samedi 29 octobre 2022

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Incantation

Patrick de Keyser

, Jean-Louis Poitevin et Patrick Dekeyser

Bien sûr, il faudrait parvenir à ce que le souffle s’expectore en chant...

Bien sûr, il faudrait parvenir à ce que le souffle s’expectore en chant, le chant en sons, les sons en mots et les mots en significations venant éclairer le ciel esseulé de l’âme de leur éclat incomparable. Et l’on n’y parvient pas, ou si mal !
Même si l’on se force à croire à cette fiction-là, depuis si longtemps, on sait qu’elle ne colle ni avec ce qui se passe en nous, ni avec ce qu’il est possible d’atteindre, ni avec ce qu’il serait souhaitable d’inventer à ce sujet. C’est aussi que l’objectif est inaccessible. Pourquoi inaccessible ? Parce qu’on ne cesse de mentir et de se mentir au sujet de cette "chose" qui toujours fait défaut : l’accord.
Pour y parvenir il faudrait sauter par-dessus l’intervalle incompressible qui sépare le souffle soufflant du souffle soufflé, le cri criant du cri crié, le chant chantant du chant chanté ! Il faudrait parvenir à effacer à mesure que l’on avance sur la voie de la voix les traces du cri, du balbutiement, de l’hésitation, de l’incomplétude.
Oh, comme on s’y efforce !
Ce n’est pas que l’effacement soit impossible qui nous empêche d’y parvenir, c’est la fiction mortelle à laquelle nous sommes arrimés. Il nous est impossible de ne pas faire semblant même lorsque l’on s’efforce d’être au plus près de ce qui nous semble juste. Mentir n’est pas un effet de notre mauvaise volonté. C’est un effet de l’existence en nous d’une schize indépassable et que l’on se refuse de reconnaître comme nous précédant de toujours sur le chemin de la justesse.
Nous sommes deux avant de parler, non parce qu’il faudrait être au moins deux pour que les mots s’éveillent à travers nous, mais parce que la voix, balbutiement ou expectoration d’un souffle rauque, semblant de chant ou incantation sans destinataire, cette tension du souffle vers la signification, nous fend en deux.
Toute tentative pour remonter en amont de cette faille nous projette vers ce gouffre invisible de la fêlure qui nous hante. On s’adresse à un autre et on ne cesse de se parler à soi. Or parler ou chanter, c’est toujours déjà avoir affaire au tangage infini entre un soi incomplet et un autre inaccessible. C’est déjà être pris dans la nasse d’un mentir qui n’est pas encore et ne sera jamais "vrai" !
Pourquoi ne pas tenter de simplement d’accepter de tanguer porté par les deux temps du moteur de la vie, sans chercher à s’accrocher au risque d’en mourir, à l’un ou à l’autre, à un soi fêlé ou à un destinataire indifférent ? Il suffirait de reconnaître qu’ils ne cessent de s’entre-appartenir, de toujours, dans la respiration de la faille, dans le creux au cœur du souffle.