommes emportés par le doute, non sur ce que l’on voit mais sur nous-mêmes lorsque nous comprenons que chacune de ces aquarelles est une tentative de dresser notre portrait. Il faudrait dire « portrait en creux », car c’est de l’envers du masque dont il est question ici.

Li Xiaoshi — 120 x 100 cm

De l’autre...

Un masque, c’est une image que l’on offre aux autres. Elle peut dire quelque chose de celui ou de celle qui le porte mais ce n’est pas sa fonction. Par contre, sur l’envers d’un masque, c’est là que le visage s’imprime et à travers lui, ce que chacun a de plus intime vient s’y déposer. Mais la structure de l’envers du masque n’a pas de véritable forme, elle doit juste permettre d’accueillir le visage en tant que visage. Elle est donc anonyme. Derrière le masque chacun est à la fois personne et tout en se trouvant au plus près de soi-même. Mais cela a lieu dans l’ombre de l’envers.

C’est dans cette zone que nous conduisent les œuvres de Li Xiaoshi, là où la confusion règne mais où le détail surgit, incomplet mais révélateur. Ainsi voyons-nous apparaître des fragments de corps à la fois dispersés et rassemblés selon une logique qui n’est pas celle de la nature. Des morceaux d’organes semblent en quête d’un corps pour les contenir et dans leur errance laissent entrevoir des liaisons qui dépassent et la nature et la raison mais qui évoquent ces agencements psychiques d’images que les rêves font surgir dans le sommeil et parfois quand nous sommes à-demi éveillés.

D’autres éléments viennent se mêler à cette débauche organique. Ils sont plutôt à tendance géométrique. Fragments de surface non identifiables, lignes reliant des éléments semblables ou disparates, faisceaux de lignes dessinant une figure mathématique ou une sorte de forme architecturale, grilles de lignes assurant à des échos d’objets sans fonction réelle une forme de légitimité existentielle, tout ce qui peuple ces aquarelles et ces toiles existe à la fois comme un élément d’un rêve et comme la forme d’un projet non identifié mais réel puisque offert, là, à notre regard.

Li Xiaoshi — 76 x 57 cm

C’est cette ambiguïté qui fait à la fois la force de ces œuvres et qui leur confère cet aspect dérangeant. S’ils nous inquiètent, c’est qu’ils parlent en fait de nous, de ce que nous sommes, et il faudrait même dire de qui nous sommes véritablement. Et c’est bien cela qui nous trouble que nous reconnaissions en faisant face à ces œuvres que ce que nous croyons être nos vrais visages comme nos masques ne sont que des manifestations de faible intensité par rapport à ce qui se passe en nous quand nous laissons venir à la surface ; mais protégés par le masque, restant invisibles donc pour autrui, ce qui nous préoccupe, nous attire nous révulse nous intrigue nous emporte.

Et si nous prêtons une attention un peu soutenue au travail de Li Xiaoshi, nous ne pourrons pas ne pas voir dans chaque tableau planer comme l’ombre d’un être, un être presque humain ou plutôt tellement humain qu’il est parvenu à exister en convoquant autour de lui ses obsessions, ses fantômes, ses peurs et ses joies, et à s’abolir comme individu pour se révéler comme « monde ».

Alors on comprend mieux l’effet que produisent sur nous ces fragments arrachés à la nuit de l’esprit et recomposés selon des règles non rationnelles visant à établir une exactitude imaginaire des faits mentaux. Ils nous ouvrent la porte sur une forme de vérité sur nous-mêmes, celle qui s’énonce ainsi : nous sommes des êtres nés du hasard, des corps aux multiples facettes, des esprits hantés par la mémoire infinie des hommes, des êtres nés de la terre et tournoyant dans l’univers.

Oui, si ici tout est étrange, c’est que tout est familier de cette familiarité que nous ne cessons pas de refuser de regarder en face. C’est de parvenir à rendre sensible cette inquiétante familiarité qui constitue la véritable force des œuvres de Li Xiaoshi.

Li Xiaoshi — 120 x 100 cm